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La fécondité du dualisme de la religion et de l'État (entretien)

L’histoire de l’Europe, qui a permis de distinguer les « deux cités », spirituelle et temporelle, peut-elle encore irriguer le rapport des religions au politique ou entre-t-on dans un monde où une double allégeance devient inconcevable ?

Esprit – Dans votre livre récemment traduit en français, Christianisme et monde moderne, une des « leçons » que vous retenez d’études très diverses sur le catholicisme après le concile de Trente et sur ses rapports avec la société, est celle d’un « dualisme » ou d’une « dualité » féconde entre christianisme (incarné par l’Église) et monde moderne (représenté par l’État). Ce dualisme semble s’effacer au profit d’un « monisme » qui, selon vous, à la fois se plie aux impératifs de la mondialisation, de la progression des technologies, à l’uniformisation médiatique et souffre de cette unidimensionnalité de la vie qui s’annonce. Pouvez-vous préciser cette distinction ?

Paolo Prodi – Il me semble trop limité et trompeur de confiner le rapport entre christianisme et monde moderne aux seuls siècles de l’ère moderne (de la découverte de l’Amérique ou de la Réforme à nos jours). À mon avis, il faut au contraire inscrire la rencontre entre christianisme et modernité dans un parcours historique bien plus long. Ces dernières années, j’ai peu à peu acquis la conviction profonde que le pouvoir est toujours lié au sacré et que la grandeur de l’Occident réside dans l’acclimatation du sacré, bien plus que dans son rejet comme s’il avait partie liée avec le diable. Cette attitude a permis la dé-magification du monde (Entzauberung der Welt, parfois traduit en français : « désenchantement du monde ») et la naissance de la politique en tant que technique, pour reprendre la célèbre expression de Max Weber. Au cours de son histoire, l’Occident est parvenu à domestiquer le sacré sans l’écarter. Là s’enracine notre conquête de la laïcité, un acquis qui aujourd’hui est doublement menacé par les attaques des fondamentalismes et des nouvelles religions politiques. Il semble désormais inutile de poursuivre le débat polémique traditionnel sur la laïcité à la seule aune des rapports entre l’Église et l’État. Ce type d’approche nous égare à un moment où les pouvoirs traditionnels sont délocalisés et ont pris de nouvelles formes.

Il existe de nombreux textes sur les origines du dualisme. Il est sans doute utile d’en rappeler quelques-uns, car ils sont à la source de mes recherches. Dans la tradition hébraïque, au-delà des événements contrastés qui ont marqué les différentes étapes de la construction de l’État, une grande nouveauté est introduite par rapport à la « théo-politique » de l’Égypte ancienne et des autres royaumes du Proche-Orient ancien. Alors que la divinité elle-même était assimilée au pouvoir (voir les travaux de Jan Assmann), le peuple d’Israël a pour la première fois soustrait la justice, la « loi », au pouvoir pour la ranger dans la sphère du transcendant : avec l’idée du Pacte, de l’Alliance qui l’engage en première personne, Yahvé devient le garant direct de la justice dans la sphère sociale et politique. Alors que Pharaon incarne la justice dans la sphère sociopolitique soumise à sa souveraineté, pour Israël la justice est retirée à la sphère politique et transférée dans la sphère théologique – qui dépend directement de Dieu : la souveraineté et le sacré sont alors séparés, ce qui rend possible non seulement la résistance aux abus du pouvoir – dont on se rend compte qu’il peut être méchant – mais aussi la quête d’un domaine d’exercice de la justice sur terre qui demeure à l’écart des cercles directement liés au pouvoir.

Certes, cette analyse succincte gagnerait à être étoffée par une description des étapes et des modes de la complexe construction étatique juive, mais il semble indiscutable que l’expérience historique d’Israël est chose nouvelle. L’individu y trouve une sphère autre pour se disculper ou pour imputer la faute, à l’écart des centres du pouvoir politique. Cette innovation a pour conséquence la première distinction entre le concept de péché compris comme faute commise envers Dieu d’une part et, d’autre part, comme délit ou violation de la loi positive imposée par le pouvoir.

C’est dans ce cadre que s’inscrit la naissance de l’Église comme « prophétie institutionnalisée » (Franz Rosenszweig), un concept qui a permis une nouvelle lecture du « Rendez à César ce qui est à César … » de l’Évangile. Dans le monde grec, la polis était en même temps État et Église, sans aucune distinction. Dans le monde chrétien, l’État et l’Église sont divisés dès le début, et c’est dans le maintien de cette séparation que l’histoire du monde chrétien s’est développée.

Avec ce qu’on a appelé la « révolution papale » (Harold Berman), qui a lieu en Europe dès le xie siècle, le dualisme d’origine devient un dualisme institutionnel et l’appartenance découplée des individus se transforme en tension ouverte, qui ébranle en permanence toute la société européenne : c’est la première révolution européenne, la mère de toutes les autres ; en désacralisant le pouvoir politique, elle le prive ou, pour le moins, elle le dépouille de sa sacralité intrinsèque. Avec la formation de la doctrine des sacrements, l’invention du purgatoire, la naissance du droit canonique, le contrôle de la confession, de la sainteté et donc des modèles de vie, l’Église occidentale construit autour du noyau institutionnel de la papauté un sanctuaire du sacré séparé, en quelque sorte, de la sphère du pouvoir politique. J’ai traité ces sujets dans des recherches que je ne résumerai point ici. Je tiens juste à souligner, pour éviter toute équivoque, qu’il ne s’agit pas là d’une vision irénique, mais d’une lutte où, souvent sans épargner elle-même les coups à l’État, l’Église tend à se transformer en pouvoir théocratique tandis que le pouvoir politique défend avec acharnement sa propre sacralité.

Quand le monde de la christianitas médiévale entre en crise, de nouvelles voies vers la modernité s’ouvrent. Par commodité, on peut schématiser ces voies, tout en tenant bien compte qu’il s’agit de réalités étroitement entremêlées qui opèrent simultanément durant les siècles de l’ère moderne. Elles ne se construisent pas de manière isolée, mais entrent toujours en interaction les unes avec les autres pour rechercher diverses solutions au problème du rapport entre le sacré et le pouvoir : on emprunte ainsi la voie de la religion civico-républicaine ; celle de la récupération de la sacralité monarchique ; celle des Églises territoriales ; la voie catholique romaine. Il s’agit là bien sûr de pistes, qui donnent seulement une vague idée du territoire à explorer.

Le modèle papal et le maintien de la sacralité du pouvoir

Mais l’unidimensionnalité de la société européenne moderne qui se dessine n’est-elle pas aussi une conséquence de la maximisation rhétorique de l’Église catholique (qui proclame l’infaillibilité pontificale, la perfection de l’« Église société parfaite ») et d’une centralisation romaine du pouvoir religieux qui échappe finalement à la dialectique d’une dualité vécue avec les États nationaux concrets ?

À ce sujet, la thèse que j’ai avancée il y a de nombreuses années me semble encore valable : en suivant ce parcours, la papauté a constitué un « prototype » pour les monarchies absolues modernes ; elle leur a fourni un exemple d’union entre pouvoirs spirituel et temporel et fait passer la politique d’un simple acte de souveraineté à un nouveau pouvoir, qui tend à former et à discipliner l’homme de sa naissance à sa mort. Le résultat positif de la papauté moderne a été la conservation, du moins partielle, de l’universalisme et du dualisme : c’est à la papauté que l’on doit par exemple le fait que les Églises des pays restés liés à Rome ne soient pas devenues des Églises d’État. Mais ceci n’est pas allé sans de nombreuses ambiguïtés, par exemple les pratiques concordataires avec l’alliance entre le trône et l’autel ou le repli sur la défense des privilèges cléricaux.

Durant ces siècles, l’Église a payé le prix fort des transformations internes qu’elle a elle-même engendrées en poussant les États à l’imiter dans leurs structures propres. Une symbiose s’est produite entre la personne du Prince et celle du chef de l’Église, ce qui a accentué le parallèle entre les deux seules societates perfectae souveraines existant sur terre. On le voit notamment à travers l’exaltation de la centralisation et de la juridisation, bien au-delà du terme chronologique que représente la fin de l’État pontifical.

Le concile Vatican II a consacré une nouvelle ecclésiologie « de communion », mais n’a rien modifié au centralisme et à la concentration de l’exercice de la primauté dans l’unique personne juridique du Pontife romain, « évêque de l’Église universelle ». Cette situation a caractérisé la notion de pouvoir durant les siècles de l’ère moderne, aussi bien au sein de l’Église occidentale que dans son rapport avec les Églises d’Orient. Il semble que cette époque, ce cycle historique de la modernité, ne se termine qu’aujourd’hui : même l’expression « une Église libre dans un État libre », véritable nœud central de la vie religieuse et politique de nos pères, semble maintenant appartenir à des mondes lointains. L’ère qui s’ouvre aujourd’hui impose une reconsidération du problème de l’exercice de la primauté, dans un contexte politique fort éloigné des paramètres qui l’ont marqué durant les siècles de l’ère moderne.

À présent, l’universalité ne doit plus être défendue par opposition aux États, qui ont perdu une grande partie de leur souveraineté (même si bien des problèmes du passé restent certes d’actualité). Elle doit s’incarner historiquement dans l’éventail des formes encore incertaines de la globalisation universelle.

En réalité, il existe des mutations institutionnelles arrivées de manière presque souterraine et qui, quel que soit le point de vue sur les événements, sont destinées à transformer radicalement la gouvernance de l’Église. Les théologiens et les canonistes commencent tout juste à prêter attention à ces mutations, qui ne sauraient échapper à l’attention de l’historien. Nous pensons par exemple à la création de diocèses non territoriaux, de diocèses sans territoire (ou « prélatures personnelles »). Il faut y voir une innovation qui modifie réellement l’histoire millénaire que nous avions l’habitude d’étudier avec le rapport différencié – vertical et collégial – entre le pape et l’épiscopat territorial. Ce rapport était resté jusqu’à ce jour incarné dans la double nature du pontife, évêque de Rome et pasteur de l’Église universelle. Les grands Ordres religieux, bien que très importants et puissants, n’étaient jamais parvenus, par le passé, à obtenir un statut épiscopal, à se constituer en diocèses sans territoire. Or l’Opus Dei a été élevé au rang de prélature personnelle et ce sera à l’avenir celui d’autres communautés non liées à un territoire. À ce sujet, le cardinal Ratzinger a rédigé des pages réellement innovantes où l’on entrevoit la nécessité de repenser de fond en comble l’aspect territorial des provinces et des diocèses que le christianisme a hérités de l’Empire romain. Cette délocalisation de l’Église en un monde sécularisé et multiculturel ne peut pas ne pas modifier radicalement la gestion du ministère papal et de sa primauté, et peut mener à ce que soient récupérées les personae du pape, négligées dans les derniers siècles.

À partir du moment où la dualité État/Église se met en place, n’assiste-t-on pas malgré tout à l’effacement progressif du second terme, ou l’effacement du second terme n’est-il pas prévisible ? L’avènement du monde moderne apparaît finalement comme l’histoire du recul du christianisme …

Il est indubitable que le dualisme s’est affaibli durant les derniers siècles et que le terrain où les Églises exerçaient leur pouvoir s’est de plus en plus rétréci. C’est encore plus vrai dans un monde où l’influence de l’État s’est étendue jusqu’à englober toujours plus la vie des hommes. Mais jusqu’à notre génération, ce dualisme est resté comme le point de référence d’une culture prônant la conscience comme sphère propre à l’individu, comme choix entre le bien et le mal – choix qui ne coïncide pas avec l’agencement extérieur du pouvoir et du droit étatique. À présent, il me semble que cette constellation est en passe de se transformer radicalement. La crise actuelle du droit positif s’accompagne, en parallèle, de son expansion dans tous les domaines de la vie humaine : avec la poussée des nouvelles technologies, de la mondialisation, de la nécessité de protéger l’environnement et la sphère privée, également avec la poussée d’un monde associatif toujours plus complexe.

D’autre part, la difficulté des Églises à exprimer des normes éthiques à valeur universelle paraît patente. L’insistance même de l’Église pour imposer des normes éthiques dans la vie politique finit par reléguer au second plan le problème fondamental de son autorité quant à la rémission des péchés et au salut. Même la réflexion théologique menée durant les dernières décennies sur le problème du péché comme offense portée uniquement à Dieu (et donc bien distinct du « délit ») semble quasiment oubliée : il n’y a qu’à constater la crise de la pratique du sacrement de la pénitence.

Il ne m’appartient pas, en tant qu’historien, d’illustrer à l’aune des problèmes actuels les conséquences de la fin de ce dualisme normatif, qui constitue l’héritage le plus précieux que le christianisme occidental ait laissé à notre appareil constitutionnel. Il est certain qu’il est aujourd’hui en crise. Mon rôle d’historien est seulement de tenter de démontrer comment notre État de droit et notre justice ne sont pas seulement liés aux efforts des deux derniers siècles, mais remontent aussi à une tradition dualiste millénaire, qui a fait la distinction entre le péché et le délit, une distinction qui fait partie intégrante de notre paysage mental.

Dans les nombreuses entrées de votre recherche historique, quels sont les facteurs qui vous paraissent déterminants dans cette évolution ? Le conflit entre les deux pouvoirs (spirituel/temporel), l’extension du droit positif, des évolutions culturelles comme la progressive sortie de la culpabilité et du péché (ou la disparition progressive, comme vous dites, d’une « conception du salut personnel lié à la possibilité de choisir entre le bien et le mal »).

Le processus de modernisation du droit s’est conclu avec l’étatisation et la positivation des normes, avec l’élaboration des constitutions et des codes. Ce processus a mis fin au pluralisme des systèmes juridiques médiévaux, sans toutefois faire disparaître le dualisme. Celui-ci a continué à se développer au cours des deux derniers siècles jusqu’à nos jours, oscillant entre la sphère du droit positif (civil ou ecclésiastique) et la sphère de la conscience, ce qui a permis l’expansion de l’État de droit moderne. Or, à présent, cette tension, ce dualisme semble s’estomper avec le passage au nouveau millénaire. La norme positive, qu’elle soit étatique ou supra-étatique (dans la crise de la souveraineté de l’État j’inclus aussi les normes qui dérivent des autorités méta-étatiques), tend aujourd’hui à définir tous les aspects de la vie sociale en occupant chaque jour un peu plus les domaines qui, jusqu’à notre génération, étaient régulés par d’autres normes, morales et déontologiques. Les anciens systèmes de normes sont déchus, que cela concerne les rapports sexuels, les liens familiaux, le jeu, l’école ou les grands thèmes de la vie et de la mort. Dans une société devenue complexe sous la pression des nouvelles technologies, des problèmes liés à l’environnement et aux manipulations génétiques, nous sommes en passe d’entrer dans un monde où le droit positif envahit tous les aspects de la vie. Il occupe de plus en plus de domaines qui jusqu’à il y a peu dépendaient d’autres souverainetés et d’autres pouvoirs. Le droit tend ainsi à devenir omniprésent, à couvrir et à imposer ses normes à tous les aspects de la vie sociale. Ce faisant, il empêche pour la société une « respiration » entre monde externe et for interne, ce qui la rend rigide et la réduit à une forme unidimensionnelle. Or, comme l’avait prédit Jacques Ellul il y a trente ans déjà, c’est justement au moment où il atteint son triomphe absolu qu’on assiste en fait au suicide du droit : « Le droit est indispensable pour la vie de la société, mais il est mortel de s’y réfugier entièrement car c’est nier la chaleur, l’élasticité, la fluctuation des relations humaines indispensables pour qu’un corps social, quelle que soit sa dimension, puisse vivre (et pas seulement fonctionner … Un excès de droit et de revendications juridiques aboutit en fin de compte à une situation où le droit lui-même devient inexistant). »

Dans l’histoire européenne, protestantisme et catholicisme se comportent différemment pour les rapports entre religion et politique, mais pourrait-on dire que finalement, dans le bilan d’un historien du xxie siècle, ils se rejoignent largement ?

Je suis entièrement convaincu que le protestantisme et le catholicisme ont, après le concile de Trente, apporté des solutions différentes et parfois opposées aux problèmes posés par la modernité. C’est pourquoi nous ne devons pas tomber dans le piège d’un irénisme historique : l’Europe trouve aussi ses racines dans les guerres de religion. Le problème est que l’époque moderne est vraiment finie et que la division des Églises chrétiennes apparaît non seulement comme un scandale, mais aussi comme un non-sens en cette période historique. Leurs rivalités concrètes de type disciplinaire peuvent trouver des solutions dans de nouveaux modèles institutionnels. Mais cela mis à part, les confessions chrétiennes sont bien conscientes de devoir répondre aujourd’hui à une nouvelle demande fondamentale sur leur capacité à relancer pour l’homme le thème du salut, et donc à reformuler un nouveau dualisme entre leurs propres normes éthiques et les normes juridiques positives. Les colloques tenus durant les dernières décennies sur le thème central de la grâce témoignent bien de ce dilemme. Mais il est difficile de savoir si les Églises sont encore capables de formuler et de se porter garantes de nouvelles normes éthiques. Sur ce point, il peut être opportun de réfléchir à partir des thèses avancées dans les années 1930 par Dietrich Bonhöffer, au sujet des faiblesses des catholiques et des luthériens face à la domination de la religion totalitaire nazie : la tragédie des Concordats et celle de l’Église soumise à l’État totalitaire avaient leurs racines dans l’histoire des confessions chrétiennes à l’époque moderne.

L’avenir européen de la distinction des pouvoirs

Vous semblez sceptique sur les « mécanismes constitutionnels démocratiques autogérés », tels qu’ils ont été mis en place depuis les Lumières. Sans vous prononcer très clairement sur les conséquences néfastes de cette vie politique « sans dehors », vous indiquez tout de même qu’il génère mal-être, pathologies sociales, chute de la confiance collective, isolement des individus … Vous retenez même (en évoquant Durkheim) l’idée d’un « suicide collectif » de nos sociétés. Mais ces conséquences sociales et individuelles ne sont-elles pas le prix à payer de l’autonomie ? Un adversaire de vos thèses vous dira aussi, toujours, que la situation antérieure, celle des siècles du dualisme, était pire que l’actuelle ?

Je tiens à préciser qu’en tant qu’historien, il ne m’appartient pas de me pencher sur le problème de ce qui est pire ou meilleur. Je cherche seulement à saisir quelle direction prend une certaine évolution. Comme je l’ai mentionné précédemment, nous assistons à la naissance d’une situation nouvelle où le dualisme sur lequel l’Occident a fondé son essor – à travers ses Constitutions, la liberté et la démocratie – est aujourd’hui menacé d’extinction. Sans en appeler à la nostalgie du passé, je me demande quelle réponse nous pouvons apporter aux nouveaux défis. Aux laïques, aux « néo-illuministes » qui croient en la possibilité d’expansion des mécanismes constitutionnels occidentaux au monde entier, je réponds que ces mêmes mécanismes se sont montrés non seulement faibles face aux religions politiques du xxe siècle, mais semblent aussi totalement incapables de constituer des limites efficaces aux nouveaux pouvoirs apparus à l’ère de la mondialisation.

Je demeure effectivement très lié à la pensée de Durkheim et je crois que le suicide de l’Occident est partiellement en cours. Il s’opère en douceur et se révèle dans la baisse de la natalité, le vieillissement (même des jeunes qui vivent des enfances prolongées jusqu’aux limites de leur capacité reproductrice), la perte du sens le plus élémentaire de la continuité entre les générations, la perte du sens de l’histoire sans lequel il ne peut y avoir de conscience identitaire et de vision du futur. Il suffit de penser au grand thème des migrations barbares en pleine crise de l’Empire romain pour se convaincre qu’à partir de ce type de conflits émergent de nouvelles réalités et s’opèrent des synthèses sans que nous réussissions, pour l’heure, à en entrevoir les effets.

Ma pensée se trouve, il me semble, aux antipodes de la théorie de la « fin de l’histoire ». Bien des éléments restent sujets à des évolutions diverses. Prenons le problème des États-Unis qui, nés du côté européen, sont aujourd’hui plus proches que nous de cet épicentre de mutations que constituent les civilisations asiatiques. C’est peut-être cette proximité qui les rend plus impliqués, d’un point de vue religieux, dans le conflit dramatique entre l’ordre religieux et l’ordre politique. Quoi qu’en concluent certaines visions superficielles, il ne s’agit pas seulement de tensions fondamentalistes, mais de la sensation diffuse que c’est bien l’âme de l’Occident qui est en jeu.

Dans la période présente, le christianisme, et notamment l’Église catholique, est fortement mis en accusation sur son passé. Pour résumer : il a été un agent de violence politique et sociale plutôt qu’une cause de civilisation. Que dites-vous de ce diagnostic ?

J’espère que mes réponses précédentes montrent assez clairement que je ne cherche à formuler aucun type de justification pour les violences que les Églises chrétiennes ont perpétrées et qui ont eu, en premier lieu et durant tout le cours de l’histoire, des répercussions à l’intérieur d’elles-mêmes. Quels que soient les épisodes que nous prenions dans l’histoire de l’Église (sans accepter l’opposition simpliste entre la hiérarchie d’un côté et le peuple chrétien de l’autre), nous retrouvons constamment la tentative de remettre en jeu l’ordre établi, non seulement sous forme d’hérésie mais à partir du noyau même de la foi chrétienne au quotidien. Pensons à la formation de modèles de sainteté individuelle et collective – de saint Augustin et saint François d’Assise jusqu’à nos jours –, à leur décomposition et à la réapparition ponctuelle de nouvelles propositions et de nouvelles tensions. Bien que l’Église ait vraiment été un agent de violence durant toute son histoire, la distinction entre l’homme religieux et l’homme politique a permis d’entretenir la graine du dualisme entre les pouvoirs.

Vous semblez opposé au « pardonisme historique » (aux repentirs publics et aux demandes de pardon concernant des moments historiques) et vous réclamez une compréhension historienne de l’humanité de l’Église concrète. Mais du coup n’êtes-vous pas trop indulgent, quelque peu historicisant et relativiste ?

Si je poursuis mon raisonnement, on comprend pourquoi je refuse toute idée de « pardonisme historique » vis-à-vis de tel ou tel manquement, de telle ou telle faute concrète de l’Église. La vie chrétienne contient en elle-même cette « épine plantée dans la chair » dont parle saint Paul, épine enfoncée dans le corps même de l’Église. Il me semble que cette vision permet une liberté d’analyse des plus larges, et c’est de cette liberté que nous avons un besoin absolu pour comprendre le présent. En substance, je ne crois pas qu’il soit très utile de demander pardon pour Galilée ou d’autres affaires : il appartient aux historiens de penser et de comprendre ces faits, voilà tout. Le chrétien sait que l’Église a aussi pu être pécheresse. Il est certain qu’il y a là une position historicisante. Le problème pour lui (le chrétien) consiste à tout voir dans le cadre d’une histoire du salut comme mystère. Or, à mon avis, c’est justement cette question du mystère qui peut vraiment nous sauver du relativisme, et non pas la proclamation abstraite de formules philosophiques ou théologiques qui, de par leur essence même, se manifestent dans une culture et un langage qui ont fait leur temps.

Vous semblez dire que l’ensemble des monothéismes pouvait soutenir le « dualisme » ou la « dualité » que vous estimez nécessaire pour la bonne respiration des États. Néanmoins, pour l’instant, l’islam semble un facteur de trouble en Europe, justement en raison d’une certaine radicalité monothéiste.

Il est clair que la confrontation avec l’islam représente le paradoxe le plus évident de notre époque et qu’il nous permet de jauger nos propres problèmes. Avec sa référence au transcendant d’une part, l’islam véhicule un cri strident, une opposition irrationnelle et une plainte contre le monisme du pouvoir de consommation qui domine aujourd’hui le monde occidental. D’autre part, en réfutant l’idée d’Église dès ses origines, l’islam a, dans son histoire séculière, exclu la possibilité de développer ce dualisme qui fut aux sources du christianisme occidental. Je suis très curieux de voir comment, dans les années qui viennent, l’islam réagira face au problème de la modernité, problème qu’il a évité dans les siècles passés et qu’il doit nécessairement affronter maintenant. Je pense que le futur sera très différent de ce que nous imaginons aujourd’hui. Le problème ne sera pas le terrorisme, qui nous angoisse à présent, mais bien le choix entre une nouvelle religion politique en laquelle le politique et le sacré se rejoindraient – selon les termes du « conflit des civilisations » – ou au contraire un islam qui évoluerait en prenant en compte la modernité.

L’affaiblissement progressif de la juridiction de for interne au sein de l’Église catholique est un signe essentiel de l’instauration de la sécularisation dans la culture des catholiques. Cette évolution correspond-elle à un élément plus profond qui concerne le rapport entre conscience et juridiction à l’intérieur d’une religion ou, tout simplement, au rôle moderne d’une religion. Ce rapport concerne-t-il aussi les autres chrétiens et d’autres religions (y compris une partie de l’islam en Occident) ?

Je suis d’accord sur le fait que la sécularisation a profondément pénétré les structures internes de l’Église catholique en bénéficiant de la marginalisation de la conscience et du for intérieur. Cela nous ramène à la nécessaire réunification des chrétiens, non pas seulement au nom d’un œcuménisme générique, mais aussi dans le but de retrouver des valeurs perdues ou conservées uniquement au sein d’autres confessions chrétiennes. Nous avons parlé plus haut de la vision de Bonhöffer pour un dialogue entre les confessions chrétiennes d’Occident, mais un discours analogue doit être tenu aussi pour les Églises orthodoxes orientales (qui sont devenues elles aussi plus indépendantes de l’emprise politique). Ce dialogue a ni plus ni moins pour enjeu de retrouver la dimension intérieure, communautaire et eucharistique du christianisme.

Je pense que les possibilités ouvertes par les progrès de la science et de la technologie, les expérimentations génétiques, les manipulations sur la nature et l’environnement placent l’humanité face au dilemme du choix entre deux options : l’adaptation à un monopole cosmique inédit du pouvoir, dans lequel le ciel et la terre s’uniraient entièrement en un nouvel ordre mondial (de type confucéen, ou avec des commissions d’éthique omnipotentes), ou alors un cheminement qui laissera une porte ouverte à la conscience de l’individu et à la recherche de son salut personnel.

Les trois monothéismes et l’avenir du dualisme*

Dans le moment actuel qui s’ouvre sur les vastes paysages, encore incertains et indéfinis, de la mondialisation, l’histoire de l’Église de l’époque moderne tend à perdre son caractère distinct pour prendre toujours plus nettement part à l’histoire générale de l’Occident. Dans ses différentes versions, qu’elles soient traditionalistes ou sécularisées, notre héritage historique est lié à l’interprétation des trois grandes religions monothéistes, juive, chrétienne et musulmane, qui sont en quelque sorte notre adn : l’homme singulier atteint le salut – même contre les lois positives des hommes si nécessaire – s’il accomplit les commandements divins.

D’où la nécessité d’une réflexion sur la justice des monothéismes. Dans la conclusion de mon dernier livre, Une histoire de la justice (Una storia della giustizia, Bologne, Il Mulino, 2000), je reprenais les paroles du rabbin Jacob Taubes dans sa polémique avec Carl Schmitt, grand juriste, qui avait été le théoricien du nazisme :

Vous comprenez ce que j’attendais de Schmitt ? Je voulais lui montrer que la division entre le pouvoir terrestre et le pouvoir spirituel est absolument nécessaire et que, sans cette délimitation, l’Occident exhalera bientôt son dernier souffle. C’est cela que je voulais lui faire comprendre, par opposition à son concept totalitaire.

Le défi devant lequel nous nous trouvons est donc, à mon avis, en quelque sorte interne à l’Occident chrétien, avant d’être une confrontation interreligieuse.

Le problème qui me paraît essentiel et non résolu, dans nos sociétés migrantes et multiculturelles, est celui de savoir s’il est possible de maintenir le lien, le rythme, entre le répit interne nécessaire à une société et la vie des institutions qui ont besoin de l’objectivation du droit positif. Je ne suis pas en mesure de dire si les autres religions monothéistes sont déjà parvenues à prendre ce répit : mais à mon sens, elles aussi suivent un chemin parallèle, même s’il est différent, dans cette direction. Paradoxalement, il me semble – je dis paradoxalement en pensant à l’indubitable symbiose entre justice divine et justice humaine qui caractérise une grande partie d’un monde islamique aux mille couleurs – que l’islam même nous renvoie à l’« Autre », à un ancrage métapolitique que notre société postchrétienne a perdu ou du moins est en train de perdre.

Il faut prendre acte du fait que le détachement toujours plus évident dans nos comportements collectifs, vis-à-vis d’une conception du salut personnel lié à la possibilité de choisir entre le bien et le mal (y compris en conflit avec le pouvoir et le droit positif), ajoute aujourd’hui encore plus aux troubles profonds qui marquent le processus de la mondialisation économique et sociale ; ce détachement nous libère de notre culpabilité, mais il implique la perte de conscience de la responsabilité personnelle. Il se pourrait que nous soyons en train d’entrer dans une civilisation inspirée par l’ordinateur et Confucius, ou par les deux, une civilisation dans laquelle la norme « à une dimension » fait coïncider l’être collectif et le devoir-être et réduit la religion à un rite civique ; une civilisation où les choix quotidiens qui engagent la vie et la mort relèvent de moins en moins d’un arbitrage entre le bien et le mal et de plus en plus des sondages d’opinion ou de statistiques des scientifiques.

Réaffirmer formellement les racines historiques judéo-chrétiennes de l’Europe ou, au contraire, faire confiance à l’illusion des Lumières qui est de croire que les mécanismes constitutionnels démocratiques élaborés dans les deux derniers siècles s’autogèrent et peuvent être brevetés et exportés dans le monde entier (avec ou sans la guerre), voilà qui ouvre deux voies sans issues et n’apporte pas de solution à nos problèmes. Il me semble plus important de comprendre si et comment le dualisme qui a grandi à l’intérieur du monde judéo-chrétien (et que nous portons toujours en nous, y compris sous une forme sécularisée) peut être transmis aux nouvelles générations et aux nouvelles populations comme un apport qui trouverait sa place dans les nouveaux horizons de la mondialisation.

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Extrait des dernières pages de l’introduction du livre de Paolo Prodi, Christianisme et monde moderne. Cinquante ans de recherches, Paris, Gallimard, coll. « Hautes Études », 2006, p. 19-20.

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    Historien, professeur d’histoire moderne à l’université de Bologne, en Italie. Un recueil de ses principaux articles est paru récemment en français : Christianisme et monde moderne. Cinquante ans de recherche, Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. « Hautes Études », 2006. Nous remercions Patrick Valdrini pour son aide à l’élaboration de cet entretien.