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Dans le même numéro

Refonder la protection sociale : les expériences européennes

mai 2006

#Divers

En partant de la distinction proposée par G. Esping-Andersen sur les trois modèles européens de solidarité et de protection sociales, on comprend mieux les difficultés du modèle français. Mais dans toute l’Europe, la défense de l’État-providence prendra la forme d’un projet de refondation.

Les pays d’Europe de l’Ouest sont souvent différenciés des autres pays industrialisés par l’existence de leur « modèle social1 ». Le modèle social européen repose sur un socle commun érigé au cours des Trente Glorieuses, qui associe recherche du plein emploi, garantie de droits sociaux et du bien-être relativement déconnectée de la situation sur le marché du travail, et politiques keynésiennes de soutien de la consommation. Chaque pays ouest-européen a cependant élaboré ses propres compromis politiques autour de ce socle commun, et instauré des façons de faire, des institutions de protection sociale particulières. Le modèle social européen est en fait décliné en différentes familles (britannique, nordique, continentale, méditerranéenne, est-européenne). Depuis le milieu des années 1970, ce modèle est en crise et fait l’objet de nombreuses réformes. Certains préconisent même l’élaboration d’un nouveau modèle social européen. L’objectif de cet article est moins de rappeler le contenu précis des réformes des politiques d’emploi et de protection sociale menées dans les pays européens que de dégager les grandes tendances à l’œuvre, afin de voir quelles sont les possibilités d’adaptation des différents modèles sociaux européens. Nous verrons qu’à côté de la solution libérale prônant la résidualisation de l’État-providence, une autre approche vise à proposer de nouveaux droits sociaux pour un contexte économique et social nouveau.

Afin de comprendre les évolutions nationales des systèmes européens de protection sociale, nous allons rappeler les éléments constitutifs du « modèle social européen », aussi bien son socle commun que ses déclinaisons politiques différenciées. Nous montrerons ensuite combien ces différences ont pesé sur les évolutions récentes des systèmes européens de protection sociale : les différents régimes de protection sociale en Europe constituent une contrainte forte héritée du passé. On retrouve en effet les différences entre systèmes aussi bien dans les problèmes rencontrés par chaque pays, que dans les solutions retenues. Du fait des institutions existantes, tous les choix ne sont pas ouverts.

Pour autant, au-delà des différences, il est possible de dégager une forte tendance commune aux réformes de la protection sociale engagées en Europe : il s’agit partout de rendre la protection sociale plus favorable à l’emploi et de tourner les mécanismes de protection sociale vers des politiques d’offre. On peut ainsi lire dans ces tendances communes quelles pourraient être les bases d’un nouveau socle commun pour les politiques sociales en Europe. Ces tendances communes peuvent cependant faire l’objet d’interprétations opposées, des plus libérales à une approche social-démocrate, qui semble fournir les pistes d’un renouveau du modèle social européen.

Les différents régimes de protection sociale en Europe

Un système de protection sociale n’est pas qu’une juxtaposition de programmes d’actions publiques destinées à traiter ponctuellement tel ou tel problème social (la pauvreté, la prise en charge des personnes dépendantes, le revenu des personnes trop âgées pour travailler, etc.). Il est aussi le reflet d’une conception normative globale qui définit à la fois les objectifs sociaux à atteindre, les fonctions économiques de la protection sociale et le rôle approprié de l’État. L’édifice de la protection sociale repose sur un plan global qui lui donne sa cohérence, que l’on pourra appeler paradigme de protection sociale. On peut distinguer deux dimensions constitutives des paradigmes de protection sociale qui se sont développés en Europe : un socle économique et social fondamental commun et des principes et compromis politiques spécifiques à chaque système.

Un socle fondamental commun

Les systèmes européens de protection sociale se sont considérablement développés au cours des années 1945-1975 (les Trente Glorieuses). Au cours de cette période, les politiques économiques et sociales sont orientées vers la recherche du plein emploi. Celui-ci est atteint au début de la période du fait d’un manque important de main d’œuvre et du travail de reconstruction de pays ruinés par la guerre. Par la suite, les politiques sociales vont apparaître comme un instrument privilégié pour maintenir le plein emploi : ils sont créateurs d’emplois (au sein des systèmes de santé et des administrations de gestion de la protection sociale), ils permettent de soutenir la capacité à consommer de ceux qui ne peuvent plus travailler (pour cause de maladie, chômage, vieillesse, invalidité), ils sont des instruments de relance de la consommation (par le biais d’une augmentation des prestations sociales ou de créations d’emplois dans les services sociaux publics). La croissance économique des années 1945-1975 repose en grande partie sur les interactions vertueuses entre développement industriel, consommation de masse et généralisation de la protection sociale.

Si les politiques sociales ont permis la croissance économique, celle-ci (et notamment les forts gains de productivité du secteur industriel) a permis de dégager les ressources nécessaires à un développement sans précédent des politiques sociales2. Les transferts sociaux opérés à travers les politiques sociales ont permis de garantir des droits sociaux à tous les citoyens européens, sans faire complètement dépendre leur bien-être de leur situation sur le marché du travail. Dès les années 1940, Karl Polanyi a ainsi pu identifier un principe commun à tout système de protection sociale3 : il s’agit de dégager les individus des pures lois du marché, aussi bien en recherchant le plein emploi qu’en garantissant un revenu de remplacement en cas de difficulté. En réponse à l’industrialisation des économies et de la société et au développement de l’économie de marché, des interventions collectives ont été mises en place pour ne pas totalement soumettre l’individu aux lois du marché, en particulier du marché du travail. Grâce aux mécanismes de protection sociale, le travail de l’individu n’est pas une pure marchandise : il est stimulé, réglementé, et les transferts sociaux garantissent un revenu de remplacement en cas d’impossibilité de travailler. Comme l’a conceptualisé Gøsta Esping-Andersen, les systèmes de protection sociale accomplissent une fonction de démarchandisation des individus :

Les droits sociaux… permettent aux individus de rendre leur niveau de vie indépendant des seules forces du marché. [Ils] permettent au citoyen de ne pas être réduit au statut de « marchandise4 ».

Conceptions politiques de la protection sociale

Pourtant, chaque système de protection sociale concret a une capacité plus ou moins grande d’assurer aux individus un revenu de remplacement et une certaine indépendance par rapport au marché. Cette capacité dépend du rôle, des principes et des objectifs assignés à la protection sociale. L’intérêt des travaux de G. Esping-Andersen5 est notamment d’avoir montré que si tous les États-providence ont partagé un objectif commun, celui de faire dépendre le bien-être des individus le moins possible des lois du marché, chaque pays a développé une conception politique particulière du rôle de la protection sociale. Les différentes conceptions de la protection sociale qui existent aujourd’hui se distinguent selon la place donnée à l’État à côté des autres facteurs de protection sociale (famille, marché, associations), selon les objectifs collectifs en termes de situation ou de bien-être social des citoyens, selon le modèle familial et les rapports entre les hommes et les femmes qu’ils favorisent, selon la volonté ou non de transformer les stratifications sociales et selon les idéologies politiques qui portent le système.

G. Esping-Andersen a montré que l’on peut regrouper les systèmes de protection sociale en trois grandes familles ou régimes (le régime social-démocrate des pays scandinaves, le régime libéral des pays anglo-saxons, le régime conservateur-corporatiste des pays d’Europe continentale), en différenciant à la fois les objectifs politiques et sociaux qu’ils cherchent à atteindre (respectivement : l’égalité des citoyens, la seule couverture sociale des plus pauvres, le maintien du revenu des travailleurs) et les instruments qu’ils utilisent pour les atteindre (respectivement : politiques universelles et services sociaux gratuits, politiques sociales ciblées, assurances sociales financées par des cotisations sociales).

Familles de la protection sociale en Europe

Nous allons ici rappeler les caractéristiques de chacun de ces régimes, puis rapidement spécifier comment ils ont été mis en œuvre dans des systèmes de protection sociale concrets.

Le régime libéral de protection sociale. Le principe fondamental de la façon libérale de concevoir la protection sociale est de privilégier le marché plutôt que l’État dans les mécanismes d’allocation des ressources. L’État-providence doit surtout être résiduel : les prestations d’assurance nationale doivent être très basses et les minima sociaux ou prestations sous condition de ressources doivent constituer la principale forme d’intervention. L’État n’est supposé intervenir qu’en dernier ressort, et ses modalités d’intervention doivent favoriser un retour rapide sur le marché (les prestations ne doivent pas dissuader leurs bénéficiaires de travailler). Les systèmes de protection sociale orientés par cette conception impliquent une grande dépendance des citoyens par rapport au marché pour assurer leurs revenus primaires et de protection sociale. Ils favorisent de forts dualismes au sein de la société, entre le groupe des personnes les plus démunies, qui dépendent principalement des aides sociales souvent synonymes de stigmatisation, et le groupe des plus privilégiés qui peuvent assurer leur protection grâce au marché. Entre les deux, les classes moyennes sont partagées entre la peur de sombrer dans l’assistance et la coûteuse nécessité de s’assurer selon des mécanismes de plus en plus marchands.

Si les États-Unis sont le plus souvent cités comme l’exemple type du régime libéral de protection sociale, on trouve en Europe deux pays qui s’en rapprochent : le Royaume-Uni et l’Irlande. Si l’accès à la protection sociale n’est pas lié à l’emploi dans ces pays, seul le service national de santé (National Health Service) est véritablement universel (même accès quasiment gratuit pour tous). Les prestations en espèces (indemnités maladie, allocations chômage, retraites) servies par le système public d’assurance nationale (National Insurance) sont forfaitaires et d’un montant relativement bas, ce qui implique un rôle important joué par les assurances privées et par les régimes de protection sociale d’entreprise dans la protection sociale de ces pays. Les personnes qui n’ont pas pu suffisamment cotiser à l’assurance nationale perçoivent des prestations sous condition de ressources (income support). Ces systèmes de protection sociale sont en grande partie financés par l’impôt alors que Beveridge militait pour la cotisation sociale. Le système public, fortement unifié, est géré par l’appareil administratif de l’État central.

Le régime social-démocrate de protection sociale. C’est le principe d’égalité qui est au cœur de la conception social-démocrate. Née d’une alliance entre classes ouvrières rurales et industrielles, cette conception de la protection sociale a pour objectif d’assurer l’égalité, la cohésion et l’homogénéité des groupes sociaux au sein d’une grande « classe moyenne », à travers d’importants mécanismes de redistribution. Les droits sociaux doivent principalement être associés à la citoyenneté, et les prestations délivrées par le secteur public, sous forme de services gratuits ou de prestations forfaitaires. Cette conception repose sur le principe de l’universalité de la couverture sociale, conçue comme un droit de la citoyenneté. Les systèmes de protection sociale portés par cette conception garantissent au mieux les droits sociaux des citoyens et leur indépendance par rapport au marché, en favorisant le plein emploi par une politique active d’embauches publiques (notamment pour les femmes), par la délivrance de nombreux services gratuits et grâce à une protection sociale qui combine des droits universels et des prestations d’un montant élevé. Cette protection de haut niveau assure en retour une forte légitimité politique à ces systèmes de protection sociale qui bénéficient à tous.

Les pays nordiques (Danemark, Suède, Finlande, Norvège et Islande) apparaissent comme ceux qui ont poussé le plus loin cette logique universelle. L’État y intervient tout d’abord par une forte offre d’emplois publics qui garantissent de nombreux services sociaux gratuits à tous les citoyens. La protection sociale y est aussi un droit de tous les citoyens, la plupart des prestations en espèces sont forfaitaires et d’un montant élevé, versées automatiquement en cas d’apparition d’un besoin social. Les salariés reçoivent cependant des prestations complémentaires au travers de régimes obligatoires de protection, à base professionnelle. Ces systèmes sont financés principalement par des recettes fiscales (surtout au Danemark). Ils sont publics, placés sous l’autorité directe des pouvoirs publics centraux et locaux. Seule l’assurance chômage n’est pas intégrée au système public de protection sociale de ces pays.

Le régime « conservateur-corporatiste » de protection sociale. Cette conception de la protection sociale, organisée à partir d’une vision catégorielle de la société, vise beaucoup moins la réduction des inégalités que la conservation des statuts professionnels et catégoriels grâce aux mécanismes de maintien du revenu garanti par les assurances sociales. C’est la performance sur le marché du travail, la situation dans l’emploi qui doivent déterminer le niveau de protection sociale offert à chaque bénéficiaire. La générosité relative des prestations sociales, contributives, servies au salarié (le plus souvent masculin) garantit aux assurés sociaux une certaine indépendance par rapport au marché en cas de réalisation d’un risque social. Dans cette logique, les individus sont dépendants du « salaire familial », des droits sociaux associés au salaire du salarié et à ses ayants droit, garantis par son statut. La dépendance par rapport au marché est ici indirecte dans la mesure où le niveau des prestations sociales délivrées par ces systèmes est lié à la situation dans l’emploi (ainsi qu’à la situation familiale). L’universalité de la couverture sociale est alors fonction de la capacité de la société d’assurer ou non le plein emploi.

En Europe, plusieurs groupes de pays relèvent de cette conception. Tout d’abord, les pays du centre du continent européen (l’Allemagne, la France, le Benelux et l’Autriche). C’est là que la tradition bismarckienne des assurances sociales est la plus forte. L’ouverture des droits est le plus souvent conditionnée par le versement de cotisations. Le niveau des prestations sociales est lié au niveau du salaire de l’assuré. Les assurances sociales sont obligatoires, sauf dans le cas de la santé pour les revenus les plus élevés en Allemagne et aux Pays-Bas. Les cotisations sociales, versées par les employeurs et par les salariés, constituent l’essentiel des sources de financement du système (la France a longtemps battu tous les records avec près de 80 % du système financé par les cotisations sociales jusqu’en 1996). Ces systèmes, souvent très fragmentés, sont organisés au sein de caisses d’assurances sociales, plus ou moins autonomes de l’État, gérés par les représentants des employeurs et des salariés (les caisses de Sécurité sociale en France). Ceux qui ne sont pas ou plus couverts par les assurances sociales peuvent recourir à un « filet de sécurité » constitué de prestations minimales, sous condition de ressources, financé par des recettes fiscales. Ces prestations se sont multipliées ces dernières années, sans pour autant former un ensemble cohérent et standardisé (il existe en France huit minima sociaux différents).

Les pays d’Europe du Sud (Espagne, Grèce, Italie, Portugal) sont parfois considérés à part. Si leurs traits principaux se rapprochent du modèle continental (assurances sociales pour les prestations de garantie de revenu), ils présentent cependant des aspects spécifiques : un biais en faveur des personnes âgées, les retraites représentants la plus grande part de leurs dépenses sociales (alors que les politiques familiales et l’indemnisation du chômage sont très faiblement développées) ; une grande hétérogénéité entre les différents régimes d’assurances sociales à base professionnelle (particulièrement généreux pour les fonctionnaires, d’autres professions étant beaucoup moins bien couvertes) ; des services de santé nationaux à vocation universelle dont le développement a commencé dans les années 1975-1985 ; une mise en place progressive et très récente d’un filet de sécurité garantissant un revenu minimum.

Les nouveaux pays membres de l’Union européenne, notamment les pays d’Europe centrale et orientale, peuvent être rapprochés de ce type de régime de protection sociale, même s’ils sont difficilement classables dans cette typologie. L’histoire extrêmement mouvementée et chaotique de leur protection sociale permet difficilement d’identifier un ensemble de traits communs et distincts. Il est cependant possible de rappeler les grandes étapes de leur histoire. Avant la Seconde Guerre mondiale, les pays d’Europe centrale avaient commencé à développer des régimes d’assurance sociale de type bismarckien. Après la Seconde Guerre mondiale, sous l’emprise soviétique, c’est le modèle universaliste communiste de droits sociaux qui est instauré. Le premier droit social qui est garanti est l’emploi pour tous. L’ensemble des autres droits sociaux (accès aux soins de santé, prestations familiales en espèces mais aussi en services de prise en charge des enfants, pension d’invalidité et de retraite) est aussi garanti à tous les citoyens par l’État, mais mis en œuvre le plus souvent par les entreprises nationalisées (les centres de santé, les crèches sont mis en place dans les grandes entreprises, qui sont aussi parfois chargées de verser les pensions). Avec la chute du mur, l’ensemble des dispositifs existants va être remis en cause, notamment par la privatisation des entreprises, mais aussi par la montée du chômage. Dans un premier temps, au tout début des années 1990, la plupart de ces pays vont adopter des lois sociales relativement généreuses, prévoyant la mise en place d’un système d’allocation chômage, le paiement des pensions de retraite, le droit à la santé, l’aide aux familles, etc. Mais la plupart des pays vont bien vite se retrouver dans l’incapacité de payer les prestations promises. Endettés, une grande partie d’entre eux auront recours aux aides du Fmi et de la Banque mondiale, vers le milieu des années 1990. Ces aides seront soumises à conditionnalité, clauses ou exigences parmi lesquelles on trouvera l’obligation de privatiser une partie des systèmes de retraite et de santé, l’État devant se contenter d’une intervention minimale destinée aux plus pauvres (modèle libéral de protection sociale promu par la Banque mondiale notamment6). Le degré de privatisation des systèmes de protection sociale de ces pays est ainsi fonction de leur niveau d’endettement (et donc de leur dépendance aux organisations financières internationales). Cependant, avec la préparation de l’accession à l’Union européenne et/ou avec le rejet politique de méthodes néolibérales brutales (type thérapie de choc en Pologne), certains pays ont parfois cherché à améliorer leur protection sociale publique, leur capacité dans ce domaine dépendant à la fois de leur capacité institutionnelle (à lever des impôts ou des cotisations sociales, à cibler les bénéficiaires, à verser les prestations, etc.), et de leur capacité budgétaire (niveau de croissance économique et d’endettement d’État).

Depuis la fin des années 1980, les réformes des systèmes de protection sociale se sont multipliées en Europe. Les travaux publiés récemment sur ces réformes montrent que celles-ci sont fortement déterminées par l’organisation des systèmes en place. Les problèmes rencontrés et les réformes menées en Europe en matière de protection sociale varient en fonction de la nature des institutions de protection sociale en place. À chaque régime de protection sociale correspond une logique d’ensemble et des configurations institutionnelles qui constituent une contrainte pour les gouvernements. Cette contrainte est au moins aussi forte que les évolutions économiques, démographiques ou technologiques.

Des évolutions différenciées selon l’organisation de la protection sociale

L’environnement économique mondial et européen s’est modifié ces trente dernières années : ouverture des économies, accroissant la compétition sur les coûts – notamment salariaux – pour les entreprises, et la compétition fiscale pour les États ; transformation de la division internationale du travail, poussant les économies développées à une révolution postindustrielle et un recyclage vers les activités de service ; transformation des modes de production et de l’organisation du travail, devenu plus « souple » et les carrières moins uniformes. La société, elle aussi a bougé : remise en cause du format unique de la famille où le mari travaille et la femme reste au foyer avec la diversification des modèles de foyers, et notamment l’accroissement des familles monoparentales ; arrivée massive des femmes sur le marché du travail ; vieillissement de la population du fait de l’allongement de la durée de vie et de la diminution du nombre des naissances. Ces transformations nécessitent une modification des politiques sociales, afin de les adapter aux nouveaux modes de vie et aux transformations des risques sociaux, tout en limitant voire réduisant son poids fiscal et son coût économique.

Si les difficultés générales rencontrées par les différents systèmes de protection sociale sont similaires, les traductions institutionnelles des problèmes sont souvent liées aux spécificités des différents régimes sociaux et les différents gouvernements nationaux ne se trouvent pas confrontés aux mêmes enjeux. Les configurations institutionnelles jouent un rôle dans la formation des problèmes et dans la recherche de solutions aux difficultés rencontrées. C’est donc par référence à la diversité des modèles d’organisation et de fonctionnement du marché du travail ainsi qu’à celle des systèmes de protection sociale que l’on peut comprendre la diversité des évolutions des politiques d’emploi et des politiques de protection sociale en Europe.

« La crise de l’État-providence » correspond à des problèmes différents selon le type de système de protection sociale

Chaque système de protection sociale ne présente pas les mêmes vulnérabilités face à la globalisation économique et aux mutations sociales, en particulier en matière d’emploi7. L’impact du nouvel environnement économique (plus ouvert) sur le marché du travail est différent selon le régime de protection sociale. La vulnérabilité du marché du travail non qualifié à la globalisation, dans le domaine des services, dépend de la nature de ces emplois (privés ou publics) et du mode de financement des dépenses sociales. La comparaison de la situation des différents pays montre que la vulnérabilité est moins forte dans le cas des pays anglo-saxons où les emplois non qualifiés sont privés et où les dépenses sociales sont faibles (donc ne représentant pas un poids élevé sur le coût du travail), mais cette vulnérabilité est aussi faible dans le cas (scandinave) où ces emplois sont publics et financés par l’impôt, dans la mesure où les choix collectifs (de payer des impôts élevés, prélevés principalement sur tous les ménages plutôt que sur les entreprises) ont protégé ces emplois (majoritairement féminins) de la concurrence internationale. La situation la plus défavorable touche les pays où les emplois (de services aux personnes notamment) sont peu développés ou bien principalement privés, et où le financement des dépenses sociales se fait par des cotisations sociales qui grèvent le coût du travail (situation des pays d’Europe continentale).

En matière de politiques sociales aussi, on peut différencier les enjeux en fonction des arrangements institutionnels des différents régimes de protection sociale. En Grande-Bretagne, les enjeux principaux ont été doubles : diminuer les coûts du Welfare State (pour réduire les déficits publics et les prélèvements obligatoires) ; accroître l’efficacité du système (notamment raccourcir les files d’attente dans le service national de santé et diminuer les désincitations au travail engendrées par les prestations sociales). Ces problèmes dérivent des caractéristiques institutionnelles du système britannique : les dépenses sociales sont un problème posé au budget de l’État (car elles sont financées par l’impôt et dépensées par les administrations de l’État central). L’importance des prestations sous condition de ressources explique aussi le développement de la rhétorique de la culture de la dépendance des bénéficiaires et des désincitations au travail. C’est en effet avec les prestations sous conditions de ressources offertes aux plus pauvres que l’on donne « quelque chose contre rien » à l’inverse des prestations servies à ceux qui ont contribué ou bien des prestations accessibles à tous les citoyens.

Les pays scandinaves, petits pays qui se sont très tôt ouverts à la concurrence économique, ont été particulièrement touchés par les changements de l’environnement économique international. Ils ont connu dans les années 1980-1990 de très fortes hausses du chômage et des taux d’intérêt. Les enjeux pour ces pays ont d’abord été formulés en termes de maintien du plein emploi par la création d’emplois publics, puis de réduction des déficits publics engendrés par la brusque augmentation des dépenses de l’État-providence qu’impliquaient ces politiques.

Dans les systèmes continentaux de protection sociale (Europe du Sud comprise), les deux problèmes principaux touchent d’une part le poids supposé des cotisations sociales sur le coût du travail (censé grever la compétitivité des entreprises et empêcher les embauches), et d’autre part les limites de la couverture sociale restreinte aux assurés sociaux, qui renforcent les processus d’exclusion : dans un système où l’accès aux droits sociaux est fondé sur le travail, l’exclusion du marché du travail se trouve redoublée par une exclusion du système de protection sociale. Ces deux types de problème sont induits par les caractéristiques institutionnelles des systèmes continentaux de protection sociale (importance du financement par cotisation sociale, droits sociaux acquis par le travail).

Les évolutions varient selon les systèmes

Si les enjeux sont différents, les réponses qui ont été apportées elles aussi varient selon le régime de protection sociale en place. Trois façons de réformer l’État-providence se dégagent en effet, correspondant aux contraintes historiques et institutionnelles créées par les trois régimes de protection sociale. Esping-Andersen soulignait déjà en 1996 que face aux défis posés par la globalisation, différents États-providence répondent différemment8. À l’issue d’un travail comparatif de grande ampleur, Paul Pierson9 souligne ainsi qu’au sein de chaque régime, un type de réforme de la protection sociale prédomine : la « re-marchandisation » (recommodification) dans les États-providence libéraux, le contrôle des coûts (cost-containment) dans les États-providence sociaux-démocrates, les reconfigurations (re-calibration) devant permettre d’ajuster les programmes sociaux aux nouveaux risques et besoins dans les systèmes continentaux.

Ainsi, en Grande-Bretagne, les politiques mises en œuvre pour faire face aux difficultés ont visé à se conformer aux pressions engendrées par l’internationalisation de l’économie en développant le rôle du marché dans la protection sociale (en matière de santé ou de retraite), les politiques de ciblage des prestations pour les plus démunis et les plus méritants, un renforcement des mesures de workfare et une flexibilisation croissante du marché du travail. L’ensemble de ces politiques n’a fait que renforcer la dimension libérale et résiduelle du système de protection sociale et l’aspect répressif et de contrôle social des politiques destinées aux pauvres.

Dans les pays scandinaves ont d’abord été mises en place des politiques qui visaient à maintenir le plein emploi avec des politiques actives où l’État intervenait comme employeur de premier ressort : extension des congés sabbatiques (pour formation, garde des enfants ou autres, rémunérés s’ils permettent d’embaucher un chômeur), multiplication des offres de formation, développement des emplois publics. Mais au début des années 1990, face aux coûts et aux déficits publics engendrés par ces politiques sociales de plein emploi, de nouvelles politiques ont été envisagées, visant à privatiser, décentraliser et « débureaucratiser » certains services, notamment en Suède. Ces nouvelles politiques ont accompagné des politiques de réduction des dépenses sociales comme la restriction des critères d’éligibilité pour l’accès aux prestations ou la baisse du niveau des prestations et des services. Après avoir fait subir un ensemble de « coupes égalitaires » à leurs dépenses sociales, ces pays ont cherché à retrouver les fondements de la « société du travail » dans leurs politiques, notamment d’emploi, en misant de plus en plus sur l’activation des dépenses sociales. Au début des années 2000, les pays nordiques ont retrouvé des niveaux de chômage très bas et des taux d’emploi élevés, tout en respectant pour la plupart une orthodoxie budgétaire. Leur niveau de prélèvements obligatoires est cependant très élevé mais toléré par leurs populations dans la mesure où tout le monde travaille, contribue au financement de l’État-providence et bénéficie de ses prestations généreuses.

Dans les pays d’Europe continentale, les changements, plus rares, plus tardifs et plus limités qu’ailleurs, restent eux aussi pour la plupart inscrits dans les logiques du système. Tout au long des années 1990, les réformes des retraites, en France comme en Allemagne, ont surtout impliqué un changement du mode de calcul des pensions mais pas un changement de la logique du système. De même, les mesures de maîtrise des dépenses de santé sont restées inscrites dans le cadre des institutions de l’assurance maladie, en France comme en Allemagne. Enfin, l’Allemagne a fait la preuve de la confiance qu’elle place dans sa façon de faire de la protection sociale en créant, en 1995, une nouvelle assurance sociale pour les soins de longue durée qui fonctionne selon des modalités proches de celles des autres branches de son système. Le plus souvent, dans ces pays, les politiques mises en œuvre pour faire face aux difficultés n’ont fait que les renforcer à terme. En effet, dans les systèmes de protection sociale fondés sur les assurances sociales, il a souvent été choisi de réduire l’offre de travail pour faire face au problème de chômage, en incitant les femmes à rester au foyer, les jeunes à retarder leur entrée sur le marché du travail (en prolongeant leurs études par exemple), et les travailleurs vieillissants à partir en préretraite, en invalidité ou en congé de longue maladie. Une telle solution a été massivement utilisée en Allemagne à travers les préretraites (financées par le système d’indemnisation du chômage) et les congés de longue maladie, en France à travers les différentes formes de préretraites (publiques ou financées par le système d’indemnisation du chômage) ou le passage de l’âge légal de départ à la retraite à 60 ans. Il s’agit également d’une voie qui avait été choisie par les Pays-Bas, à travers l’organisation d’un système d’invalidité ayant permis de facto la prise en charge de nombreux chômeurs. Ces politiques ont induit une réduction de la population active, qui pourtant doit financer des dépenses sociales toujours croissantes, impliquant par là même une augmentation des cotisations sociales elle-même défavorable à la création d’emplois.

Ainsi, les travaux comparatifs les plus récents concluent tous que les réformes menées en Europe au cours des vingt dernières années ne semblent pas avoir changé la nature des États-providence. Elles sont perçues comme ayant renforcé la logique propre à chaque système : les États-providence libéraux, à travers la marchandisation de leurs politiques sociales, sont devenus encore plus résiduels et libéraux ; les États-providence sociaux-démocrates, grâce à une distribution égalitaire des réductions de prestations (moins 10 % pour toutes les prestations) et la redécouverte de l’orientation vers le travail, sont revenus à leur façon traditionnelle de faire de la protection sociale ; la plupart des États-providence continentaux restent inchangés, non seulement parce que les quelques mesures qui ont été prises renforcent leurs caractéristiques, mais encore et surtout parce qu’ils semblent incapables de mettre en œuvre des réformes importantes. Les systèmes continentaux de protection sociale sont ceux qui rencontrent les plus graves difficultés dans le nouveau contexte social et économique ; ils apparaissent comme les plus inadaptés aux nouveaux enjeux, et les moins capables de s’ajuster, de mettre en place les réformes nécessaires.

Tous les travaux comparatifs publiés récemment10 se retrouvent pour dire que le poids des institutions de protection sociale et des groupes d’intérêts bénéficiant des programmes existants, l’impact des engagements passés sur le présent (notamment en matière de retraite) impliquent que les réformes menées s’inscrivent dans les voies tracées par le passé. Ces mécanismes constituent une contrainte majeure pour les gouvernements qui souhaitent réformer leur système de protection sociale. Les institutions en place, les intérêts qui y sont attachés, mais aussi les cultures ou conceptions politiques sur lesquelles elles reposent constituent pour les gouvernements une contrainte au moins aussi forte que les facteurs économiques ou démographiques lorsqu’il s’agit de choisir les solutions aux problèmes rencontrés.

Cette conclusion pourrait remettre en cause l’intérêt de toute comparaison entre différents régimes de protection sociale. Elle souligne en tout cas qu’il est difficilement envisageable de vouloir importer telle quelle une politique dans un autre contexte institutionnel. Elle souligne aussi qu’il n’est pas possible de définir une seule solution universelle et globale pour les problèmes rencontrés par les systèmes de protection sociale. Le monde des réformes de la protection sociale n’est pas celui du One best way ni celui de Tina (There is no alternative).

Pour autant, beaucoup des travaux récents insistent trop sur les mécanismes d’inertie institutionnelle et négligent d’autres aspects des réformes en cours. Une analyse plus globale des réformes menées récemment souligne qu’au-delà des différences, il existe des tendances majeures communes à la plupart des mesures adoptées en Europe. Tout se passe comme si l’agenda des réformes comportait aussi la recherche d’un nouveau socle commun pour la protection sociale, passant par la redéfinition des objectifs sociaux et des fonctions économiques des politiques sociales. C’est sans doute sur la base de cet agenda que chaque pays pourra trouver sa propre voie de refondation de la protection sociale, dans un contexte économique et social nouveau.

À la recherche d’une nouvelle logique fondamentale pour l’État-providence

La comparaison des réformes menées dans les différents pays d’Europe montre un certain nombre de tendances communes qui semblent imposées par le nouveau contexte économique global. Les politiques sociales, autrefois conçues dans un contexte keynésien, connaissent au cours des années 1990-2000 une phase de réajustement au nouveau cadre économique, marqué par la domination des politiques néoclassiques centrées sur l’offre et l’orthodoxie budgétaire. À partir de la fin des années 1970, les nouvelles conditions économiques transforment les mécanismes de la protection sociale et amènent les gouvernements à revoir leur usage des politiques sociales. Deux tendances générales marquent l’ensemble des politiques menées dans les différents pays d’Europe : la volonté de limiter les dépenses sociales publiques et de redéfinir la place de l’État, la réorientation des programmes sociaux vers l’emploi. Au-delà, c’est l’orientation générale des politiques sociales, autrefois dédiées au soutien à la consommation, qui est remise en cause, au profit de politiques sociales tournées vers l’offre. Il reste à savoir si cette tendance générale peut uniquement prendre la forme d’un tournant néolibéral des politiques sociales, ou bien si une version social-démocrate de cette orientation générale est aujourd’hui pensable.

Limiter l’augmentation des dépenses et la place de l’État : la fin des compromis keynésiens

Alors que des années 1950 aux années 1970, les politiques de protection sociale étaient orientées par la volonté d’étendre et d’augmenter la couverture sociale, la fin des années 1980 et les années 1990 sont marquées par la volonté de réduire le niveau des dépenses sociales. Ces politiques signifient une transformation de la place de la protection sociale dans l’économie, un changement dans la conception du rôle de l’État et la fin des compromis keynésiens entre l’économique et le social.

Les années 1970 sont marquées par une augmentation des demandes sociales, en partie du fait de la crise économique, tandis que ces mêmes difficultés économiques diminuent les recettes fiscales et de cotisations sociales. Les déficits engendrés par cette évolution en ciseaux des dépenses et des recettes deviennent un des problèmes centraux pour les gouvernements européens. Si les déficits sociaux apparaissent comme problématiques, c’est aussi parce que les analyses macroéconomiques ont changé. Dans un contexte de politique keynésienne, les déficits publics, temporaires, sont un instrument d’action publique visant à relancer la consommation, celle-ci permettant une reprise économique qui elle-même débouche sur une remontée des rentrées fiscales devant permettre de combler rapidement les déficits publics.

Cependant, dans plusieurs pays européens, l’usage keynésien des politiques sociales à la fin des années 1970 s’est soldé par un échec économique profond et traumatisant. Les deux expériences de relance économique fondées sur une augmentation des prestations sociales qui sont tentées en France en 1974-1975 et en 1981-1982 n’obtiennent pas les résultats escomptés. Elles permettent effectivement une relance de la consommation, mais de produits importés, donc ne débouchent ni sur une reprise de l’activité économique nationale, ni sur des rentrées fiscales plus importantes. Résultat : les déficits publics se creusent inexorablement, la balance commerciale devient très déficitaire, les capitaux fuient, les taux de change sont défavorables. Pour y faire face, les dévaluations du franc se succèdent, les taux d’imposition sont augmentés, l’inflation augmente en même temps que le chômage s’accroît. On parle alors de « stagflation » pour désigner une situation qui mêle stagnation économique, chômage et inflation. L’équation keynésienne se trouve biaisée par l’ouverture plus grande de l’économie française. On peut de même citer le cas du gouvernement travailliste britannique, qui après avoir mené une politique de relance fondée sur la hausse des prestations sociales, est amené en 1979 à devoir emprunter au Fmi de quoi rembourser une dette publique devenue insupportable.

La mise en œuvre des recettes (keynésiennes) traditionnelles du passé a donc débouché sur des résultats inattendus, anomalies qui remettent en cause le cadre général de l’action publique. Dès lors de nouvelles politiques macroéconomiques deviennent progressivement la norme en Europe, elles sont placées sous le signe de la rigueur budgétaire, de la modération salariale, du monétarisme et de la compétitivité des entreprises. Dans ce nouveau schéma des politiques économiques, les dépenses de protection sociale et d’État ne trouvent plus la même place. De plus en plus de voix s’élèvent pour demander une diminution du rôle de l’État, perçu comme trop coûteux et inefficace, et une redistribution des tâches sociales vers d’autres acteurs comme le marché, la famille ou le secteur associatif.

Si le rôle de l’État doit être diminué, ses objectifs économiques sont aussi modifiés. Le plein emploi n’est plus un objectif direct des politiques macroéconomiques, il est conçu comme le résultat à venir des enchaînements vertueux déclenchés par les nouvelles politiques : ralentissement de l’augmentation des prix et des salaires, gains de compétitivité et de productivité, hausse des marges des entreprises et de la valeur ajoutée non redistribuée en salaire, investissement, création d’emplois. La formule : « Les profits d’aujourd’hui feront les investissements de demain qui créeront les emplois d’après demain », souvent employée dans les années 1980, permet de saisir en creux que la lutte contre le chômage est passée au second plan des objectifs de politique économique. Dès lors, ce ne sont plus les dépenses publiques, et notamment sociales, mais les investissements privés qui sont censés créer des emplois. Les politiques sociales ne peuvent plus jouer le rôle moteur qu’elles avaient précédemment. Les analyses des difficultés rencontrées par les États-providence au début des années 1980 commencent alors à insister sur le poids exagéré de l’État et des dépenses sociales, leur contribution à l’accroissement du chômage et aux mécanismes de « stagflation11 » : les dépenses sociales deviennent un coût plus qu’un facteur de croissance économique et de stabilité politique et sociale. Tous les pays européens ont mis en œuvre des politiques de réduction, ou du moins de limitation des dépenses sociales12.

Si ces politiques avaient pour but premier de diminuer les dépenses sociales13, elles ont aussi eu deux conséquences importantes pour les conceptions globales de la protection sociale. Dans la mesure où elles ont souvent réduit la part prise par les dépenses publiques, elles ont conduit à réorganiser la répartition des tâches entre État, famille, marché et société civile. Dans la plupart des cas, on assiste ainsi à une privatisation partielle des fonctions de protection sociale. En second lieu, ces politiques signifient que l’État-providence, d’un point de vue économique, n’apparaît plus comme un facteur de croissance économique, mais comme un coût qu’il convient de diminuer. L’avènement de ces politiques signifie donc la fin des compromis keynésiens et ouvre ainsi la voie à la recherche de nouvelles fonctions économiques pour la protection sociale. La solution qui aurait consisté à démanteler purement et simplement l’État-providence, bien que réclamée par les ultra-libéraux, n’est pas à l’ordre du jour, aussi bien du fait des résistances institutionnelles et politiques (présentes aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord) qu’à l’attachement des Européens à leur « modèle social ». Ceux-ci semblent plutôt enclins à réformer la protection sociale de façon à ce qu’elle devienne plus favorable à l’emploi, et ainsi à lui redonner une fonction économique positive.

La priorité donnée à l’emploi dans les réformes de la protection sociale14

Quel que soit le régime de protection sociale, le maintien d’un haut niveau de protection sociale apparaît conditionné à terme par le maintien – ou le retour – à un haut niveau d’emploi. Si certains pays, en particulier les pays du Nord de l’Europe, ont connu un chômage de masse plus tardivement que d’autres, dans les années 1990 ce problème est devenu commun à l’ensemble des pays européens. Dès lors, la réflexion autour d’un système de protection sociale qui soit plus favorable à l’emploi est devenue un trait commun des réformes conduites, relayé d’ailleurs par les analyses menées au sein de l’Union européenne.

Progressivement, l’objectif des réformes de la protection sociale a été tout autant d’accroître les taux d’emploi que de diminuer le taux de chômage lui-même, ce changement d’objectif représentant un tournant important pour un certain nombre de pays, comme la France, les Pays-Bas ou l’Allemagne. En effet, dans les pays continentaux, nous avons vu que les premières formes de réponse à la montée du chômage dans les années 1980 ont consisté à écarter un certain nombre de catégories de personnes du marché du travail, afin de diminuer les taux de chômage tout en assurant des revenus de remplacement relativement généreux aux personnes ainsi écartées de l’emploi.

Trois séries principales de réformes ont été engagées dans les différents pays européens afin de rendre effective cette priorité à l’emploi : l’instauration de contreparties plus strictes de formation ou d’activité en échange de l’octroi des prestations ; des réformes du financement de la protection sociale ; la promotion de services collectifs destinés à favoriser l’activité féminine.

La première série de réformes des politiques sociales européennes a été de mettre en place des contreparties plus strictes en termes d’activités ou de formations, en échange de l’octroi d’un certain nombre de prestations. Cela s’est notamment traduit par le développement de politiques d’activation des prestations d’assurance chômage ou d’assistance. On retrouve ce type de politiques dans tous les régimes de protection sociale.

Dans le cas des pays scandinaves, il s’est agi de retrouver l’esprit de « la société du travail » : tous ceux qui peuvent travailler le doivent. Ainsi au Danemark, les politiques dites d’activation ont joué un rôle central. Elles se sont d’une part traduites par une réforme des politiques d’emploi conduites en 1994 : multiplication des formules de congés en faveur des salariés en emploi ; restriction des conditions d’indemnisation et renforcement de l’obligation de participation aux dispositifs d’activation en constituent les trois volets. Une réforme des politiques d’assistance a également été mise en œuvre en 1997, qui a insisté, encore plus fortement que pour les allocataires du régime d’assurance chômage, sur l’obligation de participer à des activités organisées par les municipalités afin de percevoir les allocations d’assistance.

L’activation a aussi parfois débouché sur le développement de formes d’emplois atypiques par rapport à la norme du contrat de travail à temps plein. Dans le cas des Pays-Bas, le développement du temps partiel a joué un rôle déterminant. Dans un pays caractérisé par la faiblesse des structures collectives de prise en charge des jeunes enfants, c’est en effet cette forme d’emploi qui a permis l’entrée des femmes sur le marché du travail, mettant ainsi en cause le modèle traditionnel du male breadwinner, où seul l’homme a une activité rémunérée. Ensuite, un certain nombre de restrictions a été apporté dans les prestations versées à des personnes en âge de travailler. Cela a été particulièrement le cas pour les prestations d’invalidité, mais aussi pour les prestations de chômage.

Au Royaume-Uni, l’activation a pris une forme plus contraignante se rapprochant du workfare. En Grande-Bretagne avec les gouvernements conservateurs, l’objectif a été de « rendre le travail payant » (to make work pay) en réduisant fortement le niveau des prestations sociales de façon à ce que leur niveau soit très inférieur aux plus bas salaires, qui, eux, sont aidés par des suppléments familiaux (Family Credit créé en 1986) et en les conditionnant de plus en plus à une activité de formation ou de recherche d’emploi (réforme des allocations chômage remplacées par la Job seekers’ allowance en 1996, qui peut être interrompue si le « chercheur d’emploi » refuse plusieurs propositions de travail). Depuis 1997, l’arrivée des travaillistes n’a pas profondément modifié cette orientation générale des politiques d’emploi, même si l’accent a aussi été mis sur la nécessité d’améliorer la formation des chercheurs d’emploi, mais continuant, dans le cadre du New deal lancé fin 1997, de soumettre toute aide au suivi effectif des programmes de formation et à la recherche d’emploi.

Dans les pays continentaux, les mesures d’activation sont les plus timides. Dans la plupart des cas, les politiques d’emploi sont marquées par une situation paradoxale où perdurent les mesures de retrait du marché du travail (préretraites notamment) tandis que les gouvernants cherchent à favoriser le retour à l’emploi par des réformes des systèmes d’indemnisation du chômage (accroissant les contreparties de formation ou d’activité), l’augmentation des dépenses de formation et la création d’emplois subventionnés.

Le deuxième axe des réformes a concerné le mode de financement de la protection sociale. En effet, le financement par les cotisations a été jugé pénalisant pour l’emploi et des réformes allant dans le sens à la fois d’une fiscalisation et d’un élargissement des assiettes de financement ont été engagées dans les pays continentaux. Cela a été le cas en France avec notamment l’instauration d’une nouvelle forme de financement de la protection sociale, la contribution sociale généralisée (Csg) en 1991. Plus récemment, face à la montée du chômage allemand surtout à partir du milieu des années 1990, le débat s’est, là aussi, focalisé sur le poids des charges sociales. Une nouvelle forme d’impôt écologique prélevé sur les activités polluantes et affecté aux dépenses sociales a été créée en 1998. Des débats de ce type se développent en Belgique ou en Autriche.

Une troisième série de réformes destinées à favoriser l’emploi est partie d’une approche très différente, visant non pas à restreindre l’accès à certaines prestations monétaires, mais au contraire à faciliter l’accès à certaines prestations de service destinées à permettre une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie familiale.

La stratégie qui cherche à développer la création de services sociaux aux personnes (enfants, personnes âgées, handicapés…) apporte des avantages dans des domaines multiples. En premier lieu, elle est doublement créatrice d’emplois : pour les femmes d’abord qui, grâce à des services de garde d’enfants ou de prise en charge des personnes âgées dépendantes, peuvent travailler plus facilement ; pour les personnes qui seront employées dans ces services ensuite. De plus, cette stratégie devient de plus en plus une condition pour maintenir des taux de fécondité élevés dans un pays, car les femmes souhaitent travailler et, en l’absence de services collectifs, renoncent souvent à avoir des enfants comme l’illustre le cas des pays du Sud. Enfin, une telle stratégie apparaît comme l’un des moyens les plus efficaces de lutter contre la pauvreté des enfants. En effet, l’une des meilleures protections contre la pauvreté infantile réside dans le fait que les femmes travaillent, qu’il s’agisse du cas des familles monoparentales ou de femmes vivant en couple. Les taux de pauvreté sont toujours plus bas dans les familles où les parents travaillent.

Au regard de ce troisième axe de réformes, la situation des différents pays européens demeure très contrastée. En effet, les services collectifs déjà très développés dans les pays scandinaves le sont restés, avec des taux d’activité des femmes très développés. En revanche, dans les pays d’Europe du Sud, cette orientation demeure très minoritaire. Le cas de la France apparaît paradoxal. D’un côté en effet, le système, grâce à des aides diversifiées à la garde d’enfants, favorise le maintien sur le marché du travail d’une partie des femmes. Mais de l’autre côté, un certain nombre d’incitations au retrait du marché du travail ont été mises en place en direction des femmes plus modestes et peu qualifiées.

Des politiques tournées vers l’offre

En matière de politique macroéconomique, la mise en place du marché européen (qui garantit une libre compétition entre toutes les firmes européennes) et les critères du traité de Maastricht puis du pacte de stabilité de l’euro (qui correspondent à une vision cohérente de politique économique : dette et déficit public réduits, inflation limitée, taux de change fixes) sont significatifs de l’adoption collective d’un nouveau paradigme de politique économique, différent des politiques keynésiennes. Il s’agit de politiques de l’offre (monétariste, néoclassique) qui promeuvent la libre concurrence (dérégulation, flexibilisation) et reposent sur l’orthodoxie budgétaire (dette et déficits réduits, taux d’intérêts bas, taux d’inflation réduits). Alors que ce changement des politiques macroéconomiques a commencé dès la fin des années 1970 et s’est effectué tout au long des années 1980 dans les différents pays européens, les politiques sociales ont longtemps continué de fonctionner sur les logiques du passé (keynésien). Les politiques sociales se sont trouvées en crise du fait de ce décalage avec les logiques (économiques) globales nouvelles.

Trois raisons peuvent expliquer la persistance de ce décalage tout au long des années 1980 et 1990. Tout d’abord, nous l’avons vu, les phénomènes de contraintes institutionnelles et de poids du passé rendent difficiles toutes réformes en profondeur de la protection sociale. En deuxième lieu, de nombreux pays ont utilisé les politiques sociales traditionnelles pour amortir les conséquences sociales des changements de politiques économiques (notamment hausse du chômage) liées aux politiques de rigueur budgétaire et salariale ainsi qu’aux restructurations industrielles. En troisième lieu, alors que les politiques économiques se trouvent de plus en plus définies au niveau européen (voire mondial) du fait de la mise en place de la monnaie unique notamment, les politiques sociales sont restées du domaine de la compétence des gouvernements nationaux, rendant ainsi plus difficile la définition collective de politiques sociales cohérentes avec les politiques économiques dominantes en Europe.

À la fin des années 1990, face à ce décalage croissant entre orientation des politiques économiques et orientations générales des politiques sociales, un enjeu global marque les réformes des politiques sociales : il s’agit d’opérer un réajustement des politiques sociales de façon à les rendre compatibles avec les nouvelles normes économiques.

À travers les travaux de nombreux économistes, soutenus par les rapports publiés d’abord par l’Ocde, puis par l’Union européenne, de nouvelles normes d’action en matière de protection sociale se diffusent en Europe. Il s’agit d’adapter les systèmes de protection sociale à une politique d’offre et non plus de demande. Selon les nouvelles normes en cours d’élaboration, l’État-providence doit être mis au service de la compétitivité. Les réformes doivent rendre les systèmes de protection sociale plus favorables à l’emploi en réduisant leur coût (notamment les charges sociales qui pèsent sur le travail) et non plus en augmentant les dépenses sociales. Autre principe général congruent avec la nécessité de contrôler les dépenses, il s’agit de cibler l’intervention publique sur ceux qui en ont le plus besoin et non plus de promouvoir des politiques sociales universelles. Il s’agit enfin de faire appel à tous les acteurs de la protection sociale : État, mais aussi marché, famille, secteur associatif pour promouvoir une protection sociale qui serait plus efficace et proche des individus que celle délivrée par des administrations.

Les programmes sociaux doivent aussi être plus favorables à l’emploi et offrant des prestations plus incitatives, qui rendent préférable de travailler plutôt que de recevoir une prestation sociale à ne rien faire. Dans tous les pays européens, nous avons vu cette tendance à l’activation des dépenses sociales se développer. Les politiques d’emploi et politiques sociales sont de plus en plus fondées sur la modération salariale, la limitation de l’augmentation des dépenses sociales, le développement des emplois atypiques, et la restructuration des prestations de façon à les rendre favorables à l’emploi (employment friendly).

Ces mesures impliquent des réformes profondes de la protection sociale dans la mesure où il ne s’agit pas seulement de modifier les paramètres et les instruments de politiques sociales déjà existants, mais bien de modifier l’esprit, la logique d’ensemble et les façons de faire de la protection sociale traditionnelle. Il ne s’agit plus seulement de réduire les dépenses sociales, mais bien de restructurer la protection sociale autour d’un socle fondamental nouveau. Ces politiques, qu’elles soient totalement nouvelles ou qu’elles réforment des dispositifs existants, reposent sur une conception nouvelle de la protection sociale – dont la fonction devient de modifier les comportements, et non plus de protéger les individus contre des risques. On parle souvent de passer de dépenses passives de protection sociale à des dépenses actives. Il faut moins fournir un revenu de remplacement (se substituer au marché du travail), qu’inciter (de façon plus ou moins coercitive) le retour sur le marché du travail. Il s’agit de passer de la garantie d’un revenu de remplacement hors marché (decommodification) à une stratégie d’incitation visant à favoriser le retour à l’emploi et à ramener les individus sur le marché (recommodification).

En Europe, beaucoup dénoncent ce retour vers le marché, souvent marqué par des politiques (néolibérales) du marché du travail. D’autres interprétations prônent cependant une version alternative et positive (d’un point de vue de politique sociale) de ces tendances, marquée par le passage d’une action réparatrice à une action préventive, d’une réorientation des dépenses sociales qui doivent moins se focaliser uniquement sur les hommes âgés (dépenses de retraites) et plus vers des investissements sur le futur : les enfants et les femmes (politiques de lutte contre la pauvreté des enfants, politiques d’éducation et de formation initiales, politiques visant à rendre compatibles la vie familiale et la vie professionnelle). On parle alors de réorienter les dépenses sociales de la compensation, et de l’indemnisation vers l’investissement social. De plus en plus de réflexions menées au niveau européen s’orientent vers cette voie nouvelle, visant à la fois à promouvoir une restructuration de la protection sociale, et à instaurer de nouveaux droits sociaux, mieux adaptés aux nouveaux contextes économiques et sociaux.

Pourquoi nous avons besoin d’un nouvel État-providence

C’est sous ce titre que quatre chercheurs ont récemment travaillé à la redéfinition d’une nouvelle architecture pour la protection sociale européenne au xxie siècle : Gøsta Esping-Andersen, Duncan Gallie, John Myles et Anton Hemerijck15. Il s’agit de l’un des travaux les plus importants et cohérents actuellement produits sur ces questions, qui tente de trouver une définition des politiques sociales nouvelles qui ne soit pas purement une déclinaison des politiques sociales promues par les économistes néoclassiques (néolibéraux) tout en s’inscrivant dans le nouveau contexte économique dominant. Ces idées se sont peu à peu diffusées et pourraient inspirer les voies du renouveau du modèle social européen.

G. Esping-Andersen et ses collègues cherchent à définir les transformations des politiques sociales et d’emploi nécessaires pour accompagner et contribuer à l’émergence en Europe de l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique au monde (objectif que s’est fixé l’Europe au sommet de Lisbonne en mars 2000). L’heure n’est plus au rafistolage des systèmes issus du passé mais à l’élaboration de nouveaux principes et de nouvelles pistes pour les politiques sociales et les politiques d’emploi. Il s’agit moins d’élaborer un nouveau plan Beveridge ou Laroque que de mettre en avant de nouveaux principes et lignes générales d’action. Les auteurs sont en effet suffisamment conscients des différences entre les systèmes nationaux de protection sociale et de l’impossibilité de faire table rase du passé pour prétendre promouvoir un nouveau modèle social européen clé en main.

En revanche, l’objectif est de souligner les réorientations nécessaires pour permettre aux citoyens européens de vivre dans les meilleures conditions sociales possibles la transition d’une économie essentiellement industrielle à une économie de service, qui mobilise des emplois de plus en plus qualifiés, mais fait aussi appel aux services à la personne, souvent très peu qualifiés. De nouveaux risques de polarisation sociale apparaissent avec la transformation des économies, et notamment avec le développement d’emplois peu qualifiés et mal rémunérés. Pour faire face à ces nouveaux risques, G Esping-Andersen propose de moins se soucier de l’égalisation des conditions de vie (qui était un des objectifs de l’ancien État-providence), que de garantir une égalité des chances tout au long de la vie, et notamment d’éviter à quiconque de rester piégé dans des emplois de mauvaises qualités (les MacJobs) ou dans des situations de marginalisation sociale. L’enjeu est d’abandonner une perspective statique pour adopter une perspective dynamique qui pense les problèmes sociaux en termes de cycle de vie. Cette perspective doit permettre de passer d’une stratégie de politiques sociales réparatrices et compensatrices à une stratégie préventive et d’investissement social. Il s’agit donc d’exposer une stratégie cohérente et articulée de restructuration des systèmes européens de protection sociale à partir d’une réflexion sur chacune des phases du cycle de vie : l’enfance, la compatibilité entre vie familiale et vie professionnelle et l’égalité entre les genres, les conditions de la vie active, la retraite, tout en soulignant les interconnections entre chacune de ces dimensions.

Alors que les systèmes actuels de protection sociale dépensent de plus en plus pour les personnes âgées, G. Esping-Andersen et de nombreux autres chercheurs européens soulignent la nécessité d’investir dans les enfants. Plutôt que de lutter contre l’exclusion sociale une fois qu’elle est réalisée, plutôt que de devoir reformer une main d’œuvre sur le tard, il paraît plus judicieux de promouvoir une démarche préventive centrée sur l’enfance. Lutter contre la pauvreté des enfants et leur garantir les meilleures conditions de garde et d’éveil doit à la fois permettre de prévenir l’exclusion (la pauvreté sévit le plus chez les adultes issus de milieux pauvres) et préparer une main-d’œuvre mieux formée, qualifiée et flexible (les difficultés scolaires peuvent être évitées grâce à une socialisation précoce en crèche). Pour ce faire, il semble nécessaire à la fois de garantir un revenu minimal à toutes les familles (donc de ne pas abandonner les anciennes politiques distributives, voire de les développer dans le cas de pays où les prestations sont résiduelles) et de favoriser le développement des modes collectifs de prise en charge des enfants qui garantissent une bonne socialisation primaire, une future capacité d’apprentissage qui permettra plus tard de développer les capacités intellectuelles adaptées à une économie de la connaissance et des services16.

Le développement des services sociaux de prise en charge des enfants et d’autres personnes dépendantes permet en outre de réaliser des objectifs définis en fonction du deuxième enjeu, celui qui doit permettre de favoriser l’emploi des femmes et l’égalité entre les femmes et les hommes. Développer des crèches et d’autres services sociaux permet de créer des emplois pour les femmes et permet aux mères de travailler. Le développement de services sociaux et notamment de crèches apparaît ainsi essentiel aussi bien pour les enfants que pour favoriser l’emploi des femmes et rendre compatible vie familiale et vie professionnelle. Favoriser le travail des femmes correspond à une volonté des femmes (acquérir une autonomie financière par rapport aux hommes), mais aussi à un double besoin social : réduire les risques de pauvreté des enfants (la pauvreté des enfants est toujours plus faible dans les ménages où les deux parents travaillent) et augmenter les taux généraux d’emploi (pour dégager des ressources pour les retraites). Mais des politiques favorables aux femmes ne peuvent se satisfaire de la seule compatibilité vie professionnelle/vie familiale, elles doivent aussi insister sur l’égalité entre les hommes et les femmes. Il s’agit bien sûr d’égalité de traitement dans la vie professionnelle (ce que cherchent déjà à favoriser les politiques communautaires). Mais il convient aussi de rééquilibrer la répartition des tâches domestiques entre les hommes et les femmes. La vie des femmes, et notamment leurs carrières, adoptent des traits de plus en plus masculins. Une véritable politique d’égalité devrait aussi viser à féminiser les traits de la vie des hommes, en les incitant à plus s’investir auprès des enfants et des tâches familiales, notamment par le biais de congés paternité ou le développement du temps partiel pour les hommes.

Il s’agit donc de transformer à la fois la vie familiale et la vie professionnelle. Il convient aussi d’améliorer la qualité de la vie active afin de lutter contre la marginalisation et les exclusions inhérentes à l’économie de la connaissance et des services. Fondées sur la mobilité et le renouvellement des compétences, ces économies relèguent ceux dont les qualifications ne changent pas, voire se dégradent au fil de la carrière. Or les travaux peu qualifiés actuels tendent à renforcer la déqualification. Si la formation initiale est essentielle, il convient de transformer et améliorer les emplois de façon à ce que même les emplois très peu qualifiés soient ouverts et l’occasion de renouveler ses compétences, ses capacités d’apprentissage et d’adaptabilité. Les politiques d’activation doivent donc être complétées par des politiques d’amélioration des emplois, de formation professionnelle et d’amélioration des conditions de travail.

Il sera dès lors plus aisé de demander aux individus de travailler plus longtemps et d’augmenter les taux d’emploi, les deux stratégies principales proposées pour résoudre les problèmes des retraites engendrés par le vieillissement démographique. Afin que ces politiques soient acceptées, un principe devrait guider toute réforme des retraites, le principe de Musgrave, qui veut que si l’on modifie les niveaux de cotisations (payées par les actifs) ou bien les niveaux des pensions des retraités, on ne modifie pas le rapport entre salaire net des actifs et revenu net des retraités, afin de maintenir l’équité intergénérationnelle.

Ces grandes orientations pour les réformes visant à renouveler les bases de l’État-providence en Europe doivent bien sûr trouver leurs principes politiques de déclinaison au niveau national. Chaque État doit trouver les voies et moyens d’atteindre les objectifs partagés. L’analyse comparée des réformes nationales permet d’indiquer quelques pistes politiques susceptibles d’aider à la mise en place de nouveaux compromis sociaux. Malgré les contraintes de plus en plus communes, les gouvernements qui l’ont souhaité ont pu trouver des marges de manœuvre politiques pour donner une orientation générale relativement cohérente à leur réforme au sein du nouveau paradigme commun, et élaborer un nouveau compromis politique et social. Certains pays ont développé une stratégie nationale porteuse d’une nouvelle logique d’ensemble pour leurs réformes de leur système de protection sociale (Grande-Bretagne, Danemark, Irlande, Pays-Bas, Suède, Finlande, mais aussi Espagne ou Italie dans certains cas…).

L’analyse des réformes menées dans ces pays montre quelles sont les conditions politiques de réussite de la transformation des systèmes de protection sociale : l’implication de tous les acteurs concernés ; la négociation et la recherche d’un consensus sur le diagnostic, les principes et les objectifs des réformes ; l’élaboration des termes d’un échange politique entre les différents acteurs sur les modalités de la réforme ; l’élaboration d’un discours public et explicite de justification de la réforme ; une stratégie globale et intégrée articulant plusieurs domaines d’intervention (notamment politique salariale, réformes de la protection sociale et politique du marché du travail) ; une transformation mais pas une diminution des droits sociaux. D’autres pays au contraire ont mené des réformes partielles, « incrémentales » et implicites, sans cohérence globale, sans discours de justification ou d’explicitation des objectifs, qui ont abouti à une transformation non maîtrisée de leur système de protection sociale et souvent à une détérioration de la situation sociale de ses habitants (cas de l’Allemagne ou de la France). La différence entre les trajectoires nationales tient sans doute à la différence d’institutions de protection sociale, mais aussi à la capacité politique des élites nationales de dégager une orientation générale claire pour les réformes, et de trouver les termes d’un nouveau compromis social engageant tous les acteurs politiques et sociaux.

  • *.

    Chargé de recherches du Cnrs au Cevipof. Il a publié récemment, Gouverner la Sécurité sociale, Paris, Puf, coll. « Le lien social », 2002, coll. « Quadrige » 2005 (2e éd. actualisée), ainsi que la Réforme des systèmes de santé, Paris, Puf, 2004, 2005 (2e éd. actualisée) ; la Réforme des retraites, Paris, Puf, coll. « Que sais-je », 2003, 2004 (2e éd. actualisée).

  • 1.

    Cet article provient de réflexions engagées d’abord pour un programme canadien portant sur la nouvelle architecture de l’État-providence au xxie siècle, dirigé par Jane Jenson. Voir Canadian Policy Research Networks Inc. (Cprn), http://www.cprn.org. Une version a aussi été publiée sous la forme d’une note de la Fondation Jean-Jaurès, note numéro 13, août 2005, http://fondatn7.alias.domicile.fr/bdd/doc/ne13.pdf

  • 2.

    Ainsi, les seules dépenses d’assurance sociale, collectives et obligatoires de l’Europe de l’Ouest sont passées en moyenne de 9, 3 % du produit intérieur brut (Pib) en 1950 à 19, 2 % en 1974 (voir P. Flora, Growth to Limits, Berlin, De Gruyter, 1986, p. XXII), les dépenses sociales (entendues dans un sens large, incluant les dépenses de logement et d’éducation) étant passées de 10 à 20 % du Pib à plus du quart voire du tiers du Pib selon les pays en fin de période. Ce sont les dépenses sociales qui expliquent la quasi-totalité de l’augmentation des dépenses de l’État au cours de ces années.

  • 3.

    Karl Polanyi, The Great Transformation, Boston, Beacon Press, 1944.

  • 4.

    Gøsta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, Cambridge, Polity Press, 1990, p. 3.

  • 5.

    Ibid.

  • 6.

    Sur le modèle de protection sociale promu par la Banque mondiale, voir Bruno Palier et Louis-Charles Viossat (sous la dir. de), Politiques sociales et mondialisation, Paris, Futuribles, 2001, où sont présentées mais aussi discutées et contestées les approches de la Banque mondiale.

  • 7.

    Fritz W. Scharpf et Vivien A. Schmidt (eds), Welfare and Work in the Open Economy, Oxford, Oxford University Press, 2000 (2 vol.).

  • 8.

    Voir G. Esping-Andersen, Welfare States in Transition, National Adaptations in Global Economies, Londres, Sage, 1996.

  • 9.

    Paul Pierson (ed.), The New Politics of the Welfare State, Oxford, Oxford University Press, 2001.

  • 10.

    Outre les travaux cités précédemment, on peut encore mentionner : Maurizio Ferrera et Martin Rhodes (eds), “Recasting European Welfare States”, West European Politics, vol. 23, no 2, avril 2000 ; Evelyne Huber et John D. Stephens, Development and Crisis of Advanced Welfare States, Parties and Policies in Global Markets, Chicago, University of Chicago Press, 2001 ; Stephan Leibfried (ed.), The Future of the Welfare State, Cambridge University Press, 2001 ; Rob Sykes, Bruno Palier et Pauline Prior (eds), Globalisation and European Welfare States: Challenges and Changes, Londres, Palgrave, 2001 ; Peter Taylor-Gooby (ed.), Welfare States Under Pressure, Londres, Sage, 2001 ; Christine Daniel et Bruno Palier (sous la dir. de), la Protection sociale en Europe. Le temps des réformes, Paris, La Documentation française, 2001 ; B. Palier et L.-C. Viossat (sous la dir. de), Politiques sociales et mondialisation, op. cit. ; Bernhardt Ebbinghaus et Philip Manow, Comparing Welfare Capitalism, Social Policy and Political Economy in Europe, Japan and the Usa, Cambridge, Routledge, 2001 ; Duane Swank, Global Capital, Political Institutions, and Policy Change in Developed Welfare States, Cambridge University Press ; Harold Wilensky, Rich Democracies: Political Economy, Public Policy, and Performance, University of California Press, 2002.

  • 11.

    Voir notamment Ocde, The Welfare State in Crisis, Paris, Ocde, 1981 et H. Heclo, “Toward a new Welfare State”, dans P. Flora, Heidenheimer (eds), The Development of Welfare States in Europe and in America, Londres et New Brunswick, Transaction Book, 1981, chap. 11, p. 383-406.

  • 12.

    Pour la France, voir B. Palier, Gouverner la Sécurité sociale, op. cit.

  • 13.

    Ce qu’elles n’ont réussi que partiellement. En effet, les dépenses sociales ont partout fortement crû au début des années 1990, puis ont été stabilisées au cours des années 1990 dans la plupart des pays européens, mais sont souvent reparties à la hausse au début des années 2000.

  • 14.

    Cette partie reprend nos travaux menés avec Christine Daniel, publiés dans C. Daniel et B. Palier (sous la dir. de), la Protection sociale en Europe…, op. cit., chap. 1.

  • 15.

    Gøsta Esping-Andersen, Duncan Gallie, John Myles et Anton Hemerijck, Why we Need a New Welfare State, Oxford University Press, 2002.

  • 16.

    La France ne semble pas suivre cette voie puisque, en 2004, les enfants de moins de trois ans ne sont plus que 8 % à aller en crèche, alors qu’ils étaient près de 20 % au début des années 1980 (Drees, 2003).