Indifférente, ou presque
Les jours passent, peut-être avec quelque dureté. Mais cela n’empêche pas les gens de poursuivre ce qu’ils font. Moi-même, je suis les affaires du monde avec sang-froid, aussi froid que cet hiver où, comme durant toutes les autres saisons, je commence mes journées en parcourant le plus d’informations possibles sur internet. Je lis principalement les gros titres qui résument généralement l’ensemble de l’article. Il ne me paraît donc pas nécessaire de le lire dans son intégralité. De toute façon, je vais oublier en quelques secondes le nombre de morts annoncés dans le titre. Était-ce 17 ou 23, je n’en suis plus tout à fait sûre maintenant. Peut-être en réalité s’agissait-il de 71 ou de 32 personnes tuées. Après tout, mon ordinateur est programmé pour lire les documents arabes, et il se peut qu’il ait changé l’ordre des chiffres en les lisant de droite à gauche plutôt que de gauche à droite. Je ne peux jamais être sûre mais ça m’est égal. De toute façon, j’aurais bientôt oublié tous ces chiffres, de la même manière que dans le passé, j’oubliais mon horoscope quelques minutes après l’avoir lu dans le journal. Car chaque jour présentait des spéculations astrologiques différentes, comme en ces temps-ci chaque jour présente son lot d’informations sur des bombardements ici, des affrontements là, et des morts par dizaines. Franchement, même si je voulais m’en rappeler je ne le pourrais pas, maintenant que mon sang est devenu froid.
Avoir du sang-froid est indispensable pour maintenir la volonté de poursuivre sa vie. Et avec détermination. Ainsi, si le monde entier s’effondre autour de moi, je ne m’effondrerai pas. Je poursuivrai ma journée comme d’habitude, avec fermeté et conviction. Et si la défaite croisait mon chemin, je me rappellerais que mon sang est froid et que la défaite m’est indifférente comme l’était le succès auparavant. Mon vrai succès réside dans mon aptitude à ne diriger ma vie ni vers le bonheur ni vers le désespoir mais plutôt dans un entre-deux neutre.
Quoi qu’il en soit, je dois avouer qu’il m’arrive parfois d’échouer. Récemment, cela s’est produit à deux reprises, comme aujourd’hui par exemple. J’ai failli mourir au réveil car, en regardant par la fenêtre, je n’ai pas vu le renard enroulé dans sa queue dormant dans les branches sèches des buissons derrière le jardin. J’ai pleuré fiévreusement avant de regagner mon sang-froid.
Cela fait plusieurs jours que j’observe ce renard dormir dans les buissons. Il me tient compagnie alors que je travaille toute la journée, résolue, assise à mon bureau. Et quand la nuit tombe, il se réveille et s’en va. Ce renard est mon seul et véritable ami.
Une nuit, je me suis même réveillée en pensant au renard, me demandant si je n’en étais pas tombée amoureuse, et si c’était normal pour une femme de tomber amoureuse d’un renard comme on tombe amoureux d’un être humain. L’idée m’effraya pour un temps, non pas tant le fait de tomber amoureuse d’un animal, mais la simple idée de tomber amoureuse, comme si cela pouvait démolir la forteresse d’indifférence dans laquelle je me suis emmurée avec tant d’efforts. Et soudain, ce matin, je découvre que je suis tombée dans le piège de ce renard rusé. Me voici pleurant son départ cruel.
Il y a quelques jours, je suis tombée dans un autre piège, qui fut la source d’une douleur semblable. Je parcourais les journaux comme d’habitude et, comme d’habitude, je ne lisais que les gros titres et notais le nombre de personnes tuées, qui se chiffrent souvent par dizaines. Tout d’un coup, je vis un titre qui faisait référence à un seul mort. Le logiciel arabe de mon ordinateur n’avait pu faire d’erreur puisque le chiffre « 1 » est « 1 » qu’on le lise de droite à gauche ou de gauche à droite. Je sentis ma main diriger la souris vers le titre de l’article et le sélectionner, l’article apparut alors dans sa totalité, et c’est là que je tombai dans le piège. Si je pouvais croire que tomber amoureuse d’un renard me serait moins douloureux que tomber amoureuse d’un être humain, de la même façon j’ai pensé qu’il serait moins douloureux de connaître les détails sur la mort d’une personne que de connaître les détails de la mort de dizaines de personnes. Dans cet article tiré du journal israélien Haaretz datant de quelques semaines, je lus ce qui suit :
Hier une patrouille des forces de défense israéliennes a tué par balle un jeune Palestinien de quinze ans qui tentait de pénétrer en Israël depuis la bande de Gaza. Deux autres adolescents ont été arrêtés et ramenés en territoire palestinien. L’incident a eu lieu tôt dans la matinée d’hier, les trois jeunes ont été repérés alors qu’ils rampaient vers le mur de séparation avec Israël près du passage de Kisufim. Une source de l’armée a expliqué que l’un des jeunes ne s’est pas arrêté quand on le lui a ordonné. La troupe a alors ouvert le feu, tuant l’adolescent. L’un des autres adolescents a été légèrement blessé avant d’être soigné à l’hôpital Soroka à Bersheva. Après interrogatoire, les deux jeunes ont été ramenés dans la bande de Gaza. Ils ont tous deux expliqué qu’ils essayaient d’entrer en Israël pour trouver du travail. Les règles d’engagement militaire auxquelles les patrouilles sont soumises autorisent l’ouverture du feu sur quiconque tente de passer le mur durant la nuit.
Je me répète l’histoire. Quinze ans, c’est moins que la moitié de mon âge.
Il quitte sa maison à l’aube avec deux autres amis pour chercher du travail hors de Gaza car il n’y a pas de travail à Gaza, que des coups de feu. Il projette probablement de donner l’argent à sa mère et elle saura comment le dépenser, il n’a que quinze ans après tout. Son père est sans emploi depuis plusieurs années maintenant. Il retrouve deux amis et ils se demandent ensemble quoi faire. Peut-être pourraient-ils trouver du travail hors de Gaza puisqu’il n’y a pas de travail à Gaza, seulement des coups de feu. Et les trois se décident. Dans le froid de l’aube, ils partiront. Juste un mur à traverser et ils auront quitté Gaza. Quinze ans ou moins.
On dit que les adolescents sont paresseux, mais on ne devrait jamais faire de généralités. Les voilà, ces trois adolescents quittant leur nuit sans sommeil, émergeant de sous leur couverture bien chaude dans le froid de l’aube, s’approchant du mur avec précaution, dans le noir de la nuit qui leur donne l’impression d’être cachés. Il fait froid. Mais derrière le mur, ils trouveront du travail, parce qu’il n’y a pas de travail à Gaza, seulement la mort.
Je ne connais même pas leurs noms. Je parcours les différents sites internet des journaux palestiniens pour au moins y trouver leurs noms que le journal israélien a omis de mentionner. Mais là, ils ne sont même pas évoqués. La nouvelle de la mort de cet adolescent n’a même pas été rapportée par les journaux palestiniens aux côtés de l’annonce de dizaines d’autres morts.
Je retourne à ce bref article qui a néanmoins suffi à me voler mon droit immuable d’exister.
- 1.
Voir Adania Shibli, « Check point », Esprit, octobre 2002.