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La Hongrie, de l'Empire à l'Europe. Pierre Kende, Istvan Bibo, François Fejtö : trois historiens en confrontation

Pierre Kende, Istvan Bibo, François Fejtö : trois historiens en confrontation

L’évolution autoritaire de la Hongrie surprend en Europe. Mais que sait-on de son histoire nationale ? En faisant dialoguer trois historiens de la génération de la dissidence, on suit une opposition au long cours entre identité nationale et choix démocratiques, à laquelle l’entrée dans l’Europe n’a pas su apporter de réponse.

Réfugié, économiste, historien : en un demi-siècle, ou presque, j’ai connu plusieurs Pierre Kende. L’émigré, celui qui avait fui la répression du premier Janos Kadar, le témoin d’un épisode fulgurant et décisif dans l’histoire de l’Europe, a participé avec quelques autres au grand travail d’éclaircissement, de désabusement d’une génération d’intellectuels français. Il s’est mêlé à plusieurs des groupes où ce travail se poursuivait : Socialisme ou barbarie, Esprit, le séminaire de Raymond Aron en particulier. Il y a eu aussi un Pierre Kende économiste, non seulement le critique de l’économie centralisée, mais autour de 1968, en liaison avec les cercles de la deuxième gauche qui partageaient son antitotalitarisme, critique de la société de consommation, de cette sorte d’expansion dans l’insatisfaction, expansion de l’insatisfaction à quoi nous sommes plus que jamais rivés, comme Sisyphe à son rocher. Ces thèmes ont été, alors et depuis, traités avec trop de naïveté et de simplisme, et Pierre me paraît s’en être détourné.

Ceci n’implique pas que les questions alors posées ne fussent pas pertinentes et qu’on n’y reviendra pas. Simplement, pour le meilleur et pour le pire, notre histoire a pris un autre cours. De cela Pierre Kende a eu une conscience très vive. Je me souviens en particulier d’un débat dans Esprit avec Akos Ditroï dont l’enjeu était d’identifier l’horizon politique et culturel immanent à la dissidence est-européenne1. P.Kende considérait les références au socialisme démocratique, à l’autogestion… comme autant de moyens d’instiller progressivement du libéralisme dans les idéologiques et les systèmes communistes pour les mettre en crise. Ce n’était pas une troisième voie mais une transition dissimulée, une ruse plus ou moins consciente. Au fond, les sociétés de l’Est n’avaient pas d’autre aspiration que de s’occidentaliser, d’avoir part au pluralisme politique et au marché. Cette vue lucide et, pour certains des amis de Pierre Kende, dégrisante (sobering dit-on en anglais) voire décevante, visait en fait un certain populisme, affirmant que les peuples de la tierce Europe (entre l’Occident et l’Urss) plus solidaires, plus organiquement unis avaient des ressources originales, étaient porteurs d’une vision sociale riche d’avenir. La brève histoire de Solidarnosc, son année d’existence légale (1980-1981), allaient relancer ces idées et ces espérances sans leur donner plus de consistance.

D’une certaine manière le troisième Pierre Kende, l’historien, celui qui réfléchit à l’histoire de la Hongrie dans son ouvrage le Défi hongrois2, reprend ces questions-là, du moins il les évoque et les replace en s’interrogeant après d’autres, ses amis ou ses maîtres (François Fejtö et Istvan Bibo, notamment, que nous allons évoquer ensuite) sur le spleen hongrois, sur la conscience de victime de ce peuple, sur la valeur de l’aboutissement actuel : espérance ternie, aboutissement réussi mais peu satisfaisant qui a conduit la nation magyare « de Trianon à Bruxelles ». La voie réaliste en effet laisse de côté des aspirations confuses et tenaces que Victor Orban exploite et avive. Comme entre les deux guerres, ces aspirations mêlent des nostalgies de chrétienté, à la fois irréalistes et agressives, discriminantes surtout, et le sentiment lancinant d’une amputation, dû à la proximité de communautés hongroises séparées. Pierre Kende souligne l’agressivité d’une droite prétendant au monopole de l’hongarité. Mais aux aspirations déraisonnables et récurrentes qu’elle exploite, son livre ne me paraît opposer que l’entrée difficile mais réussie dans une normalité européenne plus problématique que ne le pensent les nouveaux arrivants. Le livre exprime l’espoir d’une politique dépassionnée en Hongrie. Mais, pour obtenir cet apaisement, suffit-il de conjurer de vieux démons ? L’issue n’est-elle pas comme barrée par une question préalable : après l’échec en 1945 d’une histoire austro-hongroise puis hongroise, après quarante années de confinement et d’aliénation sous le communisme, de quelle histoire la Hongrie nouvelle est-elle capable et désireuse ? La conflictualité politique qui persiste après l’émancipation n’est-elle pas liée à l’absence de réponse à cette question ?

La réponse à cette interrogation identitaire n’appartient pas à un étranger, mais en tant qu’observateur sinon engagé du moins intéressé, impliqué même en tant qu’Européen, il peut se demander quelles lumières sur cet avenir possible on peut tirer de la sorte de bilan de l’histoire hongroise depuis presque deux siècles, à quoi se livre Pierre.

Quel projet national?

À lire Pierre Kende (mais aussi François Fejtö et Istvan Bibo), on n’échappe pas au sentiment que les données déterminant le déroulement du drame hongrois se fixent entre 1848 et 1867, entre l’échec de Kossuth à faire vivre une indépendance républicaine et le succès de Déak obtenant, dans le cadre de la double monarchie, une quasi-indépendance en même temps que la prépondérance magyare sur la Transleithanie. Dans les deux cas, la difficulté est de concilier la démocratie avec une composition hétérogène du corps politique. Kossuth avait échoué à rallier les minorités périphériques (Slovaques, Roumains, Croates) qui, au contraire, appuyaient la répression habsbourgeoise. Mais, après Solferino et Sadowa, François-Joseph, renonçant au centralisme uniformisateur et égalitaire de l’après 1849, conclut avec les leaders de la résistance passive hongroise un compromis qui leur garantirait non seulement une large autonomie mais la prépondérance dans une moitié de l’Empire où les « allogènes » étaient nombreux et en certains endroits majoritaires. Dans de telles conditions, la démocratie était pour le moins bridée : d’abord parce que l’indépendance était un choix impossible et aussi, surtout, parce que le suffrage universel, qui aurait permis aux sécessionnismes croate, roumain et slovaque de s’assurer une légitimité était inapplicable. En se prémunissant ainsi contre les allogènes, la noblesse hongroise, seule classe politique, s’empêchait d’étendre le suffrage aux paysans et aux ouvriers donc à la grande majorité de « son » peuple. C’est pourquoi Istvan Bibo, disciple de Kossuth, critique avec force le piège, l’impasse que fut pour les Hongrois la double monarchie, période néanmoins pour le pays de développement économique, d’épanouissement culturel et de liberté d’expression.

Dans Misère des petits États d’Europe de l’Est3, la critique de Bibo est radicale : la collectivité politique hongroise (la « politie » dit Pierre Kende empruntant au grec et à l’anglais) a eu peur de la démocratie, peur de l’éclatement qui aurait pu résulter de sa mise en œuvre. Elle a préféré un régime de libertés aristocratiques, de privilèges défendus. On dira que l’Angleterre aussi a commencé par la liberté aristocratique et que ce point de départ n’a pas été un handicap, mais l’Angleterre avait un peuple homogène où le non-conformisme protestant avait implanté des ferments de liberté très actifs, d’où le chartisme et l’extension progressive du droit de vote. En Europe centrale au contraire, ce que Bibo appelle la noblesse territoriale est restée longtemps prépondérante interdisant à la fois une démocratisation par l’organisation ouvrière à l’anglaise et un développement à la française où l’État fort a unifié la société, à quoi s’est ajouté pour la monarchie qui coiffait le système, les Habsbourg, le handicap d’être étrangère donc suspecte et pour l’aristocratie hongroise le fait d’être souvent protestante en face d’un peuple catholique.

Pierre Kende ne me paraît pas, bien qu’il s’y réfère sans la critiquer, reprendre la thèse de Bibo. Pour lui, la double monarchie n’était pas une impasse, il voit même dans le peu de cas que fait la mémoire nationale de cette heureuse période le symptôme d’un dolorisme condamnable. La divergence est encore plus claire quand Bibo analyse le régime Horthy (plutôt traditionaliste que fasciste, du moins dans sa période modérée de 1922 à 1941), comme une continuation dégradée de la double monarchie. Signes de continuité : l’obsession de récupérer toute la Hongrie historique, le dédain du suffrage universel, la nostalgie monarchique que manifeste le titre de régent attribué à l’amiral. Pierre Kende, au contraire, pense que la démocratie incomplète, aristocratique, aurait pu être élargie et approfondie, qu’elle l’aurait été sans doute sans le choc de la guerre et surtout celui de Trianon.

Cette opinion va à l’encontre de l’argument central de Bibo, pour qui il y avait contradiction entre la composition multinationale du corps politique et la mise en œuvre d’une vraie démocratie. Selon Bibo (auquel l’instabilité de la démocratie en Pologne, en Yougoslavie et même en Tchécoslovaquie dans l’entre-deux-guerres donne plutôt raison), la démocratie n’est viable que dans le cadre d’une nation dont l’identité est assurée. Au contraire, Pierre Kende suggère à plusieurs reprises qu’il était possible en accordant des droits collectifs aux minorités de débloquer la route de la démocratie hongroise. Pourquoi pas ? Il n’empêche qu’il y avait un saut à faire, un risque d’éclatement à assumer, et que les dirigeants hongrois se sont montrés incapables de le faire. Choix qui montre combien les valeurs nationales et les valeurs démocratiques étaient pour eux dissociées, les premières ayant priorité.

Selon que l’on s’en tient au principe qui associe (qui soigne l’une par l’autre pourrait-on dire) nation et démocratie ou que l’on pense qu’une structure métanationale démocratisée (comment ?) est de nature à civiliser les nations, on juge différemment la guerre de 1914 et les traités subséquents. Pour François Fejtö4, comme pour Pierre Kende, la guerre a suscité l’effondrement d’un cadre politique utile et non sans avenir en même temps qu’une catastrophique mutation des valeurs politiques en Hongrie. Tous deux tendent donc à présenter ce pays comme la victime majeure d’un conflit dans le déclenchement et la conduite duquel il n’a guère eu de responsabilité. Bibo au contraire, qu’il examine la culture politique de l’Allemagne ou celle de la Hongrie, non seulement ne manifeste aucun regret de l’empire des Habsbourgs mais insiste dans les deux cas sur la permanence de certaines « déformations » dont l’origine historique est bien plus ancienne que la Première Guerre mondiale : réticence devant la révolution démocratique, fausse évaluation de soi, fantasmes accusateurs à l’encontre des voisins. Évidemment, la critique de Trianon n’est pas la même. Si Bibo reproche aux Alliés de ne pas avoir eu assez de hauteur de vue pour être généreux à l’égard des démocraties qui se cherchaient, en Hongrie comme en Allemagne, il ne leur reproche pas d’avoir démembré l’Autriche-Hongrie mais de n’avoir pas respecté leur propre principe : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Et, pour lui, le traumatisme de Trianon a moins d’importance pour expliquer le régime Horthy que l’attachement persistant aux avantages que procurait l’indéfendable double monarchie.

L’intégration et le rejet : les juifs en Hongrie

Les auteurs que nous essayons de confronter semblent diverger sur la notion même de nation. Pour Bibo, la nation est essentiellement politique, c’est une capacité d’agir ensemble, de se transformer en affrontant l’histoire. En face, on en a une idée plus diffuse, liée d’un côté aux groupes d’origine et de l’autre à un pouvoir qui les surplombe, s’identifiant moins à eux qu’il n’organise entre eux des transactions. On peut essayer de tester ces deux idées de la nation à propos du problème juif en Hongrie auquel tous accordent – à raison – une grande attention. Non seulement parce qu’il s’agit de comprendre l’issue du drame, mais parce la question juive, en Hongrie comme ailleurs, est le révélateur de l’idée ou des idées que l’on se fait de l’identité nationale.

De la fin du xviiie au début du xxe siècle, le pays a reçu un très grand nombre de juifs, venus de Galicie en particulier. Leur assimilation a paru longtemps un succès extraordinaire, sans équivalent ailleurs, avant un retournement brutal au moment de la contre-révolution de 1919, qui a été suivie dès 1920 par une loi fixant un quota de juifs dans les universités. Après 1939, c’est la logique de l’alliance avec Hitler qui a conduit à une série de mesures de discrimination et de cantonnement, au bout de quoi il y a eu le grand délaissement de ceux qui avaient été mis à part et dont la grande majorité n’a pas survécu à une déportation massive vers Auschwitz.

Ce que paraît avoir eu d’exceptionnel le judaïsme hongrois à sa grande époque, celle de la double monarchie, c’est d’un côté les efforts faits par les juifs pour s’assimiler et de l’autre l’importance de leur rôle économique et culturel, mais non politique. Ils ont été, dans une société à dominante rurale et aristocratique, la classe urbaine, entreprenante, innovante, en concurrence pour cela avec la minorité allemande, par contraste avec laquelle ils ont adopté la langue du pays, le magyar. Dans une large mesure, les juifs ont alors occupé une case vide, prenant la place d’une bourgeoisie nationale inexistante, mais sans pouvoir remplacer celle-ci dans son rôle politique, celui de démocratiser le pouvoir et les relations économiques et sociales dans la Hongrie « féodale ». Ils en ont été empêchés par la réticence des libéraux à leur accorder des droits politiques et par la monopolisation aristocratique de la chose publique (conservation jusqu’en 1918 d’un suffrage censitaire très restrictif). Les patriotes hongrois ont pu reconnaître les mérites et les compétences de « leurs » juifs, la contribution de ceux-ci à la prospérité commune, mais ces juifs n’ont pas, comme en France, été entraînés dans une dynamique politique de démocratisation, de redéfinition de l’identité nationale à laquelle ils auraient participé comme les autres. À défaut, ils se sont engagés dans une intégration proche de ce qu’ont connu les juifs allemands, par l’économie, la société et la culture. Adoptant la langue nationale, contribuant à la répandre dans les régions « allophones » où elle était souvent ignorée ou refusée, ils ont souvent changé leurs noms, beaucoup se sont convertis, ils ont modifié leurs pratiques religieuses, au point que le judaïsme libéral est devenu largement minoritaire parmi eux après 1918.

Autant d’efforts, peut-on dire, pour contourner les défenses de la société hongroise, défenses qui n’étaient pas spécifiquement opposées aux juifs mais qui traduisaient dans la couche dirigeante, de culture libérale souvent, une profonde réticence devant la révolution démocratique. Ainsi ce sont les faiblesses et les déficits du corps politique et social hongrois qui fermaient la politique aux juifs tout en leur ouvrant largement l’économie, au point de faire apparaître leur prépondérance (due essentiellement au manque d’une classe moyenne hongroise entreprenante) comme une anomalie et un objet d’envie. Le point de blocage, le point d’arrêt, c’était pour ces juifs hongarisés, la difficulté, faute d’un passage par la pratique de la citoyenneté, d’accéder à la nationalité hongroise telle que les Hongrois eux-mêmes la concevaient. Cette nationalité en effet ne renvoyait pas à un groupe actif et actuel auquel tous pouvaient participer, elle se référait, non pas marginalement comme ailleurs mais principalement, principiellement, à des qualités particulières, ancestrales, aristocratiques, ineffables que les nouveaux arrivants pouvaient difficilement partager, qu’ils devaient plutôt, se plaçant dans une position d’apprenants, essayer d’imiter au risque d’être accusés de singer le modèle. François Fejtö cite à ce propos un essayiste juif, Béla Tabor, dans un livre publié en 1939, reprochant à ses coreligionnaires d’avoir « sacrifié leur propre identité au Moloch du mimétisme protecteur », d’avoir été des « assimilationnistes forcenés ». Cet auteur pointait d’ailleurs en même temps une autre variante de cet assimilationnisme, non pas l’imitation de l’hongarité authentique, mais l’invention d’un homme sans racines, résolument moderne « aveugle à tous les symboles », spécialisé, cantonné dans le rationalisme critique, au risque d’apparaître comme un destructeur des valeurs communes, au risque aussi de se mutiler lui-même, de se couper de ses racines et de sa mémoire non moins brutalement que ceux qui voulaient imiter la nationalité de référence.

Que cet assimilationnisme ait débouché sur une catastrophe, cela est dû surtout aux circonstances extérieures, ce n’était pas inscrit d’avance dans l’histoire de la Hongrie, il reste que pose question l’évidente paralysie des Hongrois, y compris les juifs, devant l’accomplissement de l’entreprise hitlérienne. Et que cette non-réaction renvoie aux défauts de l’idée de soi d’une nation qui a éludé, comme y insiste Bibo, l’épreuve de la mutation démocratique, qui n’a pas introduit dans son idée de soi l’élément de volonté, d’artificialité qui fait de la nationalité un acte, donc un point de rencontre possible entre les « anciens » et les « nouveaux », parce qu’on n’est pas enfermé dans l’immémorial, et que le passé y a subi une profonde réinterprétation. Un sentiment national voué au culte de l’authenticité ne peut offrir un lieu commun vraiment accessible aux arrivants. En somme, la configuration hongroise au début du xxe siècle offrait aux juifs des portes très ouvertes en même temps qu’elle les empêchait d’être vraiment introduits. Ce qui a manqué quand le régime de Horthy s’est engagé dans les ségrégations et mises à l’écart des juifs, illustrant un nationalisme de repli semblable à celui de Pétain, c’est qu’un autre type de nationalisme ait été disponible, un nationalisme politique sur quoi les résistances et les refus auraient pu s’appuyer. Les juifs assimilés en particulier se sont trouvés compromis et paralysés dans un type de nationalisme qui les excluait.

Ceci ne peut qu’alimenter le scepticisme quant à la capacité d’une appartenance qui chevauche les identités – au lieu de les impliquer, de les interroger et de les remanier – à produire une identification commune, une véritable concitoyenneté, avec la solidarité qu’elle comporte, elle manque pour cela de force intégrative. Elle part d’un vœu de tolérance et de reconnaissance des particularités, mais elle risque de devenir une organisation des méfiances mettant les minorités en face d’une majorité établie dans une idée « communautaire », souvent défensive. Cela ne veut pas dire que la grande Hongrie fédérale, dont Pierre Kende et François Fejtö évoquent la possibilité, était exclue, mais qu’elle ne pouvait être un substitut, seulement un complément, à l’intensification et à la démocratisation de l’appartenance commune. Cela veut dire aussi que les Hongrois qui, dans leur politique de magyarisation des périphéries, croyaient imiter le modèle français faisaient erreur, négligeant cette condition préalable que fut naguère pour l’ensemble des Français la conviction qu’ils participaient à une grande entreprise. Bibo insiste pour sa part sur le fait qu’une action commune unifie mieux qu’un compromis. On ne peut en démocratie couper le sentiment d’appartenance de la légitimité politique ; si les deux niveaux existent, il faut que le second l’emporte sur le premier et qu’il dispose comme d’un droit d’intrusion dans les communautés qui forment l’ensemble. Le rêve rétrospectif d’une Autriche-Hongrie démocratisée doit donc être tempéré par la crainte que cette structure hétérogène, une fois libérée de la double tutelle de la monarchie et de l’aristocratie, n’ait favorisé la condensation d’identités secondaires réactives et obsédées d’elles-mêmes.

Ceci nous ramène au point de départ de cette brève réflexion. Les inquiétudes, du moins les insatisfactions, que manifeste Pierre Kende à la fin de son livre sur le fonctionnement politique de la Hongrie post-communiste ne sont pas sans lien avec la discussion sur la Hongrie d’avant 1914 et d’avant 1939. Pierre Kende nous montre en effet un pays mal à l’aise entre une normalité démocratique et libérale pratiquée avec prudence et une démagogie sentimentale, plus confuse que dangereuse qui continue de faire vibrer la corde du patriotisme authentique, comme si entre la démocratie et la nation hongroise une certaine dissonance persistait.

*

Ce hiatus entre le sentiment et la raison n’est sans doute pas sans rapport avec la place mal assurée du souvenir de 1956 dans une mémoire collective qui ne sait pas bien qu’en faire. L’année 1956, malgré l’effort que firent vers 1980 les « dissidents » de la nouvelle génération pour réinterroger l’événement, semble comme étranger non seulement au présent mais aussi à la transition qui s’est accomplie en 1988-1989 dans des conditions sans rapport avec la révolte intellectuelle et ouvrière contre un stalinisme à peine ébranlé. Cet événement ne peut même pas faire figure de prodrome à une émancipation qui fut sans heurt. Que, comme y insiste Pierre Kende, les funérailles d’Imre Nagy ait été le seul rappel (en 1988) de la « flamboyante parenthèse », suggère que la mémoire de cet épisode ne concerne plus que ceux qu’il a émus, voire bouleversés, sur le moment, que c’était en d’autres temps, dans une autre histoire, dont le cours s’est comme perdu dans les sables.

Pourtant, si la démonstration organisée pour le cinquantenaire devant le Parlement de Budapest par le leader du Fidesz relevait de l’histrionisme, elle manifeste aussi que la déshérence actuelle de la mémoire de 1956 est l’indice d’un manque dans le système des valeurs politiques prépondérant. À lire Pierre Kende, j’ai le sentiment que le désir n’est pas éteint de revenir sur ce moment, celui où un autre possible que ce que l’histoire a validé a un moment brisé la capsule de résignation, quand il a paru que le communisme pouvait être vaincu par la démocratie plutôt que désarmé par la société de consommation, donc que l’histoire aurait pu être très différente, non seulement en Hongrie mais dans toute l’Europe.

L’Europe justement ! Pierre Kende désigne Bruxelles comme la destination de la Hongrie. En effet, la Hongrie est en Europe. Mais qu’est-ce que l’Europe ? Le désir d’Europe à l’Est était surtout celui de n’être plus exclu. Mais ensuite ? Pour y jouer quel rôle, contribuer à quelle Europe ? En relisant une fois de plus Bibo, l’admirable Bibo, je tombe sur cette phrase : « L’Empire des Habsbourg affaiblit les nations tout en étant incapable de les fondre en une seule. »

On est tenté de faire application de la formule à l’Europe empêtrée et encalminée, démocratiquement atone, que nous connaissons. Pierre Kende ne devrait-il pas changer son sous-titre qui deviendrait : « D’une Autriche-Hongrie à l’autre » ? Cette plaisanterie illustre l’insatisfaction, la fatigue démocratique où les Hongrois et nous, nous nous rencontrons, faute d’avoir su le faire d’une autre manière en 1956, ce diapason auquel nous devrions réapprendre à prêter l’oreille.

  • *.

    Cette analyse est d’abord parue en hongrois dans un volume de « mélanges offerts » à Pierre Kende, publié en décembre 2007 aux Éditions Pallas de Budapest sous le titre A párizsi toronyor.

  • 1.

    Pierre Kende, « La conquête de la démocratie » et Akos Ditroï, sous le pseudonyme d’Akos Puskas, « Quelle démocratie ? », Esprit, juillet-août 1978.

  • 2.

    P. Kende, le Défi hongrois. De Trianon à Bruxelles, Paris, Buchet-Chastel, 2004.

  • 3.

    Istvan Bibo, Misère des petits États d’Europe de l’Est, Paris, Albin Michel, 1993.

  • 4.

    François Fejtö, Hongrois et Juifs, Paris, Balland, 1997.

Paul Thibaud

Philosophe, Paul Thibaud est l'ancien président de l'Amitié judéo-chrétienne de France et l'ancien directeur de la revue Esprit entre 1977 et 1989. Il est notamment l'auteur, avec Marcel Gauchet et Olivier Roy, de La Religion est-elle encore l'opium du peuple (Edition de l'Atelier, 2008) et, avec Jean-Marc Ferry, Discussion sur l'Europe (Calmann-Lévy, 1994).…

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