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Dans le même numéro

La grande démocratie et la petite démocratie

juillet 2006

#Divers

La critique du déficit de participation de la démocratie représentative conduit souvent à un éloge de la démocratie directe. Préoccupé par les insuffisances de celle-ci, réservée de facto à de petits groupes de personnes disponibles, l’auteur met l’accent sur des formes de délibérations usuelles et efficaces qu’il appelle « petite démocratie ». À quelles conditions celle-ci peut-elle fonctionner et, à l’horizon, revitaliser la grande démocratie ?

C’est aux usines Renault de Boulogne-Billancourt que se noue et se dénoue l’aventure professionnelle (engagé comme fraiseur-outilleur en septembre 1950, il y reste salarié jusqu’en 1972), politique (après avoir rompu avec le trotskisme, il adhère à un groupe libertaire qui publie Le Libertaire avant de rejoindre le groupe « Socialisme ou Barbarie1  ») et intellectuelle (il fonde un journal intérieur à l’usine, Tribune ouvrière, et publie des chroniques dénonçant l’organisation taylorienne du travail, chroniques à l’origine de son Journal d’un ouvrier2) de Daniel Mothé. C’est donc en intellectuel autodidacte que Daniel Mothé (Jacques Gautrat de son vrai nom) rejoint, à la demande de Jean-Marie Domenach, l’équipe d’Esprit au début des années 1960 et publie au Seuil Militant chez Renault3. Suite à un accident, Edgar Morin lui suggère de passer un diplôme des Hautes Études qui est à l’origine du Métier de militant4. Vacataire au Lest (Laboratoire économique et social du travail) à Aix-en-Provence, titularisé au Cnrs, Daniel Mothé va collaborer successivement avec Yvon Bourdet, Guy Roustang, Bernard Perret, Renaud Sainsaulieu, Jean-Louis Laville… Il adhère à la Cfdt en 1963, dont il partagera sans arrière-pensées, jusqu’à ce jour, la philosophie et la trajectoire réformiste. Il a participé, avec son épouse Maximilienne, présidente du Mouvement de la Flamboyance, à la fondation de cette association invitant les retraités à de multiples actions solidaires ponctuelles en faveur des jeunes générations laissées pour compte. Soucieux de faire le lien entre les pratiques professionnelles, l’action militante, l’autogestion, et la réflexion théorique (voir entre autres : les OS5 ; l’Autogestion goutte-à-goutte6), il n’est pas étonnant que Daniel Mothé s’interroge frontalement, dans le texte qui suit, sur les rapports de ce qu’il appelle la petite démocratie et la grande démocratie. En 1997, il publiait aux éditions Esprit l’Utopie du temps libre7 où il annonçait, avant les 35 heures, que les inégalités n’étaient en rien absentes du monde apparemment béni du temps libre, i.e. du non-travail. À une époque où le refrain concernant la coupure entre les élites et le peuple n’est guère une invitation à réfléchir aux médiations à inventer, on regrettera que des itinéraires « autodidactes » à la Mothé soient devenus si rares, voire inexistants.

Esprit

Dans leur vie en société, les individus débattent entre eux, s’entendent, se répondent, communiquent des informations, se forgent des opinions qu’ils échangent et modifient au cours du temps, négocient des services entre eux, élaborent des mini-projets collectifs. Cela ne suffit pas à dire que leur vie sociale s’effectue sur un mode démocratique. Les institutions au sein desquelles se développent leurs échanges sont souvent des organisations bureaucratiques dans lesquelles les grandes décisions sont prises par une minorité. Pourtant, bien des pratiques collectives relèvent d’une démocratie informelle que l’on pourrait appeler la petite démocratie par opposition à la grande démocratie qui organise la vie politique représentative.

La grande démocratie

Bien que les individus ne toléreraient plus qu’on leur interdise d’exprimer leur opinion sur tout ce qui les concerne de près ou de loin, ils ne font pas toujours usage de leur droit à l’expression civique instituée. Quand on jette un regard sur les pratiques politiques dans le domaine de la grande démocratie, on est loin d’y constater une large participation. Le droit civique se réduit à se prononcer sur les débats des professionnels, sur les idées des autres, sur les thèmes débattus préalablement dans les assemblées représentatives nationale, régionale, communale, européenne… Il est vrai que les citoyens peuvent délibérer davantage au deuxième degré en s’inscrivant dans les partis, les syndicats, les associations, mais cette inscription volontaire n’attire qu’une très faible partie de nos concitoyens et ne modifie pas d’une manière conséquente le rapport entre ceux qui délibèrent et qui décident, et ceux qui ne font que voter. Pourtant, la délibération représente une des fonctions les plus nobles de la démocratie. Or, les citoyens en sont pratiquement privés pour une raison matérielle : la délibération demande plus de temps que le vote et ce temps ne leur est pas rétribué. Seuls les professionnels ont la possibilité de délibérer à plein temps. Ce faisant, ils acquièrent plus d’expérience, plus de savoir-faire, plus de talent devant des citoyens qui, dans leur domaine de la grande démocratie, restent toujours des amateurs, ce qui explique qu’ils se mobilisent très peu. Délibérer est une activité intellectuelle qui exige du temps pour consulter des statistiques et des rapports, lire des propositions de loi, en rédiger, les amender, débattre leur adoption, construire l’argumentation. Tout cela pousse à la professionnalisation.

Le débat au sein de la petite démocratie apparaît plus égalitaire dans la mesure où, personne n’étant payé pour l’exercer, le temps et l’expérience que les uns et les autres y consacrent sont à peu près équivalents. Les statistiques françaises sur le faible renouvellement des professionnels et des militants montrent que cette inégalité s’accroît sur une plus longue période de vie puisque le personnel politique et militant se renouvelle peu. De ce fait, il accumule son savoir et son expérience, imposant sa propre culture aux nouveaux qui ne possèdent pas ce capital ne faisant ainsi qu’intensifier cette inégalité.

Les procédures de la grande démocratie sont élitistes, modélisées sur les techniques d’éloquence des grands orateurs grecs, romains puis plus tard sur celles des bourgeois et des nobles cultivés de la révolution américaine et française. Ces assemblées, où des intellectuels de talent mettaient leur génie au service de leurs idées, ne sont pas reproductibles chez les citoyens ordinaires, surtout ceux qui exercent des professions manuelles. Les Grecs, pour mettre en œuvre la démocratie, avaient inventé la rhétorique qui était une discipline, voire une technique, grâce à laquelle les sophistes se targuaient de soutenir et de faire triompher n’importe quelle proposition, même la plus absurde. Cette technique, qui est au cœur de la pratique délibérative, a un effet inhibiteur sur ceux qui l’ignorent, incitant le public moyen à se positionner comme spectateur plutôt qu’acteur dans la compétition oratoire. Toute réunion démocratique donne un avantage incontestable à ceux qui maîtrisent la rhétorique et contraint le plus grand nombre au silence parce qu’ils éprouvent du respect pour la culture et n’osent pas entrer dans la compétition8.

Cette réduction institutionnelle du civisme politique à la portion congrue, au lieu d’inciter les citoyens à maximiser leur droit de vote en s’invitant dans les débats publics et en y intervenant quand on les sollicite, semble provoquer l’effet inverse : un grand nombre d’électeurs n’utilisent même plus ce minimum d’espace civique, ils ne votent pas ou ne votent plus.

Pour redonner un surplus de démocratie à nos institutions, nous ne parlerons pas ici des propositions qui tendent à mieux réguler les institutions politiques.

Le peuple n’aura jamais la même allocation de ressources en temps, en expérience politique, en connaissance des dossiers de la société que des professionnels élus, fonctionnaires et militants. Il existe deux solutions pour faire face à cette aporie congénitale de la démocratie.

La première est celle qui est proposée sur le marché de la contestation, qui consiste à battre le pavé et à réclamer : Nous voulons tous être des professionnels, sachant que seuls certains plus habiles et talentueux ou plus rusés réussiront à obtenir le plein-temps ou l’intermittence.

L’autre solution est de chercher à capter les potentialités du peuple à contourner ce problème insoluble en faisant de la démocratie alternative en se passant de son décorum, de ses messes, de son rituel où seuls les experts peuvent officier. Il faut institutionnaliser de la délibération sur le modèle trivial, telle qu’on la trouve à l’état de nature dans les interstices de la vie ordinaire pour que la connaissance des individus, leur expérience, leur jugement s’imbriquent dans les décisions de la société. Non pas seulement pour des raisons morales mais pour des raisons utiles. Rappelons-nous que la démocratie c’est l’intelligence de l’argumentation de tous les paramètres de la décision, ce n’est ni l’acclamation, ni la vitupération, ni le refus des paramètres incorrects. C’est ce que l’on trouve à tous les coins de rue, rassemblant des personnes autour d’arguments sur des sujets qui ont tous une relation avec le « savoir comment vivre ensemble ». C’est pourquoi la politique restera toujours à ce niveau d’agglomération et de la mise en rapport de la petite démocratie avec la grande.

La réponse par la mobilisation sociale

Pour les défenseurs du mouvement social, le déficit de citoyenneté des individus se manifestant par un fort taux d’abstention au suffrage universel, serait une réaction saine et légitime devant une offre politique qui ne serait pas à la hauteur de leurs attentes et de leurs désirs : médiocrité du personnel politique, manquement à ses promesses, uniformisation des programmes. Cette interprétation les conduits à développer d’autres modes d’intervention des citoyens, en prônant des manifestations de rue et des journées d’action. Ce qui peut paraître paradoxal, puisque, à une manifestation de désintérêt pour la politique, ils répondent par une offre de civisme supplémentaire.

Dans cette idée, les manifestations de rue qui émergent dans l’espace public en dehors des scrutins cherchent à donner un statut institutionnel à ce que l’on nomme le « mouvement social ». En nous rangeant dans le camp de ceux qui veulent promouvoir un surplus de démocratie, nous chercherons à savoir, non pas si les revendications du mouvement social sont ou non légitimes mais si leur organisation est plus démocratique que celle des partis et promeut davantage de démocratie dans la société en propulsant le citoyen dans un rôle plus délibératif que celui du suffrage universel.

Tout d’abord, il nous semble un peu trop simple de prétendre que les individus désireraient s’investir davantage en politique, à savoir voter plus souvent et consacrer davantage de temps aux débats. Cette hypothèse ne se vérifie que dans les grandes crises ouvertes, dont l’exemple de 1968 est le plus significatif. De telles périodes sont très brèves et la mobilisation d’un grand nombre de participants dans l’espace public ne se perpétue pas à travers des institutions permanentes. L’exemple de 1968 montre qu’après deux mois de débats dans les rues, les usines et les universités, les citoyens ont fini par donner une majorité confortable aux conservateurs de droite qui étaient hostiles au mouvement. Le désir d’intervenir directement sur les événements politiques ou sociaux se limite à ceux organisés dans des associations, des partis, des syndicats. Des collectifs que l’on appelle mouvements viennent s’y joindre de manière ponctuelle et agrègent d’autres personnes concernées par les thématiques : catégories socioprofessionnelles, groupes ethniques, groupes locaux, personnes réclamant des droits supplémentaires, etc. En réalité, le « mouvement social » est constitué d’un noyau dur de personnes organisées qui mobilisent des mécontents vers des objectifs politiques. Pendant cette période mobilisatrice, les organisateurs offrent la possibilité aux catégories qu’ils défendent de s’exprimer dans des assemblées et des forums. Mais, dans de tels regroupements, les citoyens ordinaires témoignent surtout de leur cas personnel et ne sont encouragés à le faire que si leur témoignage s’inscrit dans le canevas des objectifs politiques du mouvement préorganisé. On peut dire que ce mouvement offre une tribune aux mécontents ordinaires leur permettant de débattre publiquement avec d’autres mécontents mais rarement avec les acteurs responsables de leurs mécontentements. En cela, le mouvement social ouvre des espaces délibératifs à un plus grand nombre de personnes qui sont préalablement d’accord entre elles.

Pour faire participer le plus grand nombre de personnes aux délibérations, il n’est pas seulement nécessaire de trouver des espaces institutionnels dans lesquels les personnes puissent participer. Encore faut-il aussi qu’ils le désirent au point d’y sacrifier une partie de leur temps libre. Si de tels espaces ne séduisent qu’une minorité – militants experts en politique –, les dispositifs seront aussi critiquables que celui du suffrage universel. Si le mouvement social élargit la démocratie des militants aux mécontents c’est peut-être louable, à condition de connaître les raisons et les buts de ces forums. On peut dire qu’ils apportent un surplus de démocratie mais à une fraction de la population9.

Des manifestations rassemblant des milliers de personnes, voire des centaines de milliers d’individus, qui exercent une activité démonstrative, peuvent-elles par leur engagement avoir une légitimité supérieure à celle des urnes ? Le fait que les citoyens qui y participent fassent preuve d’un engagement plus intense que lorsqu’ils votent suffit-il pour lui conférer une légitimité plus grande ? Marcher est-il plus civique que voter ?

Il est incontestable que le sacrifice consistant à marcher pendant une après-midi est plus grand que celui de déposer un bulletin dans une urne. La détermination des grévistes apparaît sans doute plus forte que celle de l’électeur. Mais les justifications morales de la supériorité de cette forme de mobilisation et d’action politique sur la politique représentative ne doivent pas se limiter à la défense de la forme d’expression. Elles doivent aussi apparaître dans l’argumentaire, dans le contenu de l’action10. L’âpreté et la passion des orateurs dans un débat ne leur donnent aucune légitimité supplémentaire : elles se trouvent en effet tout aussi bien chez les fascistes que chez les démocrates convaincus11.

Peut-on, dans le nouveau champ délibératif ouvert par le mouvement social, donner une légitimité supérieure à toute parole d’un citoyen qui ne s’est jamais exprimé auparavant ? On peut en effet admettre une sorte de prime à la citoyenneté pour toute personne qui entre pour la première fois dans un débat. Mais force est de constater que la prime sera sélective, elle n’offre un auditoire qu’à ceux qui adhèrent aux idées des organisateurs du mouvement. La parole est représentative de la catégorie défendue par l’orateur mais elle ne dit rien sur le nombre de personnes de cette catégorie qui partagent l’opinion formulée.

Le rapport de force en démocratie n’a de valeur que dans la mesure où l’on peut démontrer que les participants sont en nombre supérieur à ceux qui ne manifestent pas. Dans une manifestation où les participants ne sont pas identifiés, on ne sait que de façon approximative combien ils sont et, souvent, ils sont moins nombreux que ceux qui ont voté pour les représentants qui font les lois contre lesquelles les manifestants s’insurgent. La règle majoritaire s’applique dans la démocratie représentative, pas dans la démocratie directe.

Les manifestations du mouvement social ont un avantage démocratique : elles traitent la politique dans son actualité, en situation, tandis que le suffrage universel la traite par intermittence. On peut considérer que l’actualité doit prévaloir sur le suffrage. Mais la mobilisation sociale présente un déficit sur le suffrage universel : c’est son incapacité à prouver la représentativité des personnes défilant dans la rue. Seul le recueil de pétitions peut être une technique légitime sur ce point. D’autres impératifs démocratiques sont à prendre en compte : la quantité des arguments sélectionnés dans la délibération12 et la légitimation de leur ordre hiérarchique qui ne sont prises en compte ni dans le suffrage universel ni dans le mouvement social tandis que la petite démocratie, à cause de son espace réduit, y réussira mieux.

Un argument fort est que les forums manifestatoires apparaissent plus délibératifs que le suffrage universel. C’est en tout cas l’image que veulent en donner aujourd’hui les divers mouvements sociaux. Ils seraient, à la différence des grands mouvements de foules totalitaires, des lieux où chacun pourrait exprimer sa propre opinion en toute démocratie devant des assemblées qui ensuite sanctionneraient les arguments par des votes. Ce n’est pas le cas des coordinations lors des grèves où plusieurs représentants locaux ou syndicaux délibèrent ensemble, car ces délibérations qui déclenchent les manifestations se font en amont entre représentants élus (ou non) et militants. Si on estime que la démocratie directe a une valeur supérieure à la démocratie représentative, force est de reconnaître que les mouvements sociaux utilisent rarement celle-ci. La démocratie directe n’existe que dans de petites assemblées où les grévistes et les manifestants délibèrent entre ceux qui se sont déjà préalablement autosélectionnés pour déclencher le mouvement, « si le cadre de l’action collective existe préalablement organisé par des militants chevronnés professionnels », dirait Yves Salesse13.

On tombe toujours sur le même écueil : seule une partie des acteurs délibère. Un surplus de démocratie peut donc être envisagé à travers la multiplication des espaces publics où des petits groupes délibéreraient mais à condition que, dans cet espace, toutes les opinions aient les mêmes garanties d’expression. L’espace délibératif du mouvement social sous forme de forum s’institue toujours en aval d’une autre délibération décisionnelle prise en amont par les leaders. La démocratie directe ne s’instaure que dans le cadre idéologique fixé par des élites militantes. Elle lui est même parfois totalement subordonnée.

L’arme de la manifestation utilisée par le mouvement social relève de la stratégie du rapport de force, stratégie indispensable dans certaines occasions, mais que l’on ne peut pas qualifier pour autant de démocratique. La logique du rapport de force ne doit exclure ni l’intimidation ni la menace. Or, dans cette logique du rapport de force, les opposants, noyés sous le nombre des convaincus, ne s’expriment que rarement. Il leur faudrait un courage énorme pour affronter les acteurs qui, à partir d’une forte détermination, ont choisi la manifestation pour s’exprimer. Les débats dans de tels rassemblements sont des débats de convaincus qui se déroulent sur un autre registre que l’argumentaire du contenu. On assiste alors souvent à des logiques de concurrence de légitimation des stratégies portant sur des surenchères de vertu entre les protagonistes.

Tant que l’on n’aura pas trouvé de procédures pour inscrire le pouvoir du mouvement social dans la constitution, ses promoteurs seront obligés de recourir à une règle éthique en estimant que les manifestions devraient avoir un pouvoir d’influence sur les gouvernants : paradoxe d’une thèse qui prône le rapport de force pour ensuite tabler sur la miséricorde des dominants.

Une grève et une manifestation relèvent d’une logique de rapport de force, ce sont des actions éminemment stratégiques visant à faire plier l’adversaire. Elles tirent leur seule rationalité dans le moyen et, comme toute stratégie militaire, elles doivent obéir à des impératifs non démocratiques : la délibération et la décision doivent être ignorées de l’adversaire pour le priver de manœuvres anticipatrices, elles doivent au contraire guider l’adversaire sur de fausses pistes par de la désinformation. La transparence est dangereuse et un tel danger empêche légitimement que la stratégie soit mise en délibération ouverte auprès de populations trop nombreuses. Les faucheurs d’Ogm sont bien obligés d’avoir des délibérations clandestines dans un petit cercle d’organisateurs (de chefs autoproclamés) pour se protéger de l’intervention des gendarmes. Qui pourrait le leur reprocher ? L’action doit « prendre » par surprise, être promptement exécutée et convaincre les plus récalcitrants le plus rapidement de ses bienfaits, les arguments pour être efficaces étant choisis en fonction de leurs effets de conviction, parfois en déformant les positions des adversaires14. L’efficacité du rapport de force est toujours prioritaire sur la délibération démocratique. Ce sont les meilleurs stratèges de la manifestation, les meilleurs entraîneurs de foule, les organisations qui ont les meilleurs services d’ordre, qui ont le plus grand nombre d’adeptes disciplinés, établissant ainsi une force contestataire qui triomphe. Mais n’approche-t-on pas ici dangereusement les techniques de manipulation des foules15 utilisées par les fascistes et les staliniens ?

Sans vouloir ici contester la valeur des objectifs poursuivis par certains mouvements sociaux, il paraît un peu léger d’agglomérer des revendications diverses, sans liens entre elles comme les anti-Ogm, les antinucléaires, les intermittents, pour estimer qu’ils poursuivent le même objectif.

On doit s’étonner encore davantage du fait que tout ce qui rassemble le mouvement social est célébré comme une grande liturgie et évite de prendre en compte des résultats obtenus. Les échecs successifs sur les retraites, sur l’enseignement, sur le service public des transports, sont salués comme des signes de maturité démocratique du mouvement social comme si les Français se mettaient à célébrer toutes les défaites militaires qu’ils ont subies au cours de siècles pour marquer leur génie national. Peu importent les résultats : l’important est que chaque manifestant ait apporté son offrande en sacrifice, pour certains, des pertes de salaire, pour d’autres, des pertes de Rtt, sacrifice d’heures de divertissement pour le grand nombre. Cette sorte de potlatch anti-utilitaire, s’il ne prend pas en compte le critère de réussite ou d’échec des revendications, a toutes les chances de décourager les participants. Le rapport de force qui conduit à la martyrologie risque d’éroder rapidement son audience.

Le conflit est une composante de la vie en société, mais les relations conflictuelles atteignent rarement des intensités guerrières, elles impliquent souvent des compromis. Les relations sociales, de surcroît, sont régulées par des valeurs morales communes que leurs détracteurs nomment, quand ça les arrange, aliénation. Les individus vivent plutôt en paix entre eux, ce qui a comme contrepartie leur résistance à des démonstrations trop guerrières du mouvement social. La chose est bien présente dans l’esprit des organisateurs de ces manifestations, qui, pour attirer les foules, laissent une place importante aux démonstrations pacifiques, ludiques, à l’humour et à la dérision. Le conflit est obligé de prendre des allures d’opérette pour séduire les foules. Même si on échoue, on a l’assurance de s’être bien amusé…

Les avantages de la petite démocratie sur la grande

La petite démocratie, s’instituant dans le milieu social naturel, ne sélectionne pas les acteurs. Ceux-ci se retrouvent entre citoyens ordinaires, égaux en incompétence politique.

Le paradoxe de la démocratie qui se revendique d’un égalitarisme entre les citoyens consiste en effet à mettre en assemblée des individus différents et forcément inégaux. En mélangeant professionnels, militants semi-professionnels et citoyens ordinaires, on institue l’inégalité en talent d’expression, en information, en capital culturel et social, en expertise politique. On doit se réjouir que la démocratie produise des militants qui représentent une forme de contre-pouvoir, à condition qu’à force de délibérer entre eux ils ne s’autoproclament pas société. On se réjouirait davantage encore si le contre-pouvoir utilisait des pédagogies nouvelles pour les non-militants qu’il faut essayer de faire participer davantage.

L’idéal type de la démocratie est représenté par la thèse du socialisme radical qui consiste à faire participer le plus de monde, voire la totalité des citoyens, aux décisions démocratiques : Lénine dans l’État et la révolution, Castoriadis et Takis Fotopoulos16. Leur thèse prévoit que chaque individu puisse participer à l’édiction de toutes les lois. Nous ne discuterons pas pour savoir comment des gens qui travaillent à plein temps peuvent assumer un autre temps complet de professionnel de la politique dans une société où l’espace politique se situe à l’échelle du monde. Où trouveront-ils le temps pour délibérer en assumant un double emploi quand on sait que n’en assumant qu’un seul ils se plaignent tous d’un manque de temps pour accomplir ce qu’ils jugent nécessaire et indispensable : vie privée, vie culturelle, divertissement, loisirs17. Beaucoup plus intéressant est de voir comment, pour réaliser l’impossible, les auteurs ont recours à une pseudo-anthropologie méprisante des classes populaires18. Cette thèse revient à soutenir que la démocratie radicale de tous serait plus facile à réaliser si les peuples avaient un esprit critique moins développé que celui des intellectuels. En effet, il fallait y penser : moins les citoyens seraient critiques, moins de temps ils délibéreraient sur chaque décision. Mais pourraient-ils tout décider en supprimant les professionnels ? Le reproche que l’on peut faire est que cette thèse peut se retourner : si les citoyens sont moins critiques, ils n’auront pas la passion démocratique et préféreront faire autre chose et envoyer leurs représentants décider pour eux, ce qu’ils font très bien actuellement.

L’autre injustice de la démocratie sera fonction du nombre de participants dans une assemblée : si une réunion délibérative et décisionnelle qui dure deux heures et demie compte 100 participants et en postulant que tous aient lu les projets destinés à être votés et si chacun a une allocation de 10 minutes pour exposer un argument, à condition que ceux qui ont exposé une fois leur argument ne soient pas autorisés à rectifier les objections des autres, il n’y aura que 18 intervenants. 18 acteurs qui s’expriment sur 100, cela donne une démocratie qui s’exprime à 18 %. Mais ce chiffre de 100 est bien inférieur aux pratiques actuelles comme les réunions de quartier, par exemple, où plusieurs centaines de participants sont rassemblés. Lorsqu’il y a 500 participants il n’y a plus que 3, 6 % de vrais participants – et je n’ose pas évoquer le radicalisme de Castoriadis qui prévoyait des réunions de 5 000 à 10 000 personnes19, ce qui réduisait au silence 99 % des participants. La démocratie délibérative ne peut fonctionner qu’avec des petits groupes.

La recherche d’un supplément de démocratie peut aussi passer par la valorisation des intermédiaires entre le peuple et les professionnels, au risque de tomber dans la nostalgie des partis de masse capables de mobiliser, et de contrôler, des foules qui remplacent leur action délibérative par des manifestations, acclamations, invectives.

Dans ce modèle des années 1950, cette procédure démocratique à l’intérieur des grands partis populaires était encore assurée par l’intermédiaire des militants. Les militants étaient les relais des partis dont le rôle était surtout de diffuser les mots d’ordre des élites du haut vers le bas. C’est une démocratie hiérarchisée où les militants défendent les couches populaires, demandant à ces dernières en contrepartie leur soutien inconditionnel sur des mots d’ordre parfois très éloignés de leurs préoccupations (rappelons-nous la politique prosoviétique du parti communiste français à l’époque où l’Urss passait pour un idéal de démocratie). Cette période, que certains regrettent, ne laissait qu’une faible autonomie à la base qui était autorisée à une certaine auto-organisation des luttes et avait droit à un enrôlement dans les services d’ordre musclés. Ces formations de gauche reproduisaient, du côté contestataire, la structure hiérarchisée de la société. L’esprit critique de la population n’était soutenu que s’il se manifestait contre les ennemis de classe et de l’Urss mais toute critique, surtout quand elle portait sur les appareils internes, était considérée comme sacrilège.

La petite démocratie est-elle transposable dans la grande démocratie ?

La plupart des expériences de la petite démocratie ont un point commun : la délibération mais aussi des économies en temps de délibération puisque, celui-ci n’étant pas rémunéré, il doit être pris sur d’autres temps de vie. La petite démocratie est en recherche permanente de productivité délibérative et décisionnelle. C’est à ce prix seulement que les individus pourront la pratiquer. En son sein, le cérémonial démocratique – réunion avec ordre du jour, prise de parole successive, proposition de décision, vote – apparaît peu productif, trop maniéré, trop rhétorique. Comment faire pour ne pas sacrifier une soirée à une réunion, où ceux qui se font excuser empêchent la prise de décision (quorum insuffisant) obligeant à programmer une autre réunion ? Telle apparaît la grande préoccupation des amateurs exerçant la démocratie. Comment agir comme une commission parlementaire avec peu de moyens, en cherchant à privilégier l’expression de tous ? La réunion n’est pas l’espace idéal d’expression pour ceux qui parlent difficilement un français correct (parce qu’ils sont d’origine étrangère), pour ceux qui ont eu une faible scolarité, pour ceux qui sont intimidés par les orateurs qui maîtrisent parfaitement le discours et font le mieux valoir leurs opinions, pour ceux qui ont beaucoup d’informations mais sont mal à l’aise dans l’organisation de leurs arguments, qui n’arrivent pas à anticiper leur prise de parole. En tant que délégués du personnel nous devions résoudre en permanence ce type de situation en allant voir beaucoup de monde et en débattant parfois en tête à tête, parfois en petits groupes sur le lieu du travail et pendant les heures de production. Une grande partie des heures allouées par la loi aux délégués du personnel servait à recueillir des informations, des jugements, des demandes et nous communiquions en retour les orientations que la section syndicale avait définies. La démocratie reposait sur ce travail, à condition d’en respecter la déontologie.

Le syndic bénévole de mon immeuble fonctionne sur le modèle d’une commission parlementaire. Tous délibèrent, étudient les dossiers, les devis, décident. Ils y ajoutent une autre fonction qui consiste à réaliser et exécuter eux-mêmes une partie des travaux qui ont été décidés et rechignent systématiquement à accomplir le rituel décisionnaire de la réunion. La raison en est simple : un certain nombre de participants originaires de pays étrangers sans tradition démocratique ni pratiques délibératives, pour la majorité de condition ouvrière, sont mal à l’aise dans le maniement ordonné des arguments. Ils aiment intervenir quand ils en ont envie et détestent s’inscrire dans un ordre de prise de parole. Leur pratique intellectuelle se fait en temps direct et, si on leur demande de retenir pendant un temps leur remarque, ils ont peur de l’oublier. Beaucoup de décisions se prennent dans les couloirs où la propriétaire qui coordonne laisse des écrits et des informations sur la porte du couloir et où chacun ajoute un commentaire. Les décisions sont très rapides et leur exécution presque simultanée. J’ai vécu pendant plusieurs dizaines d’années dans un atelier où l’organisation informelle que nous avions instituée en opposition à celle de l’entreprise fonctionnait de la même manière. Les délibérations et les décisions s’effectuaient sur les temps morts du travail, on contournait la réunion fondatrice de la décision majoritaire, chaque professionnel apportait son lot d’informations, de jugements, contribuant aux décisions qui permettaient la réalisation de pratiques comme la production d’objets domestiques (« la perruque » en langage ouvrier) ou l’invention de matériel de production destiné à effectuer plus rapidement nos pièces mécaniques en permettant de gagner du temps pour faire autre chose20.

Les délibérations et décisions pouvaient s’effectuer sans recours au cérémonial, surtout pour faire vivre cette démocratie sur les temps morts, car on ne pouvait pas se payer le luxe de se réunir. Nous délibérions pour économiser notre énergie, gagner du temps, faire des gains de productivité pour nous-mêmes et surtout pour organiser notre temps commun dans les meilleures conditions de confort physique, moral, intellectuel, tout en s’arrangeant pour libérer des espaces de convivialité.

Les organisations de voisinage auxquelles j’ai participé à Mons-en-Bareuil21 s’effectuaient dans le hall de chaque immeuble, où les femmes venaient avec leurs enfants et s’absentaient parfois pour surveiller l’appartement où dormait le plus jeune et où la cuisine était en route. La présence des enfants qui couraient autour de la table rassurait les émigrés qui, dans un tel décor familier et désacralisé, osaient prendre la parole. Les débats se terminaient tous par des mini-décisions. Lorsque le maire ou les conseillers municipaux convoquaient des réunions d’habitants, les mêmes se mettaient à parler autrement : ils utilisaient les formules de la municipalité ou celles des partis politiques, ils n’étaient plus inventifs mais leurs discours restaient du domaine de la doléance, demandant à des tiers de résoudre tous leurs problèmes, y compris ceux qu’ils peuvent régler entre eux. Il sortait peu de décisions de ces réunions sinon celles qui avaient été préalablement prises dans une autre instance.

Il ne suffit pas de prétendre qu’il y a une volonté du peuple de participer aux décisions politiques, il faut aménager des procédures pratiques. Il est bien évident que toute perspective de surplus de démocratie devra s’accompagner de dispositifs délibératoires et décisionnels qui prendront du temps, surtout si l’on veut soumettre plus de thèmes à la délibération populaire. Deux questions sont à régler : les temps délibératoires seront-ils rémunérés ou seront-ils ponctionnés sur le temps libre des citoyens ? La première option rassemblera plus de participants mais aura un coût élevé. La deuxième n’aura pas de coût mais rassemblera moins de monde, ce qui réduira la représentativité. Les réunions sur le temps libre attireront davantage les retraités ou les personnes sans activités que les actifs, les gens les plus alertes, les personnes à proximité des lieux de réunion et, parmi les plus éloignées, celles qui sont motorisées seront avantagées. Les mères de famille qui gardent leurs enfants risquent d’être pénalisées et bénéficier d’une représentation moindre, etc. On doit résoudre des problèmes aussi triviaux si on veut que les pratiques délibératives sortent de petits cercles de camarades convaincus.

Si l’on veut que la démocratie concerne le plus de personnes possible, il faut trouver des gains de productivité dans ses procédures : c’est-à-dire diminuer les temps de réunion et chercher à avoir des résultats le plus rapidement possible. Autrement dit, il faut penser que la démocratie sert à produire de la décision et que la délibération est un moyen et non une fin.

On doit chercher à répondre au fait que la procédure délibératoire et décisionnelle instituée n’est pas désirée comme telle par la majorité des gens. La raison de ce désamour peut être énoncée ainsi : la procédure est théâtrale, sectaire, de forme élitiste et d’une faible productivité.

Théâtrale. La démocratie n’est pas réductible à la sacralisation de l’instance spécifique de délibération et de décision (la fonction de la réunion). Pourquoi continuer à en faire le passage obligé quand tout le monde sait aujourd’hui que les réunions sont la partie émergée de l’iceberg et qu’elles font suite à d’autres réunions moins officielles, voire officieuses, où d’autres acteurs interviennent pour influencer les participants par une pratique, devenue officielle, le lobbying. D’autres acteurs cachés interviennent pour participer à l’élaboration de la décision. Des rencontres entre adversaires, la contractualisation d’alliances, la préparation de compromis, etc. Le cérémonial démocratique de la réunion où le vote succède à la délibération permet de cacher une autre pratique invisible de la préparation des décisions « en coulisse » dans un espace clandestin qui n’est ni privé ni public. Malgré ce constat que tout citoyen connaît, les démocrates font comme si seules les pratiques visibles cérémonielles de l’espace public existaient.

Sectaire. La démocratie de proximité informelle s’institue souvent sans choix préalable des participants. Or, la plupart des institutions fonctionnent sur une présélection des adhérents qui limite l’expression autorisée. Les espaces de démocratie informelle ne sont pas présélectionnés : on est obligé de délibérer avec une personne de son entourage que l’on n’a pas choisie en fonction de ses opinions. On est forcément plus réactif à des opinions divergentes qu’avec des gens de même opinion, l’esprit critique est ici vite sollicité. Cette démocratie informelle, par sa composition aléatoire et non sélective peut s’émanciper des savoirs assujettis (Foucault) et des simulacres (Benasayag) de la pensée dominante. La faiblesse des démocraties fondées sur une présélection est qu’elles suivent une logique sectaire qui se referme sur elle-même. On se trouve en bonne compagnie avec ceux qui ont les mêmes opinions dans la même galaxie d’un imaginaire utopique dans lequel on trouve la quiétude du consensus. Pour délibérer dans un contexte sectaire, les nouveaux devront faire préalablement allégeance au code idéologique de la secte. La délibération démocratique (sans contrainte) apparaît beaucoup moins évidente dans les institutions officielles que dans la vie quotidienne de nos concitoyens. Les débats houleux des repas de famille sont parfois beaucoup plus riches et pédagogiques que les forums de la fête de l’Huma où tout le monde dit à peu près la même chose.

La démocratie des pratiques quotidiennes a un handicap, c’est qu’elle n’est pas appliquée aux grandes décisions, mais elle a un avantage, c’est qu’elle ouvre des lieux de délibération sur des thématiques beaucoup plus larges. Les tabous sectaires n’y font pas la loi. Seuls les mouvements d’éducation populaire savent affronter ces diversités d’opinion et de sensibilité. Ils y prennent appui pour développer un esprit critique chez les citoyens. Des associations, des travailleurs sociaux agissent souvent dans un tel contexte, mais ces actions n’ont pas de visibilité car tout ce qui n’entre pas dans le champ manichéen de la grande politique n’est pas repris par les médias. Auto-organiser la vie collective de proximité n’a de sens que si les alternatives entrent dans la grille du bien et du mal des médias et des partis.

Programme de développement institutionnel de la petite démocratie

Toutes nos recherches conduisent à l’évidence qu’il y a des zones d’autonomie dans lesquelles les acteurs peuvent décider collectivement en temps réel, soit en contournant le pouvoir des institutions, soit en s’aménageant des espaces collectifs de liberté. Dans cette configuration, l’autonomie ne peut être réalisable que sur des espaces de petite dimension, concernant un petit nombre d’acteurs. Il serait illusoire de croire que les méthodes qui règlent la petite démocratie pourraient s’étendre à la commune, à la nation, à l’Europe, c’est-àdire être adoptées dans la grande politique comme l’envisage le projet d’un socialisme radical post-marxiste. Le pari que l’on n’a pas pu vérifier pour le moyen et le long terme est que ces pratiques, si elles étaient reconnues et développées, auraient l’avantage de provoquer des accoutumances à la démocratie en permettant l’apprentissage de ses techniques aux participants. C’est ainsi que l’on peut envisager d’une autre manière le nécessaire surplus démocratique, notamment en pariant sur l’accroissement du nombre de citoyens qui désireraient pratiquer la démocratie dans d’autres domaines que le leur propre. Les expériences des coopératives autogérées au Brésil semblent donner des résultats : les participants à l’autogestion de leur entreprise apprennent la comptabilité, les techniques du débat démocratique, certains même apprennent à lire et surtout se familiarisent avec la grande politique, notamment dans la gestion des budgets participatifs22. Mais l’ambition de développer, partout où c’est possible, ces zones d’autonomie dans lesquelles les acteurs de la petite démocratie apprennent à utiliser les techniques délibératives peut tabler sur le pari à moyen et à long terme que les apprentissages et les habitudes contractés dans ces espaces devraient leur donner le goût et l’appétence à utiliser ces méthodes pour des thèmes de la grande politique. Mais encore faut-il que les expériences de la petite démocratie se soldent par des réalisations positives pour l’ensemble des acteurs.

Quand il s’agit de l’organisation informelle dans les entreprises, l’objectif est celui de gains de productivité servant à diminuer les contraintes de l’organisation programmée en éliminant le gaspillage, en cherchant à exécuter les tâches dans des temps plus réduits, en court-circuitant les échelons hiérarchiques, en opérant des communications transversales, en cherchant à aménager des temps de repos. Autrement dit, en reprenant les objectifs du management. Cette autonomie se fait au profit direct des petits groupes qui cherchent à protéger leurs innovations ; ce qui pose évidemment les limites de l’institutionnalisation de ces pratiques démocratiques. Cependant, on peut très bien envisager que ces groupes informels acquièrent un pouvoir de négociation appuyé par les syndicats23. Ils auraient pouvoir de bénéficier officiellement des avantages de leur auto-organisation. En passant alors de l’informel à l’institutionnel, les méthodes de démocratie directe de délibération passeraient dans la grande politique du management.

La délibération obéit aux mêmes lois pour toutes les formes de démocratie, grande ou petite, directe ou indirecte : pour que tous les participants délibèrent, ils ne doivent pas être nombreux. Ces groupes dans la démocratie informelle sont réduits en nombre afin que tous s’expriment. Les réunions au-dessus de 20 participants sont à déconseiller.

Pour favoriser et développer le passage de la petite démocratie à la grande dans l’espace local on doit s’inspirer de ces principes : petits groupes qui peuvent régler eux-mêmes certains problèmes collectivement sans avoir recours aux autorités municipales, à la police et aux bailleurs. Ce qui nécessite que les assemblées s’effectuent sur des découpages plus fins que le quartier. Les réunions par entrée d’immeubles semblent une bonne solution car les participants se connaissent ou ont envie de se connaître davantage, et la proximité du lieu de réunion facilite la présence du plus grand nombre. Mais encore fautil que ces assemblées restent autonomes, c’est la raison pour laquelle les professionnels de la politique ne doivent être présents qu’à la demande du collectif.

La régulation de ces réunions ne peut être confiée ni à un élu ni à un représentant des bailleurs. Il faut un animateur, le plus neutre possible, qui ait des qualifications d’animateur et respecte une charte de l’animation24. Les techniques de débat proposées par Patrick Viveret vont tout à fait dans ce sens25. Les procédures démocratiques doivent s’adapter aux habitants. Actuellement ce n’est pas le cas, ce sont les habitants qui doivent s’adapter aux agendas des élites.

Les temps de parole ne doivent pas être mobilisés par les plus habiles. Le modèle de la démocratie héroïque tribunicienne doit s’effacer devant le modèle du débat habermassien. La démocratie n’a pas seulement comme ennemi la tyrannie affichée du souverain ou du leader, elle est aussi menacée par le talent oratoire des démagogues.

La périodicité des réunions ne doit pas s’effectuer en fonction des agendas des élites mais doit être adaptée au vécu des participants, il faut notamment prévoir un système de réunion qui se déclenche dès qu’il y a un conflit de voisinage ou un événement local, de manière à traiter les événements en temps réel avant que leur mémoire ne tombe dans l’oubli. On doit mettre les lieux de délibération à proximité des participants, dans les espaces qui leur sont familiers et non pas faire déplacer les participants dans les édifices publics qui sont les espaces des professionnels et des militants. En ce qui concerne les habitats verticaux, outre les réunions par entrée, par cage d’escalier, lorsque des problèmes urgents apparaissent, au lieu de faire déplacer les habitants dans les mairies, le montage de chapiteaux mobiles en un temps réduit à proximité des tours ou des barres peut être facilement envisageable. Dans des assemblées plus nombreuses, on doit veiller à ce que toutes les catégories de population puissent assister aux réunions : notamment ceux qui ne sont pas motorisés, les mères de famille, les personnes âgées, les personnes handicapées. Il y a lieu aussi de prévoir un espace pour les enfants ou bien des réunions qui puissent s’effectuer avec la présence des enfants, voire sur certains sujets, avec leur participation.

Il faut avoir des dispositifs d’urgence pour que les décisions locales soient rapidement relayées dans les mécanismes de coordination et que leur application ne soit pas renvoyée dans des périodes éloignées de manière à conserver un lien entre délibération et application.

Il est aussi opportun de favoriser l’utilisation de matériel vidéo, voire de télévision câblée et d’équipes locales y compris des associations d’amateurs pour enquêtes locales et débats politiques. L’objectif de ce média serait de diffuser des informations qui ne soient pas seulement événementielles mais portent aussi sur les innovations locales. Sans tomber dans l’angélisme il faut aussi montrer que la vie locale ne se limite pas au conflit et à la guerre de tous contre tous, comme le montrent les télévisions nationales, et que le domaine politique n’est pas une compétition sportive mais relève de questions à débattre pacifiquement et à résoudre par l’intelligence collective.

Ces pratiques devraient démontrer que la démocratie n’est pas seulement un précepte moral mais un parti pris qui considère que chaque individu possédant des informations spécifiques qu’il extrait de son vécu – expérience sociale unique dans le monde – a droit de le faire entrer dans les délibérations et les décisions afin que la politique prenne en compte le plus de paramètres possibles26.

Le pari à moyen et à long terme du développement des pratiques de la petite démocratie est qu’elle laisse des traces dans les comportements des citoyens face à la grande démocratie, aiguise leur esprit critique, les rendent moins manipulables, plus enclins à avoir recours à l’intelligence davantage qu’à l’émotion et à la force. On peut envisager ainsi de parvenir à changer la priorité des problématiques politiques et que des débats puissent s’ouvrir sur des questions que les professionnels de la politique n’osent pas aborder.

Les pratiques de démocratie de proximité, notamment sur les thèmes de solidarité, se développent depuis des années un peu partout et surtout là où l’État-providence n’existe pas. Ces espaces intermédiaires entre le domaine privé et le domaine public, entre la vie quotidienne et le domaine universel de la politique constituent des laboratoires dans lesquels de nouvelles pratiques démocratiques émergent. Elles nous interrogent sur le fait que, jusqu’ici, on a tenté d’instituer la démocratie de proximité en l’insérant dans les procédures de la grande et glorieuse démocratie. Il n’est plus absurde de parier qu’il serait possible au contraire d’envisager de désinstitutionnaliser des procédures lorsqu’elles entrent dans les habitudes. Si l’on prend comme exemple la participation des salariés dans les entreprises, on constate que leur disparition a été le fait souvent de leur application coutumière dans la vie de tous les jours. On peut penser aussi à toutes les réunions instituées qui sont des rituels totalement vides servant seulement à faire croire que la démocratie est vivante lorsqu’elle ne sert qu’à entériner des évidences triviales.

  • *.

    Centre de recherche et d’intervention sur la démocratie et l’autonomie (Crida/Lise/Cnrs/ Cnam).

  • 1.

    Il y figure comme « l’ouvrier de service », pour reprendre l’expression de Michel Winock dans la rubrique qu’il lui consacre dans le Dictionnaire des intellectuels français (Le Seuil) et dont nous nous inspirons ici.

  • 2.

    Daniel Mothé, Journal d’un ouvrier, Paris, Minuit, 1958.

  • 3.

    Id., Militant chez Renault, Paris, Le Seuil, 1965.

  • 4.

    Id., Métier de militant, Paris, Le Seuil, 1973.

  • 5.

    D. Mothé, les OS, Paris, Cerf, 1972.

  • 6.

    Id., l’Autogestion goutte-à-goutte, Paris, Centurion, 1980.

  • 7.

    Id., l’Utopie du temps libre, Paris, éd. Esprit, 1997.

  • 8.

    Rappelons avec quelle facilité les marxistes ont été crédibles lorsqu’ils dénonçaient la démocratie comme une procédure de classe inventée par la bourgeoisie contre les ouvriers. Les démagogues n’avaient aucun mal à identifier la démocratie comme un patrimoine culturel bourgeois du fait que le langage qui était utilisé au parlement n’était pas celui des classes populaires.

  • 9.

    Cette partie peut être une catégorie strictement politique, sans aucune base sociale comme le peuple du « non » lors du dernier référendum.

  • 10.

    Quiconque a seulement vécu une grève massive avec occupation des lieux sait comment cette démocratie de masse peut devenir vivante. Et mille fois supérieure à l’élection épisodique par des citoyens muets.

  • 11.

    Yves Salesse explique très bien que lorsque des citoyens mécontents sont pris en charge par des organisateurs de manifestation, ils deviennent méconnaissables : « Naît alors une aspiration puissante à prendre en main ses propres affaires. Une fois rompues la routine des rapports sociaux traditionnels et de division traditionnelle du travail ; si le cadre organisé de l’action collective existe, chacun prend place dans le débat, âprement, passionnément », p. 39.

  • 12.

    Il semble sur ce point que la théorie de situation développée par Miguel Benasayag soit une contribution importante dans ce débat : chapitre « Point de vue et sujet », p. 104-109, le Mythe de l’individu, Paris, La Découverte, 2004.

  • 13.

    Le vade-mecum de l’Unef pour le parfait mobilisateur étudiant, publié dans Le Monde du 18 février 2006, indique à ses militants les techniques à suivre afin de faire triompher les décisions prises par la direction de l’Unef dans les coordinations tout en évitant de se faire manipuler par ses alliés.

  • 14.

    Lorsque, le 14 mai 1968, avec un petit groupe d’ouvriers, nous avons réussi à faire débrayer l’usine Renault de Billancourt contre l’avis du syndicat Cgt majoritaire à 75 %, nous avons fait croire aux ouvriers récalcitrants que le reste de l’usine était en grève et, argument majeur, nous leur avons dit que s’ils n’arrêtaient pas le travail, ils devraient coucher dans l’usine. Ce fut très efficace…

  • 15.

    Serge Moscovici dans l’Âge des foules, 1981, p. 500, fait une analyse assez inquiétante de ces procédures.

  • 16.

    Takis Fotopoulos, Vers une démocratie générale. Une démocratie directe, économique, écologique et sociale, Paris, Le Seuil, 2002.

  • 17.

    Voir l’article de Gille Gagné, « La rareté du temps », revue Mauss, no 25.

  • 18.

    On dira que le problème du nombre reste et que jamais les gens ne pourront s’exprimer en un temps raisonnable. Mais 1) dans une assemblée dépassant 15 ou 20 personnes il est rare que la totalité des participants s’exprime ; la proportion de gens qui demandent la parole décline très rapidement avec le nombre des participants. La raison en est claire 2) les opinions possibles ne varient pas à l’infini, ni les arguments. Dans les réunions ouvrières libres, organisées par exemple pour décider d’une grève, il n’y a jamais eu de difficultés dues au nombre des interventions : les deux ou trois opinions fondamentales étant exprimées et quelques arguments échangés on passe à la décision. Voir Cornelius Castoriadis, le Contenu du socialisme, Paris, 10/18, p. 204.

  • 19.

    C. Castoriadis, le Contenu du socialisme, op. cit.

  • 20.

    D. Mothé, Journal d’un ouvrier, op. cit.

  • 21.

    Recherche action sur le site du nouveau Mons Gautrat Crida Sle, Conseil régional du Pas-de-Calais.

  • 22.

    Marion Gret et Yves Saintomer, Porto Alegre l’espoir d’une autre démocratie, Paris, La Découverte, 2002.

  • 23.

    Ce cas de figure a été exposé dans une entreprise de presse et dans l’Autogestion goutteà-goutte, op. cit.

  • 24.

    Le livre de Morjane Baba, Guérilla Kit, aux éditions de la Découverte dans son chapitre « Discuter », p. 151, est un trésor de pratique démocratique.

  • 25.

    Patrick Viveret, « Sciences, pratiques et forum démocratique hybrides », dans Quelle démocratie voulons-nous ?, dirigé par A. Caillé, Paris, La Découverte, 2005.

  • 26.

    Cet idéal type démocratique repose sur la place prépondérante que l’on donne à la situation. Cette démocratie ferait émerger le fait « que quelque chose existe avec une plus grande puissance signifie concrètement que cela permet un plus grand degré de “composition” de développement de la situation et de ses dimensions », le Mythe de l’individu de Miguel Benasayag, Paris, La Découverte, 2004, p. 107.