Proust et Ricœur : l’herméneutique impossible
C’est dans la Métaphore vive, plus encore que dans Temps et récit, que Ricœur traite du rapport entre philosophie et littérature. Maintenant jusqu’au bout le principe d’une référentialité du discours poétique, il fait de la littérature le lieu de dévoilement d’une vérité qui est tout autre chose que la simple transcription du réel. Une lecture mêlée de Ricœur et de Proust permet de distinguer deux conceptions de la « figuration du monde » selon que l’on accorde un primat à la littérature ou à la philosophie.
Si Proust n’est pas une seule fois mentionné dans la Métaphore vive, il me semble que c’est dans cet ouvrage, davantage que dans certaines analyses de Temps et récit, que Paul Ricœur approche véritablement ce qui fait la spécificité même de l’esthétique proustienne : le rapport entre une réalité appréhendée dans sa profondeur et conçue comme dynamisme, et un style fondé sur le procédé de la surimpression et du décalage. De cette esthétique témoignent les enchâssements de moments et d’espaces différents au sein d’un texte unique : c’est ce que suggèrent la greffe, à plus de deux mille pages d’intervalle, de l’épisode de la scène de Montjouvain (Du côté de chez Swann) sur le lever de soleil sur Balbec à la fin de Sodome et Gomorrhe, ou la superposition, dans le regard de Brichot, des différents salons habités par les Verdurin sur « le salon tout actuel1 » qu’il contemple, irréductible à sa matérialité présente. Du côté de la conduite de la phrase et du récit, les méandres de la phrase proustienne, aux parenthèses bien connues, engendrent une lecture bancale, littéralement désaxée, tandis que l’indécision des focalisations (perceptible dès « Combray » où s’entrelacent voix du narrateur vieilli, voix du narrateur mûr et insomniaque, et voix de l’enfant) provoque une remise en question de la notion de subjectivité stable. Car l’identité a définitivement perdu son assise, pour celui qui voit en Gilberte une Mélusine aux traits indécis et réfractaires à l’interprétation, tant ceux de son père, juif ayant percé le monde de l’aristocratie, et ceux de sa mère, cocotte embourgeoisée, se sont en elle entremêlés. Enfin, la relativité des prises de position théoriques – celle de la fin de Du côté de chez Swann est désavouée dans le Temps retrouvé2 – comme les pratiques diverses de la « transvertébration3 » du visible et de l’invisible – qu’on pense à l’invasion de la bibliothèque de l’hôtel des Guermantes par l’océan de Balbec lors d’une réminiscence fameuse du Temps retrouvé – sont autant de manières de rendre compte du jeu et du bougé caractéristiques du réel proustien.
L’objectif de cet article sera d’analyser les tenants et les aboutissants d’une conception « tensionnelle » de la référence littéraire au monde : Ricœur démontre en effet que la métaphore poétique, loin d’être un pur jeu de langage clos sur lui-même, est apte à exprimer la réalité la plus complexe – la réalité, toujours perçue par un sujet, ne se confond en effet jamais avec un simple objet ou un état de fait figé. La métaphore – par exemple celle qui assimile chez Proust le livre à une cathédrale – a pour fonction de mettre en tension, en les superposant, deux champs de discours en apparence hétérogènes (un récit romanesque et un édifice architectural) ; la figure suggère alors que ces deux champs ont en commun des éléments qui permettent à l’écrivain de dévoiler la spécificité de son rapport au monde tout comme une vérité inédite du réel. Le roman proustien se découvre ainsi, par le biais de la métaphore, comme ayant une fonction sacrée de révélation et de revisitation, et comme étant, à l’instar d’une cathédrale, pourvu d’un porche, d’une entrée, de vitraux, d’une nef, etc. La tension produite par la surimpression de deux domaines du réel à première vue irréductibles l’un à l’autre n’est donc pas un obstacle à l’expression du monde, mais la seule façon d’en dire la secrète vérité.
Si les analyses de Ricœur sont sur ce plan incontournables, les conclusions générales qu’il en tire dans la dernière étude de la Métaphore vive seront à discuter : est-il bien certain que l’ontologie mise en œuvre par Proust, et par les écrivains en général, « demande4 » à être réinterprétée et reformulée par une philosophie qui tente, ce faisant, de conserver son champ épistémique propre, voire de sauver ce qui peut être au xxe siècle sauvé de la métaphysique ? Temps et récit tentera ensuite de mettre au jour l’échec du récit à dépasser les apories de notre rapport au temps, en faisant notamment état d’une « instabilité principielle de l’identité narrative5 » : on examinera dans quelle mesure ces thèses peuvent être soutenues, et quels sont leurs présupposés philosophiques sous-jacents. Loin que le monde proustien puisse se résorber dans un apprentissage des signes qui serait enfin mené à terme dans le Temps retrouvé, c’est au contraire à une résistance à l’herméneutique que le romancier nous amène à nous confronter. Car le dogmatisme revendiqué de son œuvre indexe certes une foi dans le pouvoir de la création ; mais ce pouvoir a pour but de restituer l’indétermination phénoménologique d’un réel soumis à la métamorphose et au changement, et de subvertir toute assignation définitive de sens.
Proust et la tension référentielle
La Métaphore vive, paru en 1975 au moment où se déploie en France la vogue formaliste, est un ouvrage majeur, non seulement pour sa caractérisation du processus linguistique à l’œuvre dans l’opération métaphorique, mais parce que celle-ci est reliée à une redéfinition ontologique de la notion de réalité. Alors que les études sur la métaphore, centrées sur le pôle de la langue pour les unes, sur le pôle du langage en acte pour les autres, restent focalisées sur la sphère linguistique en tant que telle, Paul Ricœur, qui importe en France un certain type d’approche anglo-saxonne et qui revitalise, en l’incluant dans une herméneutique, un héritage phénoménologique – nous verrons qu’il n’est pas si loin, sur ce plan, des analyses de Merleau-Ponty6 –, met en relief de façon magistrale le lien indissociable entre discours et réalité. Il n’y a pas selon lui un « dedans », qui serait le lieu propre d’un langage littéraire par essence autotélique, et un « dehors7 », qui serait la réalité, largement confondue dans les études traditionnelles avec un état de fait ou un objet matériel, que le style, fût-il à vocation la plus réaliste, serait condamné, de par son statut irrémédiablement symbolique ou sémiotique, à manquer ou à contourner. Au contraire, le philosophe, qui retrouve Proust sur ce plan, s’attache à montrer que la métaphore ne porte pas sur des mots, mais sur un énoncé pris dans son ensemble : loin d’être une simple figure de mots, elle est le lien – ce que Proust nomme « communication » ou « rapport8 » – entre un champ littéral9 et un second champ qui vient recouvrir le premier, important avec lui un ensemble de sèmes qui lui sont associés et qui reconfigurent l’ensemble du champ initial. On comprend de ce point de vue l’importance du dépassement de « l’Âge des noms » dans la Recherche. Le narrateur commence tout d’abord par rêver sur un nom propre – nom de personne, comme « Duchesse de Guermantes », nom de pays, comme « Parme » ou « Venise » –, c’est-à-dire sur un nom pris en soi, considéré selon ses seules configurations phoniques et isolé de tout champ de référentialité initial auquel il puisse se rapporter – si ce n’est celui de la subjectivité du rêveur. La vie, c’est-à-dire chez Proust l’expérience de la temporalisation, qui est conjointement saisie des intermittences de la durée et expérience10, va se charger d’enraciner le nom dans la réalité, pour lui donner une chair et une prégnance aptes à le faire sortir de la pure fantasmagorie. Ce mouvement semble tout d’abord décevant pour le protagoniste : la duchesse ressemble à une bourgeoise et se trouve pourvue d’un « bouton » et d’un « nez proéminent11 » inassimilables aux sonorités de son nom, Venise se révèle une ville habitée par un moi chargé… de lui-même. Pourtant, c’est précisément le dépassement de ce premier mouvement subjectif qui va permettre la découverte de la richesse du réel. Si personnages et lieux perdent leur aura onirique, c’est pour gagner en épaisseur et en complexité. En Venise ainsi se surimprimeront, dans les « anneaux nécessaires du beau style » – nécessaires parce que dictés par le « sillon12 » imprimé par la relation au réel, aussi strict sur ce plan que « la science » et « le rapport unique de la loi causale13 » –, travail de deuil, abandon maternel potentiel, saisie du beau et compréhension de ce qu’est le style idéal, comme le suggère l’indistinction du terrien et du maritime dans la peinture de Carpaccio14.
Le champ initial mentionné par Ricœur n’est pas lui-même sans rapport avec le premier, fût-il en apparence le plus éloigné. Car une métaphore n’est juste que lorsque l’écrivain est apte à saisir les relations ontologiques, et non pas simplement subjectives, qui peuvent virtuellement unir les deux champs :
ce transfert d’un champ référentiel à l’autre suppose que ce champ soit déjà en quelque sorte présent, de manière inarticulée, et qu’il exerce une attraction sur le champ déjà constitué pour l’arracher à son ancrage premier. […] Il y a donc, à l’origine du procès, ce que j’appellerai pour ma part la véhémence ontologique d’une visée sémantique, mue par un champ inconnu dont elle porte le pressentiment15.
Cette métaphore « [inévitable]16 », analogue à l’eau qui bout à cent degrés, ni plus, ni moins – Proust établit cette comparaison dans sa préface à Tendres stocks de Paul Morand –, ne peut se contenter de l’approximation (rappelons que les jeux surréalistes ne devaient pas tout au hasard, puisqu’ils étaient retravaillés). Surtout, elle suggère qu’il y a bien une vérité littéraire, que Ricœur nomme, à la suite d’Heidegger, une vérité-manifestation qui ne se confond pas avec la vérité-adéquation17. Loin que la référentialité du discours poétique puisse être assimilée à une « copie » du réel (fait impossible en soi, même dans le cas d’un discours transcrit mot à mot18), elle noue au contraire deux aspects de l’invention. En effet, grâce à elle, « créer et révéler coïncident », et c’est bien « en vérité » que l’on peut dire d’une âme qu’elle est « de glace19 », ou qu’« un même homme, si on l’examine pendant quelques minutes, semble successivement un homme, un homme-oiseau ou un homme-insecte, etc.20 » : la modalisation n’empêchera pas le narrateur de se revendiquer entomologiste, ornithologue ou « amateur d’ichtyologie humaine21 ». En effet, concevoir la métaphore comme se rapportant seulement au mot revient à se priver de tout un pan du processus qu’elle met en jeu : la métaphore ne vient pas se substituer à un autre terme, ou pallier l’absence d’un mot dans la langue, elle exprime et exhibe, de la seule façon possible, la structure du réel visé. On saisit que le transfert et la mise en rapport ne se contentent pas de mettre au jour la réalité ; bien plutôt, ils dévoilent son mode d’être sous-jacent, proche, chez Proust comme chez Ricœur, de la définition aristotélicienne de la physis22 : dynamisme, éclosion, mouvement de manifestation, bref rapport indissociable entre une puissance et un acte, ou, pour reprendre une formulation plus contemporaine et merleau-pontienne, un invisible et un visible.
Paradigmatique à cet égard est le passage où le narrateur découvre l’église de Carqueville, dont la spécificité tient à ce qu’elle est totalement recouverte de lierre. Mme de Villeparisis avait en quelque sorte prévenu incidemment son jeune ami qu’il se trouverait placé devant l’énigme d’une présence-absence, en esquissant « un mouvement de la main qui semblait envelopper avec goût la façade absente dans un feuillage invisible et délicat23 ». L’écriture, analogue au geste de la main, va tenter de restituer, par une importation métaphorique de sèmes maritimes, le paradoxe d’une saisie de l’invisible et de l’idéel qui passe par la sensation et la motilité de l’apparaître. Loin que « le bloc de verdure » qui masque la façade de pierre empêche de saisir « l’idée d’église », il est au contraire le médiateur sensible qui, par sa fluctuation, la révèle :
[…] en effet, […] cette idée d’église dont je n’avais guère besoin d’habitude devant des clochers qui se faisaient perpétuellement reconnaître d’eux-mêmes, j’étais obligé d’y faire perpétuellement appel pour ne pas oublier, ici que le cintre de cette touffe de lierre était celui d’une verrière ogivale, là, que la saillie des feuilles était due au relief du chapiteau. Mais alors un peu de vent soufflait, faisait frémir le porche mobile que parcouraient des remous propagés et tremblants comme une clarté ; les feuilles déferlaient les unes contre les autres ; et frissonnante, la façade végétale entraînait avec elle les piliers onduleux, caressés et fuyants24.
C’est bien la tension, dans le perçu, entre non plus deux mais trois champs différents (pierre, végétal, océan) qui donne accès à l’intelligible. Comment rendre compte voire prendre conscience de ce chiasme entre sens et sensible, pour reprendre une formulation merleau-pontienne ? Lorsque le narrateur découvre sa vocation, qui est de restituer « la joie du réel retrouvé25 », il précise que « la nature » l’avait mis déjà « sur la voie de l’art », puisqu’elle est « commencement d’art […] ». La raison en est qu’elle ne lui a « permis de connaître […] la beauté d’une chose que dans une autre » : ce qui compte n’est pas l’intérêt potentiel du « rapport26 », ajoute Proust, mais ce rapport en tant que tel, ou plus exactement, si l’on tient compte de la préposition « dans » la surimpression et l’entremêlement.
Mais ce « commencement d’art » exige une formulation : comme dans tout un pan de la poésie contemporaine27, le monde en appelle à être dit, non pas pour être transcrit ni copié, mais pour être découvert et révélé à lui-même. Les « choses muettes » husserliennes sont au fondement de l’acte discursif, à la fois parce qu’elles sont un « sol » originaire et qu’elles « [imposent] » que d’elles soit extraite ce que le protagoniste nomme une « jolie phrase28 ». Qu’on ne se méprenne pas : la formule ne renvoie pas à l’art pour l’art ou à l’autoréférentialité du discours, mais à l’exigence d’une figuration du monde, qui se constitue, pour le plus grand bonheur du narrateur, dans le « [glissement] » et le palimpseste29, bref dans une opération concomitante d’offre et de retrait, de présence et d’absence30.
Les partis pris de l’herméneutique philosophique
L’analyse par Ricœur du procès métaphorique permet à la fois de mettre en relief les surimpressions stylistiques sur lesquelles il se fonde, et de restaurer la dimension référentielle du langage poétique. La phénoménologie redéfinit en effet le réel, qui, s’il est à juste titre souvent « réduit » par une méthodologie scientifique qui a besoin de créer un objet observable, mesurable ou quantifiable, ne se confond cependant pas, dans le vécu, avec un assemblage moléculaire : prendre l’objet scientifique ou matériel pour le tout du réel est l’erreur, volontaire ou non, fréquemment commise par les tenants d’un autotélisme littéraire, qui ont beau jeu ensuite de montrer que réalité et discours sont irréductibles l’un à l’autre. Si au contraire, avec notamment Merleau-Ponty, on critique la pensée de survol pour mettre en relief l’implication du sujet dans le spectacle ou l’analyse, si on ressaisit le monde dans l’ensemble de ses dimensions pour lui restituer sa profondeur et son indéfectible relation à un regard lui-même chargé de fantasmes, de projets, de désirs, on comprend que virtualité et réalité ne s’opposent plus terme à terme, mais s’entrelacent constamment. La « structure d’horizon », issue de la phénoménologie et qu’on retrouve au centre des analyses poétiques de Michel Collot31, permet d’ouvrir la réalité sur ce qui la constitue au même titre que son actualité : son indétermination, ses points de fuite32, son mouvement conjoint de don et d’évasion.
Pour Ricœur cependant, la métaphore littéraire est seulement une étape dans l’accès à la compréhension de ce qu’est la réalité, étape qui demande à être subsumée par le « concept33 ». Les formules employées dans la huitième et dernière étude de la Métaphore vive, ouvrage qui procède par avancées progressives et hiérarchisées vers sa thèse finale, sont symptomatiques d’un désir explicite de rétablir la philosophie, et par-delà elle une métaphysique34, dans leurs droits imprescriptibles. Ainsi, l’intention du langage poétique « enveloppe une demande d’élucidation », le spéculatif « accomplit les requêtes sémantiques du métaphorique » et le « [transmute]35 », le « choc sémantique » provoqué par la métaphore « est une demande de concept, mais non pas encore un savoir par le concept », « l’énonciation métaphorique ne constitue qu’une esquisse sémantique, en défaut par rapport à la détermination conceptuelle ». Le discours philosophique, et plus précisément herméneutique, est en effet certes second « dans l’ordre de la découverte », mais « premier dans l’ordre de la fondation36 ».
On saura tout d’abord gré au philosophe de prendre clairement parti pour une position – faire de la poésie la servante anoblie de la philosophie – de nos jours littérairement, et sans doute philosophiquement, incorrecte… On lui saura gré aussi de se confronter à deux questions majeures de notre contemporanéité, depuis Nietzsche, Heidegger ou Merleau-Ponty : celle des avantages et inconvénients d’un usage philosophique du métaphorique, celle de la possibilité de distinguer le champ poétique et le champ philosophique. Le style de Ricœur, philosophe qui célèbre l’impertinence (à tous les sens du terme) et le caractère novateur d’une métaphore vive dont on a pu remarquer qu’il n’en donne quasiment pas d’exemples dans son ouvrage, est un style aride, volontairement dépourvu de toute innovation figurale. Ce paradoxe n’en est pas un dans l’optique du philosophe :
La pensée spéculative appuie son travail sur la dynamique de l’énonciation métaphorique et l’ordonne à son propre espace de sens. Sa réplique n’est possible que parce que la distanciation, constitutive de l’instance critique, est contemporaine de l’expérience d’appartenance, ouverte ou reconquise par le discours poétique, et parce que le discours poétique, en tant que texte et œuvre, préfigure la distanciation que la pensée spéculative porte à son plus haut degré de réflexion37.
Car c’est « le pouvoir de distanciation qui ouvre l’espace de la pensée spéculative », pouvoir déjà à l’œuvre dans l’expérience du monde, et de la création littéraire en particulier. Ricœur se situe sur ce plan – ce qu’il ne fait pas lorsqu’il se situe sur celui du rapport entre le soi et l’action38 – dans une pensée de « survol » à laquelle Merleau-Ponty avait pourtant fait un sort définitif dans le Visible et l’invisible39. Il revendique surtout, en tant que philosophe de métier pourrait-on dire, la spécificité de cette activité qui doit selon lui ne pas renoncer à se donner des « [objets]40 » de réflexion – et notamment celui des sciences humaines ou celui des pouvoirs de la littérature41. La métaphore est donc davantage pour lui un objet d’étude – certes d’autant plus prisé qu’il est structurellement proche de la position herméneutique – qu’un moyen privilégié de dévoilement d’un rapport inédit au monde, comme il l’est par exemple pour Heidegger ou Merleau-Ponty : « La métaphore est vive en ce qu’elle inscrit l’élan de l’imagination dans un “penser plus” au niveau du concept42. » Pourtant, Ricœur précise que l’on peut
concevoir un style herméneutique dans lequel l’interprétation répond à la fois à la notion du concept et à celle de l’intention constituante de l’expérience qui cherche à se dire sur le mode métaphorique43.
Il n’est pas certain sur ce plan qu’il ait trouvé ce style : la métaphore philosophique reste pour lui une « tentation » et une menace pour la discipline qu’il érige en champ inassimilable au champ poétique44 – l’imagination reste peut-être une puissance trompeuse… Ricœur se prive donc volontairement des pouvoirs de rénovation du langage et de l’ontologie qu’il a pourtant analysés dans la Métaphore vive.
Proust se situe sur l’ensemble de ces points sur un axe opposé. La philosophie a pourtant été pour lui conjointement une tentation et une activité. Il fut ainsi longtemps fasciné par son professeur au lycée Condorcet, Darlu, kantien fondateur de La Revue de métaphysique et de morale, et suivit des cours à la Sorbonne pour sa licence de philosophie en 1894-1895. Mais s’il célèbre « l’influence » de Darlu sur lui, c’est pour la reconnaître « mauvaise45 ». Surtout, il tranche, à partir de 1908, entre différentes options qui s’offrent à lui pour exprimer ses idées, et notamment avec l’option essai philosophique46, qu’il avait plus ou moins expérimentée, en particulier sur l’art ou la critique, dans divers articles et préfaces (à ses traductions de Ruskin par exemple) ou dans l’avant-texte du Contre Sainte-Beuve. Le narrateur, comme d’une certaine manière Proust dans Jean Santeuil, tombe certes dans le piège que constitue ce que Ricœur nomme le « concept » : chercher « un sujet philosophique pour une grande œuvre littéraire47 ». Mais précisément, son impuissance, en tant que romancier et partant, nous le verrons, en tant que philosophe novateur, résulte de cette quête initiale, dont il ne saisira que plus tard l’inanité. Dans le premier volume de la Recherche, et bien qu’il soit déjà conscient de « l’ennui » procuré par une philosophie envisagée comme activité intellectuelle devant précéder et engendrer la création littéraire, le narrateur se méfie encore des « plaisirs irraisonnés » qui l’empêchent, croit-il, « de pouvoir être un jour écrivain et poète », et que lui procurent ses sensations et ses impressions, qui auraient le défaut d’être « toujours liées à un objet particulier dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune vérité abstraite48 ».
On mesure le chemin parcouru par le protagoniste, de Du côté de chez Swann, avec sa fin sceptique, subjectiviste et provisoire, au Temps retrouvé, qui, rédigé à la même époque, se clôt sur la « plus croyante des conclusions49 ». Que s’est-il passé, et comment Proust lui-même en est-il venu à la conviction que la littérature englobe, non pas à l’état de concept, mais dans sa pratique stylistique même, du philosophique ? Pour le narrateur, c’est tout simplement la vie et l’expérience qui l’amèneront à réviser ses partis pris théoriques premiers, qui instituaient la philosophie comme un avant de la création. Le vécu, avec son cortège de sensations, de joies, de deuils, de chagrins, d’immédiateté comme de sentiment de la durée, mène à la compréhension philosophique que le rapport au monde, à autrui ou à soi ne peut être actualisé et thématisé que dans une œuvre d’art – la philosophie ne peut donc précéder l’expérience du réel. La vocation est ainsi décrite, dans le Temps retrouvé, comme devant se charger de la problématique de la temporalisation50 – et l’on rejoint ici Ricœur qui dans Temps et récit s’attache à démontrer le rapport intrinsèque entre celle-ci et la « fable », ou, si l’on préfère, la configuration narrative. Pour l’auteur Proust, c’est aussi le vécu qui fonde l’œuvre mais, contrairement au narrateur de la Recherche qui ne produit quasiment rien au niveau littéraire en l’espace d’une vie – au point de redouter la mort qui approche lorsqu’il prend enfin conscience de sa vocation –, il s’agit d’un vécu qui est inséparable d’une pratique scripturale constante (rappelons qu’elle ne démarre pas ex nihilo en 1908-1910, au moment où Proust s’attelle à ce qui deviendra la Recherche).
Pourtant, pourrait-on rétorquer, le Temps retrouvé se caractérise par de longs passages dogmatiques, pour reprendre une formulation de Proust, et par une « leçon d’idéalisme51 » proclamée : le concept ne serait donc pas partie intégrante du style, et ne pourrait se conjoindre à une œuvre littéraire qu’en tant précisément que concept, plus ou moins narrativisé. L’objection ne résiste cependant pas. Tout d’abord, j’ai rappelé que le dernier pan de la Recherche, rédigé en même temps que le premier – donc avant l’ensemble des développements ultérieurs qui occuperont Proust pendant une quinzaine d’années –, ne put être révisé. D’autre part, le Temps retrouvé inclut sa propre critique, lorsque le narrateur s’insurge contre les œuvres qui explicitent leurs « théories » ou qui transcrivent tel quel leur art poétique, œuvres décrites comme des marchandises sur lesquelles on aurait laissé « la marque du prix52 » : en effet, ces passages risquent à la fois de briser le continuum narratif, et de simplifier la position de l’auteur. Car, c’est le dernier point, si un écrivain décide d’écrire un roman et non un essai de mœurs ou de philosophie, c’est qu’il ne lui est pas possible, sans la trahir, d’exprimer autrement sa relation au monde. C’est pourquoi, comme Vincent Descombes l’a bien noté dans Proust. Philosophie du roman53, la philosophie proustienne réside moins dans les passages où il opère une méta-critique ou une méta-théorie de son récit et de sa pensée, que dans les formes stylistiques et narratives mêmes qu’il a mises, à tous les sens du terme, en œuvre. J’ai ainsi tenté de montrer ailleurs que l’idéalisme proustien, affirmé non sans modalisation, distanciation et humour dans le Temps retrouvé, se trouve battu en brèche par un récit qui rejoint davantage certains postulats phénoménologiques – nul hasard précurseur de la part de Proust, Husserl étant son contemporain54. Ricœur le précise lui-même dans Temps et récit55, on peut difficilement affirmer que Proust ait voulu barrer d’un trait, au nom d’une position finale vaguement idéaliste, un roman constitué de plusieurs milliers de pages, mettant en scène une vie complète, avec ses errances, ses erreurs, son indétermination, ses jouissances et déceptions sensorielles… D’autre part, et contrairement à Ricœur qui tente de faire part de sa pensée par un style rationnel, à la limite de l’académique (il est totalement assumé par le philosophe et il fait ses preuves, dans l’ordre qui est le sien), les idées proustiennes sont totalement englobées dans sa pratique stylistique, et en sont inséparables. Non qu’on ne puisse élaborer une critique herméneutique de son œuvre : mais cette glose a des chances d’être opérante seulement dans la mesure où elle s’attache à la « lettre » du roman, c’est-à-dire aux procédés proprement romanesques et stylistiques mis en jeu. En témoigne l’insistance de Proust sur une profondeur qui définit à la fois le temps, la psyché, le rapport à autrui, le sensible, mais aussi la lecture et la création artistique (celle de Vermeer comme l’écriture poétique), profondeur qui peut être élaborée comme notion par le critique uniquement par après.
Ricœur m’objecterait qu’il s’agit là d’une notion fondatrice, seconde dans l’ordre du repérage chronologique, mais première dans l’ordre des raisons, ou que le schème proustien de la profondeur doit être actualisé par un lecteur seul apte à refigurer la temporalité du récit. Il n’en reste pas moins que c’est l’œuvre elle-même qui institue un ordre des raisons spécifique, où domine le procédé d’une mise en rapport généralisée sous-tendue par la notion de profondeur : c’est donc bien la narration qui engendre un type de lecture ou de glose particulier. Toute l’œuvre de Proust tente en outre de mettre en relief non pas une notion abstraite ou un concept, fût-il celui de la profondeur, mais son caractère proprement incarné et non dissociable d’un vécu (y compris celui consistant à écrire un livre). Affirmer que « c’est dans le discours spéculatif que s’articule le sens dernier de la référence du discours poétique56 » revient donc à passer outre le fait que le spéculatif précisément sacrifie la chair du langage qui, Ricœur le sait parfaitement bien, n’est pas un ornement recouvrant un concept qui serait à découvrir par l’herméneutique, mais l’unique manière, pour le romancier, d’exprimer sans reste son rapport au monde. De même – et le philosophe insiste lui-même sur la question de cette « expérience fictive du temps57 » –, c’est par la lecture, et non par le commentaire, que le sujet se trouve englobé dans la temporalité instituée par la fable. La Recherche est d’ailleurs, selon moi, moins une « fable sur le temps » qu’une fable temporalisée, c’est-à-dire ayant, dans son parcours narratif et ses méandres stylistiques, une façon de faire fonctionner le temps inassimilable à celle d’autres œuvres. Elle entraîne le lecteur dans son ordre propre, et si le critique reconstruit réflexivement cet ordre – ou ce désordre, tant il est chez Proust synonyme de feuilletage, latences, blancs, oublis, réminiscences, etc. –, c’est par le biais d’une posture d’extériorité qui ne doit pas lui faire oublier son implication originaire dans sa lecture initiale. L’articulation spéculative ou critique ne peut donc être une forme supérieure de dévoilement du monde de la fiction – sauf à faire du roman une pure allégorie, un symbole à déchiffrer, ou, plus finement, une partition à interpréter. Le « gain conceptuel58 » indéniable dont parle l’herméneute, le travail sur l’œuvre et les modes d’expression de sa temporalisation, ne sont donc pas inutiles ou frappés d’inanité. Loin cependant de s’avérer une avancée hiérarchiquement supérieure, ou de devoir se substituer à l’enroulement d’un sujet dans la trame narrative, ils constituent plutôt, non sans perte au niveau de l’expérience en acte, un réagencement, dans l’ordre propre de la réflexion, de la lecture première.
Reprenons l’exemple de l’église de Combray abordé par Ricœur dans Temps et récit. Le philosophe l’envisage comme un emblème ou, reprenant l’expression d’Hans Robert Jauss, comme un « [figuratif symbolique] » parmi d’autres « figurations du temps invisible59 ». On ne peut que s’accorder avec ces formules, surtout si l’on insiste non pas seulement sur le motif en tant que tel (église, Bal de Têtes, pavé, bruit d’une cuillère, etc.), mais sur sa structuration stylistique. Certes, la description de l’église de Combray incarne ou matérialise (et non symbolise) le temps, par son architecture qui l’enracine dans le sol et le passé, avec sa crypte, la rattache au présent par sa nef habitée (notamment lors du mariage de Mlle de Percepied, qui traite précisément de la notion de relativité), et la hisse vers l’avenir, avec son clocher. Mais en quoi un édifice de pierre, une cuillère, un pavé ou une matinée pourraient-ils en eux-mêmes constituer des figurations du temps, sinon dans le mouvement de ressaisie d’un sujet en situation qui se décrit lui-même, dans leur relation à eux, comme temporalisé, et surtout par leur passage au figural, c’est-à-dire par l’écriture adaptée qui les prend en charge ?
Si une longue phrase parvient à transformer véritablement l’église de Combray en « édifice occupant […] un espace à quatre dimensions – la quatrième étant celle du temps60 », c’est précisément par l’englobement du lecteur dans un processus tensionnel que seul le langage poétique est à même de mener à bien dans la mesure où il permet d’inclure les antagonismes dans la sphère du réel.
Pourquoi dès lors Ricœur parle-t-il d’un « échec de la narrativité61 » à rendre compte des premières apories62 temporelles diagnostiquées dans le volume I de Temps et récit ? Il semble tout d’abord que le philosophe axe sa réflexion sur un type de questionnement qui n’est pas forcément opérant, puisqu’il s’agit pour lui de repérer la possibilité ou non de représenter la temporalisation sans la trahir. Il en déduit que cette tentative, qui mène « au voisinage de l’inscrutable », aboutit à « l’épuisement de l’art63 » au xxe siècle. Mais précisément, le récit, en tout cas proustien, ne se réfère pas plus en dernière instance à un concept qu’à une volonté représentative – fût-elle dissociée de la dénotation. Ricœur serait peut-être d’accord sur ce point (il parle cependant de « l’irréprensentabilité du temps64 », et envisage métaphores et mythes comme des substituts imparfaits). Mais même son emploi spécifique et nuancé de la notion d’inscrutabilité ne permet pas d’inclure le roman de Proust dans la sphère de l’aporétique :
L’aporie surgit […] au moment où le temps, échappant à toute tentative pour le constituer, se révèle appartenir à un ordre du constituant toujours déjà-présupposé par le travail de constitution65.
« L’explication » (herméneutique, critique, etc.) ne permet pas de rendre compte de la temporalisation romanesque (qui est aussi une temporalisation s’effectuant au cours d’une lecture66). Mais cet échec est celui de l’explication, pas celui du roman en soi. On peut se demander dans quelle mesure le parti pris de Ricœur, qui institue la pensée ou le philosopher comme le stade ultime de la projection romanesque, ne le mène pas à certaines confusions. Les apories qu’il relève ne sont telles que parce que, comme saint Augustin marquant le caractère non conceptualisable du temps, il les inclut dans le domaine de la surréflexion et non dans celui de l’étude stylistique. Effectivement, l’herméneute qui se sent chargé d’amener à la claire lumière du concept ce qui précisément ne se dévoile que dans l’expression et qui est partant irréductible à la théorisation, aboutit à un échec. Cet échec est relatif, je l’ai dit67, dans la mesure où marquer l’aporie est déjà un pas réflexif philosophiquement intéressant, et où analyser une œuvre peut effectivement apporter un « plus », pour reprendre la formule du philosophe. Il s’agit cependant non pas d’un « plus » au niveau d’un concept qui viendrait se surajouter au sens de l’œuvre pour le dépasser, mais d’un « plus » au niveau du vécu de la lecture68 : le concept vient servir la compréhension d’abord intuitive de l’œuvre, et non hisser celle-ci hors de sa sphère de pertinence phénoménologique, sur laquelle Proust insiste toutes les fois où il aborde la question de la lecture. Ricœur opère donc un saut conceptuel qui ne lui permet pas de rendre compte de la spécificité de l’incarnation romanesque. Proust, qui choisit délibérément le genre de l’autobiographie fictive parce qu’il permet, malgré ses contraintes nombreuses, d’écrire à (voire « dans » ou « à travers ») la première personne, précise ainsi avec force que l’objet de sa recherche est tout simplement la constitution du soi, notamment dans son rapport présent au passé :
Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui [le thé], mais en moi. […] Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans la lumière69.
Si les apories sont dépassées ou plus exactement contournées, c’est qu’elles ne rentrent pas, dans les termes que leur assigne Ricœur, dans le cadre d’un projet narratif qui vise à marquer le caractère incontournable et indépassable de « [l’incorporation]70 » du temps, et non à l’ériger en image ou en notion. L’inscrutabilité supposée du temps n’est donc pas pour Proust une tare, mais un mode d’être dont la littérature a pour charge de rendre compte. D’autre part, si Ricœur passe à côté de cette incorporation et de son corollaire, la pertinence ontologique de l’expérience – dont font partie l’erreur, le malentendu et le mirage –, c’est qu’à la suite de Deleuze71, il érige la Recherche en « apprentissage des signes » débouchant sur la « révélation72 » finale d’une « éternité » qui arracherait « au temps perdu » et engendrerait « l’œuvre qui tentera de racheter le temps73 » – on se souvient que dans Proust et les Signes, Deleuze fait des signes sensibles une première étape, imparfaite et à dépasser, de la quête du sens. Or, le vécu, et notamment le rapport au sensible, n’est pas frappé d’invalidité par le dernier volume de la Recherche – qui, j’ai tenté de le montrer, n’est pas le message ultime de Proust, puisque sa pensée comme son esthétique prennent forme tout au long de l’élaboration de son œuvre. C’est bien plutôt à la célébration de la prégnance du réel que s’attache l’écrivain : le temps est retrouvé tout simplement parce qu’il n’a, d’un point de vue phénoménologique, jamais été véritablement perdu. Quant à l’essence proustienne, elle s’avère le contraire d’une essence au sens classique, puisqu’elle se découvre, dans l’épisode liminaire de la madeleine comme dans les réminiscences finales du Temps retrouvé, singulière et immanente, étant la relation sensible et présente d’un sujet en situation avec un autre moment de sa temporalisation74. Selon un cercle vicieux, Ricœur affirme ainsi que la littérature, et notamment le roman proustien, ne parvient pas à résoudre des apories qu’il a lui-même posées comme axiomes de départ et qu’elle ne vise précisément pas à résoudre. À question faussée, réponse faussée : pour Ricœur, qui stigmatise les pensées du soupçon, l’identité narrative devrait produire une « vie examinée » ou en d’autres termes, « épurée » et « clarifiée75 ». « Or, l’identité narrative [n’étant] pas une identité stable et sans faille », l’ipséité qu’elle met au jour serait incomplète ou inachevée. Comme l’a noté Rainer Rochlitz qui montre que Ricœur « attribue à l’art une fonction ontologique, celle de stabiliser les personnes76 », c’est reprocher au roman proustien, et par-delà lui à nombre d’œuvres majeures de notre contemporanéité, à la limite ou au-delà de la lisibilité classique, ce qui fait précisément leurs qualités et leur insertion dans une situation historique77… On comprend à quel point, et je m’accorde ici avec Ricœur sans déboucher sur les mêmes conclusions que lui, l’approche des objectifs, des procédés et des objets de la littérature renvoie à des partis pris idéologiques et philosophiques fondamentaux – notons au passage, avec Christian Bouchindhomme, que le philosophe qui a mis en relief dans la Métaphore vive les présupposés des théories de la référence-copie, pour leur opposer explicitement ceux de sa théorie de la référence tensionnelle, n’explicite pas toujours les siens dans Temps et récit78… L’absence de transparence à soi du sujet ; la fluctuance du sensible – matérialisée par exemple dans le passage sur les carafes de la Vivonne – et d’autrui – les êtres changent, et avec eux le « je » qui les considère ; la définition de la réalité comme transversalité, « trame » et « réseau79 » ; l’inclusion du virtuel et de la latence dans la définition du moi comme dans celle de la sensorialité, interdisent de faire de l’instabilité une faille de la narrativité. C’est bien au contraire, à l’heure où Husserl, Einstein et Freud renouvellent de leur côté l’approche du réel et du moi, à l’expression d’un monde en genèse irréductible aux lois euclidiennes et d’une subjectivité labile que s’attelle le roman de Proust. Son titre, qui suggère l’élan d’un sujet agissant80 dans la rétrospection mais surtout dans la prospection – il s’agit de se lancer « à » la recherche du temps perdu –, est sur ce plan sans équivoque.
- *.
Cnrs-Umr 7171 « Écritures de la modernité ».
- 1.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, p. 790. L’édition d’À la recherche du temps perdu utilisée dans cet article est celle dirigée par J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, t. I, 1987, t. II et III, 1988, t. IV, 1989.
- 2.
Voir infra, lettre du 6 février 1914 à Jacques Rivière, Correspondance, Paris, Gallimard, t. XIII, p. 99.
- 3.
Le néologisme est employé à l’occasion de la projection par la lanterne magique du visage de Golo sur un bouton de porte en porcelaine (M. Proust, À la recherche du temps perdu, I, p. 10).
- 4.
Paul Ricœur, la Métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975, p. 375.
- 5.
Id., Temps et récit, t. 3, Paris, Le Seuil, 1985, p. 447.
- 6.
Pour un rapprochement concernant la « critique du totalitarisme » et le « renouvellement d’une pensée de l’histoire », voir Olivier Mongin, Paul Ricœur, Paris, Le Seuil, 1994, p. 22.
- 7.
P. Ricœur, la Métaphore vive, op. cit., p. 308-309.
- 8.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, IV, p. 464 et 468.
- 9.
Sur l’emploi de ce terme, voir P. Ricœur, la Métaphore vive, op. cit., p. 369.
- 10.
Anne Simon, « Expérience », Dictionnaire Marcel Proust, Paris, Champion, 2004, p. 368-369.
- 11.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, I, p. 172-173.
- 12.
Ibid., IV, p. 470.
- 13.
Ibid., III, p. 468.
- 14.
Ibid., II, p. 252.
- 15.
P. Ricœur, la Métaphore vive, op. cit., p. 379.
- 16.
M. Proust, « [Préface] », dans Contre Sainte-Beuve suivi de Essais et articles, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 616.
- 17.
P. Ricœur, la Métaphore vive, op. cit., note 1, p. 388.
- 18.
Puisque le discours transféré sur papier ou écran ne sera pas celui qui était émis en situation de discours ; la répétition inclut en outre du différent tout comme du « différant », pour paraphraser Gilles Deleuze, Jacques Derrida ou Michel Deguy.
- 19.
P. Ricœur, la Métaphore vive, op. cit., p. 310.
- 20.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, III, p. 8.
- 21.
Ibid., II, p. 42.
- 22.
P. Ricœur, la Métaphore vive, op. cit., p. 61 : « L’homme grec est sans doute moins prompt que nous à identifier la physis à une donnée inerte. C’est peut-être parce que, pour lui, la nature est elle-même vivante que la mimêsis peut n’être pas asservissante et qu’il peut être possible de mimer la nature en composant et en créant. »
- 23.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, II, p. 68.
- 24.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, II, p. 75.
- 25.
Ibid., IV, p. 458.
- 26.
Ibid., IV, p. 468 (je souligne) : « On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport […] et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. »
- 27.
Voir Nicolas Castin, Sens et sensible en poésie moderne et contemporaine, Paris, Puf, 1998.
- 28.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, I, respectivement p. 182, 177 et 179.
- 29.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, I, p. 180 : le narrateur, lors de sa première tentative réussie d’expression, voit les trois clochers de Martinville « glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel […] qu’une seule forme […] ».
- 30.
Pour l’analyse précise d’un autre exemple que celui de l’église de Carqueville, voir Anne Simon, « Proust et l’architecture du visible », dans Merleau-Ponty et le littéraire, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1997, p. 105-116.
- 31.
Voir Michel Collot, la Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, Puf, 1989, et Paysage et poésie du romantisme à nos jours, Paris, José Corti, 2005.
- 32.
Proust définit ainsi les êtres aimés comme des « êtres de fuite » (M. Proust, À la recherche du temps perdu, III, p. 599).
- 33.
P. Ricœur, la Métaphore vive, op. cit., p. 376.
- 34.
Critiquant Heidegger et son repli « vers une ontologie fondamentale » (O. Mongin, Paul Ricœur, op. cit., p. 27), Ricœur récuse « l’enfermement de l’histoire antérieure de la pensée occidentale dans l’unité de “la” métaphysique […] », P. Ricœur, la Métaphore vive, op. cit., p. 395. Voir aussi « J’attends la renaissance », dans À quoi pensent les philosophes, Paris, Autrement, coll. « Mutations », 1990, p. 180 : « Il y a eu des métaphysiques, et […] nous avons toujours à choisir notre camp. »
- 35.
P. Ricœur, la Métaphore vive, op. cit., p. 375.
- 36.
Ibid., respectivement p. 376, 379 et 380.
- 37.
Ibid., p. 399.
- 38.
Olivier Mongin, Paul Ricœur, op. cit., p. 28.
- 39.
M.?Merleau-Ponty, le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 48.
- 40.
Voir P. Ricœur, « J’attends la renaissance », art. cité, p. 180.
- 41.
Ibid., p. 181-182 : « Je me sens opposé à la fois à ceux qui disent que la philosophie est morte comme thématique et à ceux qui disent, comme Levinas, qu’il faut faire une philosophie sans thématique. »
- 42.
Id., la Métaphore vive, op. cit., p. 384.
- 43.
Ibid., p. 383.
- 44.
Le style philosophique métaphorique est « une tentation qu’il faut écarter, dès lors que la différence du spéculatif et du poétique se trouve à nouveau menacée », ibid., p. 393.
- 45.
Carnet de 1908, f° 40 v°, Paris, Gallimard, 1976.
- 46.
Carnet 1, fos 10 v°-11 r°, Carnet de 1908, op. cit.
- 47.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, I, p. 177.
- 48.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, I, p. 176.
- 49.
Lettre du 6 février 1914, Correspondance, op. cit., p. 99.
- 50.
Tel est bien l’un des sujets majeurs de la Recherche, plus que le temps en soi.
- 51.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, IV, p. 489.
- 52.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, IV, p. 461.
- 53.
Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, Paris, Minuit, 1987.
- 54.
Sur la communauté de questionnements et les réponses différentes d’Husserl et de Proust, voir Anne Simon, « Le côté phénoménologique de Proust (Proust et Husserl) », dans le Moment 1900 en philosophie, Villeneuve-d’Ascq, Presses du Septentrion, p. 305-314.
- 55.
P.?Ricœur, Temps et récit, t. 2, Paris, Le Seuil, 1984, p. 248.
- 56.
P. Ricœur, la Métaphore vive, op. cit., p. 389.
- 57.
Id., Temps et récit, t. 2, op. cit., p. 16, et t. 3, op. cit.
- 58.
Id., la Métaphore vive, op. cit., p. 375.
- 59.
P. Ricœur, Temps et récit, t. 2, note 1, p. 258 et note 1, p. 274.
- 60.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, I, p. 60-61.
- 61.
P. Ricœur, Temps et récit, t. 3, p. 483.
- 62.
Apories « entre le temps psychique, temps intérieur de l’âme, et le temps cosmologique, temps extérieur du monde » (O. Mongin, Paul Ricœur, op. cit., p. 125 ; voir aussi p. 160).
- 63.
P. Ricœur, Temps et récit, t. 3, p. 483.
- 64.
Ibid., p. 438 et 482.
- 65.
P. Ricœur, Temps et récit, t. 3, p. 375.
- 66.
Ricœur précise lui-même que le « recours à la médiation de la lecture marque la différence la plus sensible » entre Temps et récit et la Métaphore vive (P. Ricœur, Temps et récit, t. 3, op. cit. p. 320).
- 67.
Il serait théoriquement hypocrite pour le critique de couper la branche sur laquelle il se tient… Affirmer que l’œuvre n’est pas réductible aux commentaires qui sont portés sur elle ne revient pas à rendre ceux-ci caduques, mais à les replacer dans leur champ, qui n’est pas supérieur à celui de l’œuvre envisagée.
- 68.
Il ne peut être question dans le cadre de cet article de comparer les herméneutiques de la lecture élaborées par Ricœur et par Proust lui-même. Sur le premier, voir les articles de Jacques Leenhardt, Jean Grondin et Rainer Rochlitz dans Temps et récit de Paul Ricœur en débat, Paris, Cerf, 1990.
- 69.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, I, p. 45.
- 70.
Ibid., IV, p. 623. L’esprit et le corps n’étant chez Proust pas séparés (toute activité intellectuelle s’établit sur un fond de corporéité), cette incorporation n’est pas antagoniste du symbolique ou, si l’on préfère, de la production romanesque.
- 71.
Pour une critique des positions de Deleuze, voir A. Simon, Proust ou le réel retrouvé, Paris, Puf, 2000, p. 78-106.
- 72.
P. Ricœur, Temps et récit, t. 2, p. 276.
- 73.
Ibid., t. 3, p. 484.
- 74.
Ricœur précise pourtant, sans s’attarder plus longuement, qu’il « ne faut pas aligner l’ontologie sur la substance ou l’essence » (id., la Métaphore vive, op. cit., p. 181).
- 75.
P. Ricœur, Temps et récit, t. 3, p. 444.
- 76.
R. Rochlitz, « Proposition de sens et tradition : l’innovation sémantique selon Paul Ricœur », dans Temps et récit de Paul Ricœur en débat, op. cit., p. 156.
- 77.
R. Rochlitz, « Proposition de sens et tradition… », art. cité, p. 146-147 et p. 150-156.
- 78.
Il me semble que la volonté expresse de Ricœur de séparer ses prises de position philosophiques et sa foi protestante, clivage justifié par un désir d’indépendance conceptuelle et d’universalisation potentielle de son discours, conduit à des non-dits qui engendrent les contradictions et les sauts conceptuels dont j’ai tenté de rendre compte. Sur cette question, voir Christian Bouchindhomme, « Limites et présupposés de l’herméneutique de Paul Ricœur », dans Temps et récit de Paul Ricœur en débat, op. cit., notamment p. 180-183.
- 79.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, IV, p. 550 et 607.
- 80.
L’action, prisée à juste titre par Ricœur, peut précisément prendre la forme d’une œuvre.