
Picasso. Baigneuses et baigneurs
Musée des beaux-arts de Lyon
Par la précision de son thème, cette exposition Picasso offre une coupe transversale de l’œuvre du peintre. Elle montre la façon dont la sensibilité cubiste a révolutionné la représentation des corps.
S’il est un sujet qui traverse comme un leitmotiv l’œuvre de Picasso, c’est bien celui des scènes de bains. Peut-être parce que, dans l’exposition des corps dénudés sur fond d’éternels paysages, simplifiés à l’extrême, de bords de mer, elles s’affranchissent de toute temporalité, de toute histoire, pour donner à voir, épurée, la chair dans sa relation quasi élémentaire, intime, à un espace archaïque, à un monde terraqué – constitué, donc, de terre et d’eau, d’ocre et de bleu, où l’iode, le sel et le minéral investissent jusqu’en leurs tréfonds les êtres pour les transmuer tels que les voit ou les pressent l’artiste.
Au fil de décennies de création, ces êtres de plage et de grève vont s’affranchir de leurs attributs humains pour n’être plus que lignes et volumes, résultats de métamorphoses où les baigneuses (et les baigneurs à un moindre degré), en tant que sujet traditionnel inspiré par la littérature tant mythologique que biblique – faut-il rappeler les innombrables Diane au bain, de Clouet à Watteau, en passant par Boucher, Coypel, les Suzanne surprise par les vieillards, les nymphes, et toutes les baigneuses du xixe siècle, de Manet, de Delacroix, de Boudin, de Renoir ? –, développent, perçus selon plusieurs points de vue, leurs avatars difformes et monstrueux, où s’exprime une féminité dérogeant à tous les canons de la beauté stéréotypée des corps de femmes au profit de formes bien plus anciennes, comme celles des Vénus de la préhistoire – telle la Vénus de Lespugue, dont on sait que Picasso possédait un moulage.
Sur cette base esthétique, on pourrait, reprenant Baudelaire, faire dire à telle baigneuse : « Je suis belle, ô mortels, comme un monstre de pierre. » C’est comme si des siècles de culture artistique étaient abolis et qu’on en revenait aux expressions premières et primitives d’un art des cavernes sans grotte mais avec littoral ; où les rivages sont investis par des bêtes aussi secrètes que discrètes, poissons de roche, crustacés, aux apparences monstrueuses, mal démarquées du végétal, de l’animal et du minéral, sans séparation entre les règnes – comme dans ces courts métrages, datant des années 1930, de Jean Painlevé montrant oursins, caprelles, pantopodes et autres hippocampes ; où les rochers eux-mêmes – tels ceux de Ploumanac’h photographiés en 1936 par Eileen Agar dont Picasso a pu, la même année, contempler les tirages – sont comme la pétrification médusée de corps immobiles, transformés en granit rose.
Au-delà du continuum thématique englobant plus de cinquante années de création, ce qui, dans Baigneuses et baigneurs, se donne à voir, c’est un imaginaire personnel évolutif (de 1908 à 1961), du figuratif presque jusqu’à l’abstraction, déterminé par des données biographiques peu contestables. Picasso est, comme on sait, un homme de mer et de soleil : né à Malaga, il va grandir à La Corogne puis à Barcelone. S’il est parisien pendant plus de quarante ans (de 1904 à 1948), c’est pour, en bonne compagnie, séjourner l’été à Biarritz, à Cannes ou à Dinard, avant de s’installer définitivement dans le Midi.
L’exposition présente ainsi une rêverie balnéaire singulière, orchestrée par une scénographie chronologique, avec une mise en parallèle de tableaux d’inspirateurs évidents et déclarés : ainsi de Manet (Sur la plage, 1873), de Cézanne (Cinq Baigneuses, 1877-1878), de Puvis de Chavannes (Étude pour « Vision antique », vers 1885), de Gauguin (Nave nave mahana, 1896), de Derain (Baigneuses, 1908) et d’œuvres d’artistes directement contemporains de Picasso, comme le peintre et sculpteur Henry Moore (Two Seated Figures, 1924) et Francis Bacon (Painting, vers 1930, et Composition [figures], 1933), comme de la jeune sculptrice Elsa Sahal (Bouche no 2 et Main no 1, 2014).
Dans la mythologie personnelle de Picasso, les toutes premières baigneuses apparaissent dans les profondeurs sylvestres, suivant une tradition picturale bien établie, dont la manifestation la plus proche se trouve dans les Cinq Baigneuses de Cézanne. C’est l’époque (1907-1908) où l’artiste se libère des modèles classiques de la représentation pour exprimer la vision du monde impliquée par le cubisme. Dans ces esquisses où alternent nus et troncs d’arbres schématiques, l’influence est déjà nette de la sculpture africaine ainsi que la stylisation géométrisée des corps, qui vont trouver une expression plus accomplie dans les grands chefs-d’œuvre réalisés au Bateau-Lavoir que sont Trois Femmes et La Dryade (1908).
La décennie qui suit va être marquée de nouvelles expériences et d’un retour à un néoclassicisme pictural, dont tout académisme sera toutefois exclu. Picasso, qui vient d’épouser Olga Khokhlova, danseuse des Ballets russes, découvre à Biarritz les bains de mer, qui lui inspirent deux tableaux de très petit format. Les Baigneuses (1918) représentent trois femmes en costume de bain dans trois attitudes différentes, l’une allongée, l’autre assise, la dernière debout, sur fond de grève rocheuse, de mer verte et de ciel bleuâtre d’où se dégage la blancheur de nuages, d’un phare et d’une voile. Avec la presque immobilité de ces personnages contrastent le dynamisme et la force vitale des Deux femmes courant sur la plage (1922) dont les mouvements (on pense à quelque culte dionysiaque, à la transe de deux Ménades) mêlent, hors de tout souci de proportion, membres et chevelures en une même exaltation bandée vers la vitesse et vers le haut, pénétrant à bras tendus, comme on nagerait, l’espace d’un bleu dont les intensités fondues démarquent à peine mer et ciel.
C’est cette même absence de proportions que Joueurs de ballon sur la plage (1928) va mettre en exergue. Il s’agit ici encore d’un petit tableau montrant deux représentations possibles de deux corps de plagistes, chacun jouant au ballon, l’un paraissant sous forme d’une silhouette dans ce qui peut être une tente ou une cabine de plage, l’autre, qui occupe presque l’entièreté du tableau, sous la forme déstructurée d’un corps de femme filaire, aux membres exagérément allongés, stylisés, qui semble, hors de toute contrainte de perspective, s’appuyer sur des rochers. On perçoit, avec Figures au bord de la mer (1931), une évolution dans la figuration, peut-être inspirée par la statuaire (dont celle de Julio González, qui initie Picasso à la réalisation de sculptures soudées en 1928), impression de volume donnée par des jeux d’ombres sur une matière de tons moins charnels que métalliques, et cela dans des dimensions qui sont celles, naturelles, des corps représentés.
Mais c’est surtout dans la série des trois toiles de février 1937, Femme assise sur la plage, La Baignade et Grande Baigneuse au livre, toutes de grand format, que s’exprime avec le plus d’évidence cette impression de corps en plusieurs dimensions, avec, au moins pour La Baignade, le retour de la narration picturale. Deux femmes au corps déstructuré jouent, telles des enfants, avec un bateau miniature, tandis qu’au loin, juste au niveau de la ligne d’horizon, émerge la tête scrutatrice et potentiellement menaçante d’un nageur ou d’un monstre marin. Les années de la guerre d’Espagne donnent lieu à des représentations plus violentes, aux couleurs plus criardes, comme dans ces Baigneuses à la cabine (1938) où la plume, l’encre de Chine, les crayons de couleur et le crayon graphite se livrent à un travail de stries sur des corps apparaissant comme torturés.
Picasso s’installe dans le sud-est de la France à partir de 1948, à Vallauris d’abord, puis à Cannes. Il réalise en 1956 une série de six statuettes composées de bois de rebut (elles seront par la suite fondues en bronze), intitulée Les Baigneurs, dont il reprendra les motifs et les personnages dans l’imposant Baigneurs à la Garoupe (1957). Il faudra attendre 1961 pour qu’il revienne à un tableau de bord de mer avec Femme nue allongée sur la plage, où dominent l’ocre et le bleu sur lesquels se détachent une première femme debout, stylisée à l’extrême dans une sorte de nimbe blanc triangulaire, et une seconde allongée sous un parasol, toute de courbes blanches et difforme.
Parmi toutes ces évolutions, présentées chronologiquement dans un légitime souci pédagogique, une question hante nécessairement le visiteur : comment l’œil de 2020 peut-il s’accommoder de telles outrances, dans un contexte où le corps féminin n’est plus celui des années folles, ni de l’entre-deux-guerres, ni des années 1950 ? Corps déstructurés, seins fruits gigantesques, doigts boudinés, membres pattes de crabe, visages sans relief ni expression… Pourtant, cela parle, toujours et encore, à l’immédiateté d’une perception archaïque, celle même qui est à l’œuvre dans ces tableaux.