Le nihilisme gris contemporain
Nous ne sommes plus aujourd’hui dans le nihilisme barbare, sauvage, du xxe siècle, mais dans un nihilisme soft. On ne veut pas le néant, mais on ne sait pas bien ce que l’on veut ; alors, on veut ce que les autres veulent. Le nihilisme contemporain est conformiste et hédoniste : on se laisse déterminer par la volonté des autres ou par son propre plaisir.
On peut aborder le nihilisme sous trois angles. Le premier est l’angle historique et culturel. On considère les diverses attitudes et conduites qualifiées de « nihilistes » durant une période qui s’étend sur un peu moins d’un siècle, entre 1850 et 1950. Mépris des valeurs établies, apologies de la destruction et de la mort, refus des lois et éloge de l’arbitraire juridique, haine et destruction de « l’ennemi », guerres, massacres et exterminations : telles sont les manifestations historiques de ce nihilisme qu’on peut indexer sur le titre d’un ouvrage de Peter Gay, la Culture de la haine1. Cette approche correspond à la zone de pertinence du terme « nihilisme » vulgarisé, rappelons-le, par Tourgueniev en 1862 dans Pères et fils et par les catéchismes terroristes des anarchistes russes, puis théorisé dans un ouvrage comme Mein Kampf et mis en œuvre de manière industrielle dans l’âge barbare du xxe siècle inauguré par la Première Guerre mondiale.
Le deuxième angle d’approche est métaphysique-généalogique. On étudie les doctrines faisant le diagnostic de ces manifestations historiques, en détaillant leurs thèses et arguments pour en tirer des considérations sur l’origine de ces manifestations, leur signification et leurs perspectives d’évolution – condamnées à s’aggraver ou, au contraire, dépassées par un effet de retournement du nihilisme contre lui-même ou d’un autre nihilisme dépassant le premier. Ici, ce sont Nietzsche, Spengler, Jünger, Rauschning, Strauss, mais aussi les philosophes de l’école de Francfort avec leur idée d’une dialectique de la raison, et évidemment Heidegger qui font l’objet de l’enquête. Dans un livre qui eut peu d’écho, pourtant bien mené et bien documenté, la très regrettée Denise Souche-Dagues a donné une description et une généalogie de ces pensées2. On pourra selon les cas remonter, comme elle le fait, jusqu’à la polémique entre Jacobi et Fichte sur le caractère nihiliste ou non de l’idéalisme radical laissant le sujet seul face à lui-même et sans réalité pour le limiter, voire faire le procès « à la Heidegger » du nihilisme qui caractériserait toute la métaphysique occidentale.
De l’âge de la haine au nihilisme paisible
Si ces deux approches sont tout à fait pertinentes par rapport à la période de la « culture de la haine » ou de l’« âge des extrêmes3 », ce n’est plus aussi évident pour notre temps. Ce que suggérait Denise Souche-Dagues dans sa « conclusion impossible ».
Certes le relativisme des valeurs est à son comble, mais il se présente positivement comme « pluralisme ». Certes la pensée négative est au cœur des entreprises de « déconstruction » de toutes sortes, mais celles-ci ne reconnaissent jamais leur portée sceptique et, au contraire, se posent comme libératrices et démystificatrices. Certes l’instrumentation d’autrui se vend en fantasmes à des millions d’exemplaires (50 nuances de …), mais elle se prétend un jeu et les libertins se revendiquent simplement « libérés ».
Force est de constater que beaucoup de traits de notre temps ne sont pas nihilistes.
La bienveillance est un commandement universel. Les différences font l’objet du plus grand respect. La philosophie du soin et de la sollicitude concurrence et même remplace le cynisme postmoderne. Le nombre des guerres a considérablement diminué et la sauvagerie en est, légalement au moins, bannie. Les programmes d’extermination tombent sous le coup des poursuites pénales internationales. La construction de la paix et la réconciliation font en revanche l’objet, elles, d’actions concertées des Nations unies. Il n’est pas jusqu’à la relation à la nature qui ne soit placée sous le signe de la préservation et du soin à travers les catéchismes é cologistes.
On peut évidemment toujours prétendre déconstruire ces faux-semblants et débusquer le nihilisme qui leur serait sous-jacent (« de quoi … est-il le nom ? »), il vient un moment où ce type de déconstruction s’avère plus nihiliste que ce qu’il croit déconstruire …
Bref, si nihilisme il y a aujourd’hui, nous ne sommes plus au xixe siècle et notre nihilisme est, au pire, partiel.
Ce nihilisme partiel porte uniquement sur la relativisation des valeurs et l’affaiblissement des croyances.
L’anarchisme épistémologique postmoderne pose que « tout va » pourvu que ça marche.
L’anarchisme esthétique de même, mais ici « marcher » prend le sens de « marché » tout court. L’anarchisme en matière de valeurs sociales se nomme pluralisme et engendre à répétition des antinomies : entre liberté d’expression et tolérance, entre libéralisme et pluralisme culturel, entre démocratie et communautarisme.
Il semble donc judicieux d’abandonner les deux premières formes d’approche.
Celle par l’histoire ne rencontre ni les mêmes situations ni les mêmes caractéristiques.
Celle par la métaphysique et la généalogie tourne immanquablement à l’exercice d’histoire de la philosophie en perdant de vue des situations qui se voient, dans le meilleur des cas, caricaturées en approximations apocalyptiques du passé. L’inscription historique du nihilisme liait étroitement et en profondeur celui-ci à la violence, à la crise et au renouvellement, fût-ce par une purification infernale. Notre nihilisme, si tant est qu’on puisse encore employer le terme, est paisible, insidieux, endémique et bien supporté – pour tout dire sans perspective de crise ni d’évolution. C’est un état de la volonté ne voulant rien ou ne sachant que vouloir.
D’où le troisième angle d’approche que je propose, celui par la grammaire des énoncés de volonté.
Le nihilisme, c’est la volonté du néant ou du rien. Ce qui peut s’exprimer en plusieurs formulations et le « nihilisme » ainsi exprimé est chaque fois différent.
La première formulation traduit une volonté du rien : « Je veux le rien. »
C’est le « nous nions tout » de Bazarov chez Tourgueniev, ou le viva la muerte du général Millán-Astray en 1936 à l’université de Salamanque. Vouloir, c’est vouloir le néant, le vide et ce vide résulte de la destruction de ce qui est – les choses, les êtres, les productions de la culture, la vie. Il ne s’agit pas de faire le vide en soi mais hors de soi pour ne laisser subsister que la volonté. « Il faut d’abord déblayer le terrain », dit encore Bazarov.
Une fois exaucé le Viva la muerte, qu’est-ce qui reste ? Selon les cas, un terroriste allumé, une baderne avec le menton relevé, un dictateur sur son cheval, un bodybuilder en pose avantageuse, un personnage raidi identifié à sa volonté sans contenu, un moi vide, commencement et fin de tout. Sur ce point, Jacobi n’avait pas tort de qualifier l’ultra-idéalisme de nihilisme.
Le corrélat de ce vide et de cette volonté sans contenu, c’est l’hystérie de la croyance : n’importe quoi peut devenir une conviction pour une volonté qui n’a rien d’autre qu’elle-même. Rauschning a bien perçu cette omniprésence de l’hystérie dans le nihilisme du néant et du vide, que ce soit dans sa Révolution du nihilisme ou dans ses « conversations avec Hitler4 ». Ernst Tugendhat a souligné lui aussi dans son étude de Heidegger5 à quel point la « résolution » (Entschlossenheit) du da-sein authentique est vide et susceptible d’être « remplie » par les convictions hystériques les plus folles.
Je ne pense pas que cette formulation du nihilisme soit aujourd’hui la plus pertinente. La volonté n’est pas celle du néant, ce serait plutôt une absence ou une faiblesse de la volonté s’exprimant par un « je ne veux rien » ou « je ne préfère rien ».
Défaillance de la volonté
Comment comprendre alors la phrase ?
La première interprétation qui vient est celle d’une absence complète de vouloir et de volonté – à la différence de la volonté vide du nihilisme du néant. On aura alors affaire là à une abolition de la volonté résultant d’exercices méthodiques de méditation ou d’illumination : à travers la nuit obscure, l’abandon à Dieu, à un monde ou à une nature qui nous dépasse, le sujet fait l’expérience de la vanité de sa volonté et se déprend aussi de lui-même. On atteint une zone en deçà de la crispation sur le moi, une zone où s’accomplit la reconnaissance de l’« in-importance » du sujet, de sa vanité, et de la vanité de ses vouloirs, comme dans la poésie mystique espagnole de la nada chez saint Jean de la Croix ou sainte Thérèse d’Avila, ou dans le nihilisme bouddhiste zen de l’école de Kyoto au xxe siècle chez des philosophes comme Nishida, Nishitani ou Ueda qui associent reconnaissance de l’Être, du Non-être et de l’illusion du Moi6.
Je ne pense pas non plus que cette formulation du nihilisme corresponde à notre temps : nous sommes, au contraire, affairés à vouloir dans tous les sens, ceci et cela et encore ceci et encore cela, dans une sorte d’instabilité qui fait penser à la certitude sensible hégélienne dans la Phénoménologie de l’esprit, mais une certitude sensible qui serait maintenant celle d’une volonté sautillante et instable.
Une autre interprétation de l’énoncé « je ne veux rien » sera alors celle non pas d’une absence de volonté mais d’une volonté retenue ou suspendue par le doute : « je ne veux rien » signifiant « je ne peux rien vouloir », parce que le doute me dissuade de vouloir. La volonté est bloquée par l’impossibilité d’opiner induite par le doute. On aura reconnu la neutralisation de la volonté, qui suit le doute cartésien ou l’épochè phénoménologique. Dans ce cas, ce n’est pas la volonté qui fait défaut : elle est en fait suspendue, neutralisée par l’impossibilité de croire qui elle-même est le résultat d’une opération active de doute : la mise en doute volontaire de la croyance empêche la volonté de s’exercer.
On reconnaîtra aisément que le doute n’est pas aujourd’hui l’exercice le plus pratiqué, ce qui rend cette interprétation, elle aussi, peu pertinente.
Reste une dernière interprétation de « je ne veux rien », celle du doute constatant l’impossibilité d’opiner, de se prononcer et donc de vouloir « ceci plutôt que cela ». Dans ce cas, le doute est non pas volontaire mais naturellement induit – par la situation et le tempérament. Il s’agit du doute sceptique résultant des contradictions de l’expérience, de celles des opinions et de celles des principes. Les tropes sceptiques pyrrhoniens répertorient ces voies du doute. Ils ont leur équivalent aujourd’hui dans les différentes raisons invoquées en faveur du relativisme, avec la seule différence qu’aucun pyrrhonien contemporain n’en a encore fait la liste systématique. Dans cet état d’incertitude, le « je ne veux rien » devient un « je ne veux ni ceci ni cela », « je ne préfère rien » : ouden mallon comme disaient les sceptiques grecs. L’impossibilité de vouloir a quelque chose de naturel et de passif et pas même une croyance hystérique ne peut remplir l’absence : la volonté est si faible qu’elle ne peut opérer. Il ne reste à l’individu d’autre solution que d’« être agi » ou d’« être voulu ».
C’est cette ultime sorte de débilité, de faiblesse de la volonté qui correspond à mon sens le mieux au nihilisme de notre temps, c’est-à-dire à l’impact du relativisme sur le vouloir. La volonté n’est ni vide ni susceptible de suivre une conviction hystérique. Son état n’est pas non plus le fait d’un doute lui-même volontaire : c’est une volonté debole, faible, fragile, sans préférence, presque indifférente – à condition de ne pas confondre cette indifférence avec une absence de trouble ou une sérénité comme l’ataraxie recherchée par les pyrrhoniens.
Cet ouden mallon sceptique (pas plus ceci que cela) rend possible la détermination extérieure de l’individu : ce qui vient à bout de l’indifférence, c’est quelque chose qui accroche la volonté, qui la fasse vouloir.
Qu’est-ce qui peut donc « faire vouloir » cette volonté faible du nihilisme indifférentiste contemporain ?
La vie consiste en actions et activités qui sont faites « à-dessein-de ». Nous nous trouvons chaque fois devant un champ de possibilités qui s’expriment par des « je peux » et des « il tient à moi de … » (je peux faire ou ne pas faire telle chose). Les modalités de cette détermination de moi ont été analysées par Austin dans un article difficile à propos de « je peux si je veux7 ».
Pour que je veuille, il faut que je puisse savoir ce que je veux, et donc délibérer entre des tendances en me rapportant non seulement à des actions, des intentions, des croyances mais aussi à de grands choix d’action propres à la vision de soi volontaire. Quand nous avons ainsi affaire pratiquement à nous-mêmes, nous avons affaire à nos manières de délibérer. Affaire d’autodétermination – mais celle-ci est précisément impossible. Et donc la plupart du temps, comme le dit Heidegger, le « qui » de la délibération est un « on » dans l’inauthenticité de l’existence quotidienne et grégaire. Je me laisse déterminer, je suis les choix collectifs. Le nihilisme contemporain est conformiste. Sa manifestation éminente est la correction – politique, morale, sociale.
L’autre détermination sera non pas par le conformisme de groupe ou de tribu mais une détermination intérieure non volontaire, celle par le plaisir.
Le plaisir accroche et meut. Celui qui ne peut vouloir est soulagé de sa passivité et enfoui en elle par le plaisir. Sur ce point, c’est une analyse des addictions contemporaines (drogues, jeux, sexe, risque, etc.), de leurs manifestations, de leur étendue, de leur technologie d’usage et de gestion qui serait à entamer ici. Le nihilisme contemporain est addictif.
Ces quelques remarques dessinent donc un portrait du nihilisme contemporain différent de celui du nihilisme « classique ».
Notre nihilisme est celui d’une défaillance de la volonté. Il n’est pas destructif mais conformiste et jouisseur ; il n’est pas violent mais paisible ; il n’est pas négateur mais égoïste ; il n’est pas héroïque mais gris ; il n’est pas libre mais agi. Si une description ancienne correspondait à cette figure (Gestalt), ce serait celle du « dernier homme » dans le prologue du Zarathoustra. À cette différence qu’il y a de bonnes chances que le surhomme soit déjà là et lui ressemble.
- *.
Philosophe, il a récemment publié le Nouveau luxe. Expériences, arrogance, authenticité, Paris, Stock, 2013.
- 1.
Peter Gay, The Cultivation of Hatred: The Bourgeois Experience, Victoria to Freud, New York et Londres, W.W. Norton & Company, 1993.
- 2.
Denise Souche-Dagues, Nihilismes, Paris, Puf, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1996.
- 3.
Éric Hobsbawm, l’Âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle (1914-1991), Paris, André Versaille Éd., 2008.
- 4.
Hermann Rauschning, la Révolution du nihilisme, Paris, Gallimard, 1939, et Hitler m’a dit (1939), Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2012.
- 5.
Ernst Tugendhat, Selbstbewusstsein und Selbstbestimmung, 1979, trad. fr. Conscience de soi et autodétermination, Paris, Armand Colin, 1997.
- 6.
Pour un aperçu, voir Michel Dalissier, Nagai Shin, Yasuhiko Sugimura (sous la dir. de), Philosophie japonaise. Le néant, le monde et le corps, textes présentés et traduits par S. Abiko, M. Dalissier, E. Dufourmont et al., Paris, Vrin, coll. « Textes clés », 2013.
- 7.
John Langshaw Austin, “Ifs and Cans”, dans Philosophical Papers, trad. fr. « “Pouvoir” et “si” », dans Écrits philosophiques, Paris, Le Seuil, 1994.