La diplomatie américaine face au drame syrien
La situation au Moyen-Orient pèsera lourdement sur le bilan de la présidence Obama. Or l’instabilité en Irak et la guerre civile en Syrie semblent s’aggraver de jour en jour. En Syrie on compte déjà plus de 260 000 victimes, entre la répression brutale menée par le président Bachar el-Assad et le développement de l’État islamique (Ei), entré dans le pays depuis l’Irak à partir de 2012.
Les États-Unis peuvent-ils être tenus responsables de la situation ? Les acteurs locaux ne se déchirent-ils pas entre eux de leur propre chef, depuis 2011 ? Peut-on reprocher à Obama d’avoir misé sur un accord avec l’Iran, seul capable de modifier à long terme les équilibres régionaux ? Le problème tient en réalité à une incohérence importante dans la position américaine : depuis 2011, l’administration Obama exige le départ du dictateur Bachar el-Assad comme préalable à tout règlement politique du conflit – mais elle refuse dans le même temps d’engager des actions concrètes contre le régime de Damas.
La prudence américaine est peut-être justifiée. Les États-Unis n’ont pas d’intérêts stratégiques prioritaires à défendre en Syrie. Après dix ans de guerre en Irak et en Afghanistan, les inconvénients d’une intervention américaine sont connus – l’opinion américaine, notamment, s’y oppose clairement. Les acteurs sur le terrain semblent incompréhensibles et peu fiables, laissant présager une situation troublée si la Syrie venait à être débarrassée de son dictateur. L’administration argue enfin qu’elle ne dispose pas d’un mandat juridique pour attaquer le président syrien.
Ainsi, malgré les avis contraires de ses conseillers, dont la secrétaire d’État de l’époque Hillary Clinton, le Président s’est opposé avec constance à l’idée d’armer les rebelles modérés (l’échec d’un programme d’entraînement a été révélé fin 2015). L’envoi de troupes au sol n’a jamais été à l’ordre du jour.
La reculade d’août 2013 illustre parfaitement cette attitude. En renonçant à frapper le régime syrien bien que ce dernier ait franchi la fameuse « ligne rouge » en déversant des armes chimiques sur sa propre population, Obama a donné un signal de faiblesse désastreux. L’éditorialiste Roger Cohen dénonce ainsi une décision « honteuse » de l’administration Obama (“America’s Syrian Shame”, New York Times, 9 février). Car cette réticence à agir a permis à d’autres puissances, au premier rang desquelles la Russie, de prendre la main sur le terrain.
En revanche, par les menaces directes qu’il profère, les décapitations et attentats qu’il a perpétrés contre des Américains, l’Ei fournit aux États-Unis la justification de la légitime défense pour mener une action militaire. Depuis l’été 2014, les États-Unis ont ainsi pris la tête d’une coalition qui mène des frappes aériennes contre l’organisation terroriste. Le prochain budget fédéral, soumis au Congrès le 9 février 2016, prévoit 7, 5 milliards de dollars pour la lutte contre l’Ei.
Tel est le contexte dans lequel a démarré à Genève la troisième conférence pour la paix en Syrie. Après Genève 1 en juin 2012 et Genève 2 début 2014, le nouveau tour a déjà été interrompu et doit reprendre fin février. Genève 3 a pour avantage de s’appuyer sur la résolution 2254 de l’Onu et sur un Haut Comité des négociations (Hcn) composé des factions de l’opposition modérée, tous deux datant de décembre 2015.
Mais alors que la conférence débute, la Russie a lancé une offensive très violente sur les quartiers d’Alep encore tenus par les forces rebelles. Entrée dans le conflit en septembre 2015, officiellement pour attaquer elle aussi l’Ei, la Russie a mené un nombre élevé de frappes aériennes contre l’opposition modérée, dans une logique transparente de soutien au régime du président Assad. Les populations civiles d’Alep et d’autres zones de violence sont jetées sur les routes et massées à la frontière avec la Turquie.
Deux visions de la sortie de crise en Syrie s’affrontent aujourd’hui. Soit le départ du président Assad reste une priorité, pour des raisons avant tout morales. C’est la position qu’ont adoptée les États-Unis dès l’origine du conflit, partant du principe qu’un chef d’État qui assassine son propre peuple a perdu toute légitimité. Cette attitude peut se trouver renforcée par l’idée plus pragmatique que seul son départ permettrait aux forces modérées de s’organiser pour lutter contre l’Ei. C’est la position que défend Hillary Clinton, comme elle s’en est expliquée dans un discours au Saban Forum de la Brookings Institution en décembre 2015.
Le gouvernement de Vladimir Poutine fait une autre lecture du conflit. Pour lui, les dictateurs maintiennent leur pays dans la stabilité. Les conséquences du départ de Saddam Hussein en Irak ou de Kadhafi en Libye en sont la preuve. Ainsi, seul Assad serait à même de lutter efficacement contre l’Ei. La Russie s’attache donc depuis septembre dernier à le remettre en selle, écrasant au passage l’opposition modérée. Cette dernière n’est qu’une victime collatérale. On a beau s’en alarmer à l’Ouest, le président russe profite de l’occasion pour adresser au passage un avertissement aux opposants démocrates dans son propre pays.
C’est cette politique que la Russie met en œuvre avec autant de détermination que de cynisme, entraînant au passage les pays voisins, la Turquie notamment, dans la tourmente. Les États-Unis, médusés, n’ont réagi que par des remontrances diplomatiques. Le risque d’escalade avec la Russie est la première explication à cette réserve, comme en témoigne un incident rapporté par la journaliste Anne Barnard (“Syrian Opposition Groups Sense U.S. Support Fading”, New York Times, 9 février). Lors d’un cocktail organisé à l’issue d’une conférence des donateurs pour la Syrie à Londres début février, John Kerry a été pris à partie par des membres d’Ong syriennes. Ces derniers lui ont vivement reproché de ne pas exercer plus de pression sur la Russie pour faire cesser les attaques sur les civils. Le secrétaire d’État aurait fini par s’exclamer : « Que voulez-vous que je fasse, la guerre à la Russie ? » C’est bien la peur d’un affrontement direct avec Moscou qui paralyse les États-Unis. Tenir bon face à la menace, c’est pourtant ce qu’avait su faire le président Kennedy pendant la crise de Cuba en 1962.
D’autres sources n’hésitent pas à conclure à un ralliement discret des États-Unis à la position russe. Les attaques terroristes menées par l’Ei en France et sur le sol américain à San Bernardino, en décembre 2015, en montrant que les populations occidentales sont elles aussi menacées, auraient changé la donne. La priorité pour les États-Unis serait désormais de stabiliser à tout prix le terrain syrien en concentrant tous les efforts sur la lutte contre l’Ei. L’exigence de démocratie pour la Syrie serait passée au second plan à Washington.
Enfin, si l’on écoute le secrétaire d’État John Kerry, très actif dans les discussions de Genève, l’objectif des États-Unis est de gérer au plus vite l’urgence humanitaire sur le terrain. Ce qui expliquerait la nécessité de négocier à tout prix un cessez-le-feu avec la Russie. Une justification qui vient d’ailleurs compléter les hypothèses précédentes.
Le conflit syrien est en train de bouleverser les équilibres bien au-delà de la région. Il permet d’abord à une Russie agressive de revenir sur le devant de la scène internationale. Pour sa part, l’Europe s’enfonce : l’afflux de réfugiés accroît la pression sur les accords de Schengen, et vient s’ajouter à la crise de l’euro comme révélateur des dissensions qui menacent les fondements même de l’Union. Après l’interventionnisme de Bush, la prudence d’Obama apparaît à son tour comme un facteur de désordre au Moyen-Orient. Est-il seulement possible pour les États-Unis d’y mener une bonne politique ? Le prochain locataire de la Maison-Blanche devra fournir sa propre réponse.