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Marseille, maritime et cosmopolite (entretien)

La ville de Marseille semble souvent « à part » dans le paysage hexagonal. Comme si sa dimension presque intrinsèquement maritime et cosmopolite la mettait en porte à faux par rapport à un pays plus terrien. Mais qu’en est-il de l’évolution de son rapport à la mer ? Assiste-t-on aujourd’hui à une nouvelle « littoralisation » de Marseille, qui pourrait contribuer, par le développement d’activités comme la culture, le loisir et les nouvelles technologies, à libérer son potentiel ?

Esprit – Marseille est une ville qui a une longue histoire. Ville portuaire, ville coloniale, elle semble parfois à part par rapport au reste de l’Hexagone. Marseille, ville impossible ? Cela viendrait-il de sa position, de son rapport à la Méditerranée, qui la placerait toujours en décalage vis-à-vis de la France ?

Jean Viard – Marseille, 2 600 ans d’histoire. Une ville fondée par les Grecs. Et qui en est fière. Une ville qui fut la première chambre de commerce au monde en 1599 par la décision d’Henri IV. Et qui en est fière. Une ville que, en 1669, Colbert transforma en port franc en lui donnant le monopole pour entrer en France par la Méditerranée. La ville de « La Marseillaise ». Celle de la période révolutionnaire. Et qui en est fière… Puis, redressée après 1815, surtout 1825, elle fut la principale porte de France sur le monde au xixe siècle et dans la première moitié du xxe. Capitale coloniale. Elle en est un peu moins fière. Quatrième port du monde en 1900. Aujourd’hui, l’aéroport de Roissy a pris sa place de première porte de France pour le passage des hommes. L’internet pour les échanges immatériels. Mais la fierté de la ville, son sentiment souvent d’être mal connue et mal jugée, plonge dans ces racines longues. Marseille était une grande cité, avec une puissante université, quand Paris n’était qu’un village ! Et c’est cette cité-là, ce port considérable, qui aujourd’hui est une ville appauvrie, violente, dans une nation à forte identité paysanne. Le mythe de « Marianne et sa gerbe de blé » se marie fort mal avec cette ville bousculée par la mer et ses tempêtes, ses exodes et ses refuges, révolutionnaire et heureuse de vivre. On y fut longtemps en Méditerranée, n’hésitant pas à voter PC. Aujourd’hui, on se rêve en Europe, n’hésitant pas à voter FN. La ville doit être pensée comme une grande gare. Dans un site magnifique. Avec un immense chaudron partagé, l’OM. Et une ville qui bat autour de la politique et des emplois publics. Deux idées ici largement fusionnées. Ce que la fin de la colonisation a détruit, d’abord, c’est la bourgeoisie qui entreprend, celle qui innove, invente et façonne. Les grandes familles se sont retirées de la ville, parfois retirées dans la ville, avec leurs économies et la vente des terrains de leurs bastides aux promoteurs immobiliers. Il manque 100 000 emplois privés. Là est le drame et le reste n’est (presque) que conséquence !

Il faut dire que le monde de la mer a un destin plus irrégulier, plus cyclique que celui de la terre. En mer, il y a des tempêtes, les rapports de force militaires changent rapidement, les alliances, les techniques de transport, les diasporas éperdues… Marseille a ainsi connu 2 600 ans d’histoire séquentielle, avec des bouleversements, des transformations, des ruptures et des chaos. On sait peu, par exemple, que Marseille fut une cité très dynamique sous la Restauration et avant l’arrivée du train et la colonisation de l’Afrique. Mais nous sommes aussi dans un territoire de l’affrontement. Car, comme dans tous les grands ports, jusque très récemment, beaucoup de gros costauds étaient utiles pour porter les caisses, tenir les navires. Ils venaient souvent de loin, passaient travailler dans la ville économiser « les sous » pour poursuivre leurs chemins ou leurs rêves. Par exemple, un billet pour New York. Ils furent des millions. Le trafic de pauvres créa ici de grandes richesses comme encore maintenant au sud des États-Unis, au Mexique. Ces masses errantes, souvent fuyantes, voisinaient avec des armateurs et des commerçants aux logiques très spéculatives. Voisinage des riches et des pauvres explosif, souvent sanglant, contestataire. D’où « La Marseillaise », la commune de 1870, le poids du parti communiste après 1945, aujourd’hui celui du Front national. D’où aussi bien des trafics. D’où le pouvoir sur la ville de ceux qui tiennent le port, de ceux qui accueillent, logent et embauchent ces hommes arrivés souvent seuls. D’où les grandes grèves de 1955 contre les guerres coloniales, le monopole de la Cgt, et une Cgt de combat. Mais aussi, le contrepoids des aconiers (ceux qui embauchent sur le port) et des amis de Gaston Defferre. Encore aujourd’hui, y compris avec Jean-Noël Guérini qui est actionnaire de la Socoma. Charles-Émile Loo, le patron actuel et pour l’instant éternel, va sur ses quatre-vingt-dix printemps, certes fort gaillard.

Heureusement pour l’avenir, nous sommes en train de comprendre que la mondialisation est encore une affaire de bateaux, pour l’énergie (Marseille-Fos est le troisième port pétrolier mondial), les matières premières, les productions industrielles et alimentaires, la sécurité – et enfin le tourisme. Un premier million de croisiéristes en 2012 ont touché les quais de Marseille. Dans le même temps, si partout les villes triomphent, ce sont surtout des villes littorales ou fluviales. Le monde se littoralise, l’art de vivre y devient central, attractif des compétences et des entreprises. Marseille, à nouveau, doit « être prise » comme elle le fut par les Grecs, les Levantins, les Lyonnais, les coloniaux. Donc la Marseille grecque, celle d’Henri IV et de Louis XIV, de Napoléon III, la ville coloniale et postcoloniale, n’est plus. Mais Marseille, ville métisse, savante, mémorielle, portuaire et ludique, émerge. L’ancienne « porte de l’Orient » ne fait plus rêver dans une France apeurée aujourd’hui par les Orientaux. Mais Marseille, capitale européenne de la culture 2013 dans une ville qui compte cinquante-sept kilomètres de rivage, un parc national, un Tgv qui met la ville à trois heures de Paris…, cela, c’est autre chose. Le jeu du xxie siècle commence à s’ouvrir. Et la ville doit trouver une nouvelle forme de partage entre tous ces savoir-faire. Elle cherche à rester elle-même tout en devenant autre, ce qui est son histoire même. La France va devoir repenser sa place en Méditerranée et dans le monde. Cela passe nécessairement par la mer et donc par Marseille. Aussi la souffrance actuelle de la ville, et de la métropole, est en partie le fruit de la faiblesse de la stratégie mondiale de la France. Ne pas toujours tout renvoyer sur les Marseillais. En même temps, la ville avance. Elle est hérissée de grues, le deuil colonial s’efface. La ville européenne affronte la cité méditerranéenne. Un nouveau métissage se cherche.

De la ville cosmopolite à la ville coloniale

Cette pauvreté de la ville et de son peuple, son métissage instable, ses rôles portuaires induisent une image de la ville souvent mauvaise du fait de la violence, des carambouilles politiques, des services publics parfois déficients, d’une faiblesse de la capacité des entrepreneurs à entreprendre. Avec en contrecoup un repli local sur soi, une fierté parfois mal placée. D’autant que chaque ville a un rôle à tenir dans l’imaginaire collectif. Comme chacun dans une famille. Marseille se voit, et est ainsi vue, en regard de Paris, Lyon, Montpellier, Barcelone ou Aix-en-Provence. Son instabilité, qui est celle d’une ville de mer, de frontières et de trafics, apparaît d’autant plus qu’elle s’inscrit dans une société terrienne. Le décalage serait sans doute moins important en Grèce, où la vie du pays tout entier est structurée par les ports. Mais cette image, ce rôle, cache une partie de la réalité de la cité. Elle masque que la ville est immergée dans la nature : en tout lieu, même des cités les plus pauvres, on y voit la mer et les collines, son port est le premier port français, son université, l’une des plus importantes avec 72 000 étudiants… Elle a 800 000 habitants dans une aire urbaine de près de deux millions.

Marseille est une enclave de la mer sur la terre. On ne peut en sortir que par la mer ou par des tunnels, que ce soit en voiture ou en train. Avant leur construction, aux xixe et xxe siècles, Marseille était surtout un port mer/mer, un abri sous le mistral entre le Levant et le Ponant. C’était une enclave, notamment culturelle, tardivement « francisée ». Les Marseillais étaient méditerranéens. Les Aixois étaient liés à la terre, aux labours, aux droits des bornages, aux Alpes et au Val de Durance vers l’Italie. La Provence était dans le haut pays, Marseille sur le rivage. C’était un voisinage, pas un ménage. Cela explique en partie la rivalité et le décalage historique entre les deux villes. Aujourd’hui, dans notre société de mobilité et de voyages, ces anciennes distinctions sont devenues des éléments de décor, des paysages, des souvenirs.

Louis XIV soumit Marseille et la privilégia, comme plus tard la France coloniale. Chaque fois, la cité se vit comme instrumentalisée, réduite et se venge en contournant tout ce qui vient de l’État, de Paris. Ou quand l’OM écrase le Psg. Aujourd’hui, cette ville « radicalement autre » se débat avec une intégration forte à la France et à l’Europe. Et l’autre Sud, celui d’en face, fait encore plus peur que le « Nord ». La chambre de commerce, le port autonome, l’Université, Eurocopter, les croisiéristes, les hôtels cinq étoiles, Marseille 2013…, tout cela lie au Nord, et au monde par le Nord, quand le Sud d’en face, lui, a un pied solidement planté dans les quartiers nord de la ville. Ici, tout est géographique, mais une géographie des imaginaires, des origines, des mémoires. Et cette géographie sans cesse se déplace avec les époques et les enjeux.

La période napoléonienne a coïncidé avec une phase forte de déclin pour Marseille, rendue inactive par le blocus anglais. La France terrienne s’est renforcée sous la IIIe République, qui a façonné le mythe d’une république paysanne (chère à Jules Ferry). C’est ainsi que ce pays, qui était très marin, est devenu de plus en plus terrien, et par là s’est fermé à la mondialisation, qu’il a laissée aux Anglais. Resta Marseille. Le premier port français. Et d’une autre manière la Bretagne, et les ports d’estuaire de la façade atlantique, mais leurs poids sont autres.

Quand la ville s’est réveillée après 1815 et le blocus des Anglais associés aux Barbaresques, il lui a fallu redémarrer de manière autonome, localement. Cette réorganisation est favorisée par la prise d’Alger en 1830. Puis tout s’accélère. Le train arrive à la gare Saint-Charles en 1848, monte à Paris en 1858. Le baron Haussmann bouleverse la cité. Le canal de Suez, qui évite le contournement de l’Afrique pour aller en Asie, est ouvert en 1869. Le port mer/mer devient un port terre/mer, sous l’impulsion d’investisseurs lyonnais qui construisent la Joliette. Ces transformations radicales vers la mer, comme vers le continent et la région, entraînent un basculement profond dans une époque où l’Orient fascine et où la marine est en pleine révolution avec les navires à vapeur. Marseille est pensée comme la porte de l’Orient et c’est un titre de gloire ! À la fin du xixe siècle, les trois destinations principales du port étaient Odessa, Buenos Aires et Londres. Autrement dit, le cœur de la révolution industrielle, le monde russe et le Nouveau Monde étaient présents dans la ville. Marseille construit donc sa position de port/monde entre 1825 et 1900.

Mais dans ce xixe siècle flamboyant, déjà le monde a commencé à basculer vers l’Atlantique. L’alliance entre l’Orient spirituel et l’Europe industrielle s’affaiblit. La politique coloniale qui se structure après 1870 masque un temps cette évolution. Mais la colonisation de l’Algérie et de l’Orient est en fait l’inverse même d’une alliance et d’un respect mutuel. La ville grandit. En 1892, Siméon Flaissières devient le premier maire socialiste. Il va développer le tramway pour favoriser l’habitat populaire diffus. Un tramway qui va jusqu’à Château-Gombert et la Rotonde à Aix-en-Provence ! Marseille est alors une ville en avance sur son temps, dopée à la colonie et à ses échanges et trafics.

La progression américaine, la guerre de 1914-1918 changent tout. La révolution soviétique de 1917 ferme l’accès russe par la mer Noire. La suprématie des États-Unis s’affirme et fait basculer l’Europe vers l’Atlantique. Le port se maintient grâce aux colonies en perdant peu à peu sa suprématie. La vie politique après la guerre de 1914-1918 devient quasi mafieuse. La municipalité est mise sous tutelle en 1939 par l’État. En 1944, Gaston Defferre entre dans la vie publique, puis prend la mairie en 1953 jusqu’à sa mort en 1986. Le plan Marshall, puis les guerres coloniales pour qui le port est une nécessité, soutiennent la ville jusqu’en 1962. Celle-ci se peuple alors de rapatriés d’Algérie. Marseille accueille 100 000 pieds-noirs, en majorité assez pauvres, que l’on loge dans des grands ensembles dont on fait la publicité dans les cinémas d’Alger. L’importante construction de bâtiments d’habitat social (les grands ensembles des migrants pieds-noirs et les cités ouvrières) crée un développement artificiel, largement alimenté par l’argent public, jusqu’au début des années 1970. Defferre rêvait d’une ville millionnaire qui n’adviendra jamais.

Marseille est avant tout une ville de commerce sans grande bourgeoisie industrialisante, sauf marginalement. C’est essentiel à comprendre. On achète et on vend, on ne transforme pas. On a construit ou entretenu des bateaux, pendant la période coloniale on transformait les produits alimentaires et d’hygiène (pâtes alimentaires, savonnerie…) qui repartaient vers les colonies où ils étaient conditionnés pour être transportés à dos d’âne. Ici on ne parlait pas d’industrie mais de « trituration ». Parfois, la ville a tenté de sortir de cette mono-activité, notamment au xixe siècle. Mais jusqu’à présent, les enrichissements liés au commerce maritime et colonial sont réinvestis en terres ou en actions. La bastide et la rente sont l’honneur des vieux commerçants. L’achat de terres ou les dépôts à la Caisse d’épargne purifient les capitaux. Même les plus filous finissent honorables et dénoncent les jeunes qui montent en s’accrochant aux branches.

Encore au xixe siècle, les acteurs économiques majeurs étaient loin d’être tous marseillais. Les Lyonnais, les Suisses, les Belges ont structuré l’économie urbaine. Ils ont investi leurs capitaux (auparavant placés dans le transport par bateau fluvial et maritime et par cheval, rendu obsolète par l’arrivée du train) dans le quartier de la Joliette, où allait se construire le nouveau port, qui serait ainsi proche du train qui partait vers Lyon. Leur projet était de faire un port de rupture de charges, pas de transformation industrielle. Marseille devait servir de point d’arrivée pour les matières premières, qui seraient ensuite transportées et transformées à Lyon. L’autre possibilité, qui consistait à construire le port de l’autre côté, là où se trouve aujourd’hui la plage du Prado, aurait permis de construire également des usines qui jouxteraient à la plaine de l’Huveaune en direction d’Aubagne. Le choix était donc clair : Marseille était-elle seulement une ville relais de l’économie coloniale, ou pouvait-elle devenir une ville de l’industrialisation ? C’est la première solution qui a été choisie. Les Lyonnais ont pris le commerce en main et la ville a construit son économie dans le transit de matières simples. À la fin du xixe siècle, une autre activité, moins visible, moins avouable, est venue se greffer sur la première : le transit des immigrés italiens partant vers New York. Des millions d’Italiens arrivent à Marseille, travaillent quelques mois à des prix défiant toute concurrence, puis partent une fois qu’ils ont gagné suffisamment d’argent pour payer leur billet pour l’Amérique. L’économie se fonde sur des matières non travaillées et sur une main-d’œuvre non qualifiée ; c’est ainsi que l’identité de la ville moderne de la colonisation se construit sur le refus des métiers complexes et de la technologie.

Le refus technologique durant la période coloniale va loin : pendant la Première Guerre mondiale, par exemple, face à l’avancée des Allemands, les Français avaient décidé de déplacer leurs industries stratégiques au Sud. Les avions avaient été envoyés à Toulouse, et Hotchkiss, le grand manufacturier de chars et de voitures, devait être localisé à Marseille. Des terrains avaient été achetés, mais la chambre de commerce de Marseille a refusé l’installation de l’industriel, car elle ne voulait pas voir se développer la compétence de la main-d’œuvre et donc son coût. In fine, ces terrains ont servi à la construction de l’actuel stade-vélodrome. Marseille aurait pu être une grande ville de l’automobile, mais la chambre de commerce, représentant les intérêts des grandes familles coloniales, s’était adaptée à cette économie du pauvre.

En réalité, la colonisation fut ambivalente pour Marseille, car elle a réduit ses stratégies de développement ; la ville est devenue une gare de transit d’objets simples, ce qui n’a fait que renforcer son image de ville paresseuse, incompétente, violente, une ville, pour le dire vite, avec beaucoup de Bmw mais pas beaucoup de baccalauréats. Marseille, qui incarnait en 1789 la révolution, va devenir aux yeux du reste de la France, avec la Grande Guerre, une ville qui profite de la guerre pour recevoir les soldats en permission et faire du commerce.

Le monde de Marseille n’était pas pour autant homogène, notamment du fait de la présence massive de communistes parmi les dockers du port, en perpétuel conflit ou négociation avec les aconiers, rapport de force qui persiste aujourd’hui dans la culture marseillaise. L’utilisation militaire de la ville de 1945 à 1962 va structurer une économie très particulière, une économie de commerce, qui ne produit donc rien et se fonde très largement sur les prébendes et l’informel. Quant à la colonisation, elle a brisé le cosmopolitisme méditerranéen. Avant, les villes de Méditerranée (Marseille, Alger, Constantinople) étaient habitées par des chrétiens, des juifs et des musulmans ; la présence de ces minorités dans chaque ville favorisait le commerce, chacun faisant confiance à sa communauté. Or, avec la colonisation et ses suites, dont la décolonisation d’ailleurs, on assiste à une montée des nationalismes. Les chrétiens sont expulsés d’Alger, les juifs quittent le Maroc… Chacun se replie sur sa culture, et la seule ville de Méditerranée à demeurer métisse, c’est Marseille, où les rapports entre les communautés, y compris les tensions, se font dans une logique de relation, et non de mise à distance.

Dans cet immense corps sans structure, mais tenu par sa géographie de calanques, deux grands corps hiérarchisés, diplômés, vont tenir plus d’un siècle la vie publique : la médecine et le palais de justice. Médecins des pauvres comme Siméon Flaissières ou grands patrons comme Robert Vigouroux, avocats comme Gaston Defferre ou Michel Pezet, ces deux institutions produisent du notable en série longue. Et du notable muni d’une culture de clientèle, ce qui est ici fort utile. Souvent, un plus protestant donne un gage de bonne morale publique. Jean-Claude Gaudin, qui fut enseignant, comme Eugène Caselli (tous deux ont fait des études d’histoire) qui préside la communauté urbaine, marque d’une certaine façon l’émergence d’une vie politique en cours de démocratisation où la politique vous notabilise sans que vous ayez besoin d’être déjà notable pour y réussir. Petit pas il est vrai, quand on voit le contexte. Tentative d’un peu d’ordre dans une ville à la culture méditerranéenne de l’honneur et à la construction de la population par vagues migrantes successives dotées chacune d’un fort sentiment commun, souvent de malheur partagé. Malheur politique avec les Grecs, les Arméniens, les Républicains espagnols, les antifascistes italiens… ; malheur de la misère avec les Corses, les Algériens ou nombre d’Italiens d’avant Mussolini. Seuls les Français du Nord, premier groupe aujourd’hui dans la cité, sont venus avec diplômes et revenus. Et ce sont aussi ceux qui ont le moins de conscience communautaire. Ce sont des migrants à l’aventure plus individuelle.

Aujourd’hui, les lignes maritimes au départ de Marseille desservent toujours quatre cents ports et cent soixante-deux pays. Mais le lustre d’antan a disparu. La ville n’est plus une ville-port mais une grande ville administrative, universitaire, commerciale…, dotée d’un port magnifique. Ce qui était la ville même est devenu un atout dont rêverait toute métropole de cette taille. Mais ici tout est morcelé, découpé, localisé. Le port s’étend de Fos à Marseille sur plusieurs intercommunalités, 89 000 salariés entrent tous les jours dans la cité, 39 000 en sortent dans des embouteillages infinis, les étudiants de l’université unique se partagent entre Aix et Marseille, une forte part des grandes surfaces de Marseille sont sur le territoire de la communauté de communes d’Aix… et la vie politique se mène quartier par quartier, commune par commune, souvent de génération en génération. Autrement dit, l’économie est métropolitaine et la politique microlocale.

Construire la ville moderne : Gaston Defferre et son héritage

À la différence de villes comme Lyon ou Barcelone, d’abord portées par leurs bourgeoisies entrepreneuriales, Marseille est traversée par les époques et les événements. Le rôle du politique est largement de canaliser ces traversées. Ce qu’a fait Gaston Defferre, maire de Marseille de 1953 à sa mort en 1986. Il a été l’homme de la décolonisation de l’Afrique noire et, en même temps, celui qui, par son alliance avec la droite, a empêché le parti communiste de bloquer le port, celui du plan Marshall, des guerres d’Indochine et d’Algérie. Et il est parvenu à faire en sorte que la guerre d’Algérie ne se rejoue pas dans les rues de sa ville après 1962, quand toutes les forces (Oas, réseaux algériens…) se retrouvent dans la cité. Ainsi, les grandes réussites de Defferre sont politiques : il n’a pas transformé Marseille, n’a pas été un immense homme de projet urbain (on pourrait du reste dire la même chose de Chaban-Delmas à Bordeaux). En revanche, il a « tenu » la ville. Y compris en mettant en place un système politique relativement inique, notamment à l’égard du parti communiste ; celui-ci était en effet le premier parti à Marseille entre 1945 et 1981, mais ce sont toujours les socialistes qui ont gouverné, grâce à un découpage électoral pour le moins discutable. La pacification de la ville après 1962 s’est elle aussi faite sur deux fronts. Le front « officiel », avec la multiplication des maisons de quartier, la construction rapide de logements Hlm, tout un travail social structuré à travers des associations, et le front moins avouable – les financements pas toujours clairs desdites associations par exemple.

Après 1962, la ville a aussi dû se battre contre un État gaulliste qui l’ignorait. Marseille devient alors aux yeux de De Gaulle une ville incontrôlable, lourde du passé colonial. Les investissements de l’État se concentrent donc sur Fos-sur-Mer (création du port autonome en 1965), qui doit attirer la sidérurgie lourde, et sur Montpellier, destinée à devenir une ville high-tech et médicale. Il s’agit, après la décolonisation, de reconquérir une place en Méditerranée par l’économie, le commerce, la sidérurgie, la médecine…

Cette stratégie se fait au détriment de Marseille, qui bénéficie en réalité très peu des fonds publics. Il ne faudrait pas pour autant en déduire que Defferre n’a rien fait pour Marseille sur le plan de l’urbanisme et du développement de la ville. Il a notamment entièrement reconstruit les égouts de la ville, et a lancé le projet de métro. En d’autres termes, il a fait la ville souterraine et, indirectement, la ville des loisirs, puisque, au moment de la construction du métro, la terre des tunnels a ensuite été employée pour faire de grandes plages. En revanche, il n’a pas fait de Marseille une métropole. Dès 1966, un certain nombre de métropoles se créent (dont Lyon, mais aussi des villes bien plus petites, comme Arras), mais Defferre refuse de faire alliance avec les maires communistes des villes environnantes, et la métropolisation est ainsi renvoyée à plus tard.

Dans les personnalités qui émergent aux côtés de Gaston Defferre, Michel Pezet et Robert Vigouroux soutiennent l’idée de la transformation économique de la ville, là où Defferre s’était concentré sur la dimension politique de la gestion urbaine. À la mort de celui-ci, Robert Vigouroux prend sa suite et se lance dans la construction de la ville moderne. Il souhaitait mettre en place des politiques de long terme, visant notamment à transformer le quartier de la Joliette, à lui donner de nouvelles fonctions. Ainsi, il aménagea l’arrière-port pour accueillir les nouveaux métiers de la mondialisation, donc transformer les docks en bureaux, pour attirer les activités high-tech et de logistique. C’est ainsi qu’est né le projet Euroméditerranée, qui visait notamment à créer un quartier d’affaires à la Joliette, avec, en parallèle, un lieu culturel, la Friche de la Belle de Mai, projet confié à Christian Poitevin, un poète (qui écrit sous le nom de Julien Blaine). Vigouroux n’est pas le seul, à l’époque – le début des années 1990 –, à associer industrie et culture (le projet de la « Tate Modern » de Londres, par exemple, fut lancé en 1995), mais il l’a fait à grande échelle à Marseille, en associant étroitement un artiste au projet. Restait la question du port lui-même. La construction du port de Fos amenait des élus à penser que les nouveaux ports se feraient à l’extérieur de la ville. On est aujourd’hui revenu de cette idée et on avance vers un métissage des usages, même si la Cgt continue à trouver qu’il y a trop de croisiéristes. Politiquement, Robert Vigouroux a délaissé le clientélisme au profit d’une politique de projet, se coupant ainsi de la ville réelle. Il a été malhabile en appelant à voter pour Édouard Balladur en 1995, ce qui lui a logiquement valu l’inimitié de ses alliés de gauche. Ce choix surprenant venait du fait qu’Édouard Balladur, réfugié arménien enfant à Marseille, est le seul Premier ministre à avoir vraiment aidé la ville depuis la guerre. En tout cas avant Jean-Marc Ayrault, qui promet beaucoup avec la métropole. Mais il faut attendre la suite…

Ces chantiers demandaient du temps, mais aussi des changements dans les mentalités, notamment du monde portuaire, auquel il fallait faire accepter cette réutilisation des docks. Les travailleurs du port, pendant longtemps, ont en effet considéré que le port était à eux, et que les activités de culture et de tourisme n’y avaient pas leur place ; faire le deuil d’une industrie n’est jamais facile. À Marseille, cela commence aujourd’hui à se faire plus facilement. Aussi parce qu’on a compris, comme je le disais, que la mondialisation est une affaire de bateaux et que la CGT ne crie plus dans un désert.

Une autre difficulté du projet Euroméditerranée est le voisinage qu’il crée entre la pauvreté des quartiers qui entourent le port et la richesse que le projet y amène. Le mouvement de transformation de la ville au cours des années 1990 et 2000 trouve une forme d’aboutissement dans la nomination de Marseille comme capitale européenne de la culture en 2013. Ce qui est assez ironique, c’est qu’alors que nombre de Marseillais ont perçu cet événement comme une victoire, il leur a été attribué non à cause de leur réussite mais de leurs difficultés. En effet, les maires de grandes villes du Nord, voyant leurs cités qui commençaient à se métisser, ont voulu voir comment une ville métissée depuis longtemps pouvait fonctionner. La réussite de Marseille 2013 n’est donc pas tant dans la reconnaissance des succès de la ville mais dans la chance qu’on a voulu lui donner pour rattraper son retard.

Marseille, capitale de la culture 2013 : réussite ou imposture ?

Ces politiques, vous y avez en partie contribué, en qualité d’élu municipal, depuis 2008. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous éloigner un peu du monde de la recherche pour entrer dans le monde de l’action politique ?

Je ne me suis pas éloigné du monde de la recherche. Mais je pense que chacun doit à certains moments faire des choses concrètes, réelles. Et en particulier un chercheur, qui est par profession un être abstrait. Dans le choix d’être élu, il y a comme le paiement d’une dette morale, j’ai voulu transformer un peu la ville qui m’a formé avec le savoir de mon métier de sociologue. Je suis arrivé à Marseille en 1949, à l’âge de six mois. Mon père, catholique de gauche, politiquement engagé, était très opposé à la guerre d’Algérie, et mon enfance a été marquée par son engagement. Il m’a ainsi semblé très naturel de m’engager contre la guerre du Vietnam dans les années 1960. J’ai toujours eu un pied dans la politique, mais, c’est vrai, jamais en tant qu’élu jusqu’à ces dernières années. Lors des municipales de 2008, Jean-Noël Guérini m’a invité pour avoir mon avis sur son projet – il était alors président du conseil général – de devenir maire de Marseille. Je lui ai répondu franchement qu’il avait peu de chances d’y parvenir, étant, aux yeux de la population, le représentant d’une communauté (les anciens immigrés corses, italiens et arméniens) alors que la ville en compte au moins deux autres (les gens du Nord et les immigrés plus récents – algériens, marocains, comoriens). Un peu plus tard, il m’a proposé d’être son premier adjoint, car il trouvait que j’avais une bonne image, et pensait que nous serions complémentaires.

Qu’on me permette ici d’ouvrir une parenthèse. Je ne veux pas prétendre être plus naïf que je ne le suis ; je savais comment Guérini tenait le PS, j’avais toujours considéré le PS marseillais comme un endroit non démocratique, je n’en ai d’ailleurs jamais été membre, car je voyais bien que le parti était tenu par les deux frères, Jean-Noël et Alexandre. Je me doutais donc qu’il y avait des arrangements, mais cela n’a rien à voir avec ce qu’on lui reproche aujourd’hui ; dans ce que l’on appelle l’« affaire Guérini », on n’est plus dans des arrangements politiques liés au clientélisme mais, si les faits sont avérés, dans les liens avec le grand banditisme, ce qui est tout autre chose.

Pour revenir à la campagne de 2008, j’ai refusé le poste d’adjoint, mais j’ai dit que, s’il proposait à une femme, une femme originaire du Maghreb, d’être en deuxième position sur sa liste, et s’il me laissait présider Euromed et réaliser la transformation du Vieux Port, j’étais prêt à participer à cette stratégie. Le PS local était contre, mais Guérini l’a fait, il a choisi Samia Ghali, aujourd’hui sénatrice. La raison pour laquelle je lui avais fait cette suggestion est que je crois que la meilleure manière d’intégrer des communautés diverses est de le faire à travers les femmes. Nous avons perdu la ville – de peu – mais gagné la communauté urbaine.

C’est ainsi que je me suis retrouvé vice-président de Marseille Provence Métropole et que j’ai pu être l’homme clef du projet du Vieux Port. Ma conviction profonde est en effet que toutes les villes se réorganisent autour de l’eau. La ville moderne, pour le dire de manière un peu brutale, c’est Haussmann et le Club Med. Dans une société où le travail ne représente plus que 10 % d’une existence (contre 40 % en 1914), c’est le non-travail qui organise les territoires et les espaces et, lorsqu’il est bien organisé, l’économie de production se développe. Mais si l’on fait le choix de la production au détriment du cadre de vie, cela ne fonctionne pas ; aujourd’hui, c’est le soft qui attire le hard, en tout cas en Europe et aux États-Unis. C’est pour cela que la qualité de vie d’une ville, les possibilités de rencontres aléatoires qu’elle offre entre les gens sont des éléments centraux de son développement ; c’est ce qui se passe dans un club de vacances. On rencontre des gens, on tisse des liens sociaux assez souples ; c’est ce qui a été fait à Barcelone, ce qui se crée de manière plus générale dans les cœurs « bobos » de nos villes, et que l’on ne parvient pas (encore ?) à faire dans les banlieues ou les espaces périurbains. La transformation du Vieux Port s’est faite dans cette logique de « littoralisation » de la ville. Il ne s’agissait pas de le rendre plus ou moins beau, mais d’en faire un lieu de rencontres, un lieu festif. Pour y parvenir, il fallait enlever les barrières le long des quais, et restreindre l’accès aux voitures. Nous avons déplacé tous les clubs nautiques, tous les taxis, rendu piétonne la zone la plus dense de Marseille, et nous n’avons eu aucun recours. Pourquoi ? Parce que personne ne voulait risquer de compromettre le projet Marseille 2013.

Mais ce projet a été beaucoup critiqué, d’une part parce que les artistes locaux y auraient été sous-représentés par rapport aux « Parisiens », d’autre part parce que la population marseillaise y aurait finalement peu participé. Autrement dit, Marseille 2013 serait une entreprise imposée par le haut, qu’il s’agisse de l’État ou de la mairie.

Marseille Provence 2013 doit avant tout être vu comme un projet politique de valorisation du cosmopolitisme en tant que projet urbain viable. Marseille compte 800 000 habitants, dont un quart issus du monde musulman, d’origine arabe, africaine ou comorienne. L’originalité de Marseille, c’est Marseille Espérance, un groupe informel qui réunit autour du maire les représentants des principales familles spirituelles de la ville, lorsqu’il y a des tensions entre les communautés. Les succès de Marseille 2013 c’est d’abord un travail en commun de toutes les villes du département, ensuite des réalisations importantes en urbanisme. Et le soir de l’inauguration, ce qui était extraordinaire, c’étaient les peuples de Marseille et de la région assemblés, brassés, poussés, serrés. Dans le calme, sans problème. La ville plus métisse et joyeuse que je ne l’avais jamais vue. Après « la culture », c’est un plus, avec de bonnes choses et de moins bonnes, mais ce ne peut être au même niveau d’émotion.

De toute manière, Marseille 2013 marque une étape dans le développement de la ville et de la métropole. Nous avons « gagné un projet » après un demi-siècle de recul. Et le gouvernement a redécouvert Marseille. Il a compris que ce n’était qu’en mutualisant les sociétés locales voisines que l’on pouvait sortir la ville de l’ornière : la méthode MP 2013 réutilisée dans la sphère politique. En outre, le gouvernement Ayrault a décidé, sinon de régler, du moins de contenir le problème de la violence à Marseille, rendu criant ces dernières années par les nombreux assassinats et leur retentissement médiatique. Cette violence est surtout liée à la pauvreté et à l’économie de la drogue, dont les quartiers nord sont le principal relais en France, avec la Seine-Saint-Denis. On estime à 100 000 euros par jour l’argent de la drogue qui irrigue ces quartiers. Sans doute plus. Ma position sur cette question est très claire : je suis en faveur de la légalisation du haschich, car j’estime qu’il est scandaleux que des enfants issus de l’immigration se fassent tuer pour que des jeunes des classes moyennes puissent fumer des joints. L’économie de la drogue crée des territoires de violence, et un problème de santé publique, car la drogue ainsi produite est souvent coupée, avec de vieux pneus râpés ou du verre pilé, pour la rendre plus lourde à la pesée. La mondialisation est aussi une mondialisation des vices, qui doivent être encadrés, régulés, dans le respect des droits de l’homme, sans que la politique ne se prenne pour un ordre moral.

Le soutien du gouvernement à Marseille a également des raisons plus politiques. En 2014, les élections municipales vont se jouer dans le contexte d’une majorité affaiblie, qui va sans doute perdre de nombreuses villes. Gagner Marseille pourrait le faire oublier (comme la victoire à Paris en 2001 avait fait oublier d’autres pertes). Or, la ville est gagnable, car c’est l’une des seules où le maire sortant, de droite, élu depuis 1965, est en fin de troisième mandat et où l’opinion publique est pour la première fois majoritairement pour le changement (le parti socialiste est arrivé en tête à l’élection présidentielle dans la ville, alors qu’auparavant c’était les communistes ou le Front national).

La métropole, une chance pour la ville portuaire

Les deux caractéristiques principales de la ville sont sa dimension maritime et sa diversité. Ne faut-il pas repenser le port, l’identité de la ville en lien avec la Méditerranée, et ce grâce au projet métropolitain ?

Les nouvelles stratégies maritimes chinoises, les révolutions arabes, les croisières, le développement des porte-conteneurs… Tout ceci nous a permis de comprendre que nous étions entrés dans une nouvelle phase de la mondialisation. Dans la phase précédente, on avait un peu oublié l’eau… surtout en France ! Aujourd’hui, on sait que la mondialisation passe par les ports et les bateaux. Si l’axe est-ouest est au cœur des échanges, si la France, reconnaissons-le, n’est pas idéalement placée (Algésiras l’est bien mieux), cela ne signifie pas que Marseille n’a pas de rôle à jouer. Il faut parier, par exemple, sur le retour du monde russe en Méditerranée, qui ne se fera pas dans l’immédiat, mais doit être considéré comme un horizon. De même, concernant les révolutions arabes, bien qu’il faille s’attendre à une période d’instabilité et de violence, à terme, il y aura un développement considérable. Sur le plan militaire, l’Europe n’a pas encore décidé quel serait son port de combat principal dans le Sud ; à l’heure où les Américains reculent sur le plan géostratégique en Méditerranée, simplement parce qu’ils ont moins intérêt qu’avant à protéger les grandes voies pétrolières (car ils développent le pétrole et le gaz de schiste sur leur propre territoire), c’est un enjeu majeur.

Depuis les années 1930 environ, le modèle marseillais d’économie de bord de mer, fondé sur une industrie peu qualifiée et sur le transport de marchandises, s’est étendu de Marseille jusqu’au Rhône. Il y a d’abord eu l’étang de Berre, avec les raffineries de pétrole, puis le port de Fos, qui reçoit par exemple les marchandises d’Ikea en provenance de Chine et destinées à toute l’Europe. Un autre modèle d’économie post-touristique a par la suite émergé, fondé sur les liens entre tourisme et nouvelles technologies dans le pays d’Aix. Toutes les grandes régions touristiques ont attiré les entreprises de haute technologie et des migrants compétents, pour une raison simple, la qualité des infrastructures et du mode de vie. Certains territoires sont, par nature, plus attractifs que d’autres. Ils peuvent aussi être rendus plus attractifs. Lorsque Raymond Barre s’est battu pour que Lyon soit classé au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, c’était pour changer l’image de la ville, pour la rendre plus « sexy ».

Marseille et le monde maritime jusqu’à Fos représentent la tradition portuaire revisitée, y compris avec les reliquats de l’affrontement avec le PC autour d’Aubagne et de Martigues. Le pays d’Aix, avec Cadarache, Iter, la high-tech, est une économie post-touristique dynamique. Les deux sont liés, le marché du travail et des études sont uniques, les loisirs, la santé… mais il y a deux dynamiques, et le mariage va être difficile. Le PC s’est allié avec la droite extrême d’Aix et le clientélisme le plus archaïque contre le gouvernement, les forces vives comme on dit (université, chambre de commerce et d’industrie, grandes entreprises, comité d’intérêt de quartiers…), les écologistes et les principaux élus marseillais. Chacun au fond défend son intérêt. Aix bénéficie des recettes des communes qui l’entourent, les communistes gardent des bastions fort utiles, les petites communes ont tous les avantages de la métropole sans en payer les coûts… et les Marseillais veulent un plus juste partage des charges de centralité. Et chaque baronnet, souvent héritier du fief, veut garder sa position. L’opposition au projet de métropole vient surtout des élus, notamment les maires. À cela, il y a une raison simple : le clientélisme. Le système actuel, dans lequel le département distribue des subventions aux communes, est bien plus favorable aux petites villes qu’à Marseille. Avec la métropole, ces subventions diminueront, car le retard de Marseille est tellement grand qu’il y aura un phénomène de compensation qui sera défavorable aux petites communes ; il est donc dans l’intérêt de leurs maires, comme de leurs administrés, de s’y opposer.

Les Français parcourent aujourd’hui en moyenne quarante-cinq kilomètres par jour. Si l’on retranche quinze kilomètres qui sont destinés aux vacances, il en reste trente pour les déplacements quotidiens. Ce qui signifie concrètement que la majorité des Français ne travaillent pas dans la commune où ils votent, et qu’il n’y a donc plus de projet de citoyenneté dans nos villes. Lorsque l’on ne fait que vivre dans une ville, on en attend certaines choses : un bon logement, du silence, une bonne école, un bon voisinage, pas de développement. L’activité amène du bruit, de la construction, des travailleurs… Politiquement, cela signifie que la démocratie locale est une démocratie du sommeil, contre le développement, contre l’immigration, et que les élus locaux deviennent conservateurs, par la force des choses : pour se faire élire, il faut éviter d’avoir de grands projets.

L’enjeu de la métropole est justement de réunifier l’espace de la citoyenneté, c’est-à-dire de recréer des espaces où les gens habitent et travaillent. La question de l’échelle de la gouvernance politique ne doit donc pas être pensée en elle-même, mais en ce qu’elle permet de réunir les deux grandes fonctions sociales que sont produire et vivre. La métropole doit correspondre à l’espace de quotidienneté des populations. Ce n’est qu’ainsi que l’on pourra recommencer à faire de la politique de projet, car les gens qui vont voter s’intéresseront autant au développement économique qu’à la qualité des infrastructures ou des logements.

Cependant je crois que cette métropole, pour dépasser un système politique bloqué, de plus en plus extrémiste, devrait prévoir une métropole départementale dont les représentants seraient élus directement par les citoyens, ce qui ferait sauter le système clientéliste autour du conseil général, mis en place après la guerre par Defferre pour contenir les communistes. Mais vu de Paris, c’est bien trop révolutionnaire… La stratégie économique, la vie quotidienne vont dans un sens, le système politique dans l’autre. Le problème est que l’on est dans une république des maires, beaucoup plus que des entreprises et des citoyens. La démocratie peut y sombrer et Marseille, comme souvent dans notre histoire, n’être qu’un miroir grossissant d’une crise très nationale.

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    Sociologue, vice-président de la communauté urbaine Marseille Provence Métropole. Il a récemment publié Nouveau portrait de la France. La société des modes de vie, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2012.