Quelques idées sur la crise du PS et de la gauche
Je veux apporter ici quelques idées sur la crise du PS, plus largement des social-démocraties, partant sur les défaites successives de la gauche aux élections nationales depuis 2002. Ce tout en remarquant que la réflexion devra être approfondie à d’autres continents, car après des victoires en Amérique latine, puis aux États-Unis, c’est aujourd’hui au Japon que « le camp de la gauche » marque des points. Pour moi la crise des gauches européennes doit être analysée en elle-même, et tout particulièrement par rapport au rôle qu’a tenu la pression de l’Urss dans la vie politique européenne jusqu’en
1989. Et si certains peuvent légitimement se réjouir des succès récents d’Europe écologie en France, hier en Allemagne, ce qui compte au final, c’est la capacité à reconstruire une opposition à vocation majoritaire, en France et en Europe, actrice innovante d’une démocratie d’alternance dans le cadre refondé d’un développement durable. Proposons quelques pistes :
L’apport des social-démocraties à un modèle social de régulation économique par le politique a été considérable. Ce corps de valeurs et d’idées, issu de 1848, avec la mise au centre de la question sociale, a été au cœur de 1936 et des modèles de régulation instaurés en 1945 en France, mais aussi en Angleterre et en Allemagne. Il y a là une réussite extraordinaire qui prolonge, amplifie et organise les innovations de la IIIe République. Éducation de masse, paix, santé, solidarité, retraite…Je pense que la social-démocratie a épuisé ses projets parce qu’elle a réussi à les faire aboutir. Le politique est devenu légitime à réguler l’économie et à user de l’État dans ce but. Une part de ses idées est devenue des idées communes au sein de l’Union europénne – y compris aujourd’hui explicitement valorisées par Nicolas Sarkozy et les droites européennes en réaction à la crise actuelle. Elles ont essaimé partout dans le monde sous des formes diverses.
Ce modèle a pu être mis en place en Europe de l’Ouest en réaction à la violence fondatrice terrible des fascismes et de la guerre. Mais aussi par la crainte de la révolution communiste. La permanence du risque communiste jusqu’en 1989 a permis à ce modèle régulateur de perdurer tardivement dans le xxe siècle mais sans pouvoir alors intégrer les mutations profondes du monde d’après 1945 : individuation, mais aussi écologie, féminisme et mondialisation. Autrement dit, le succès des idées de 1936 et de 1945 a fait rater « les innovations de la période 68 ».
Ceci fut particulièrement vrai en France où 1981 apparaît comme un archaïsme sur bien des plans, notamment économiques. La France, qui nationalise l’essentiel de l’économie huit ans avant l’effondrement du mur de Berlin (!) et dix ans avant l’implosion de l’Urss, c’est une fusion tardive d’un modèle de liberté individuel et de choix de régulation autoritaire. 1981 est de ce point de vue l’achèvement (par la gauche) de 1945 avec parfois les mêmes acteurs et les mêmes fondamentaux – y compris l’Union de la gauche. Par contre, 1981 est précurseur en matière de liberté (individuelle, médiatique, locale).
Depuis, l’incapacité socialiste à penser le totalitarisme « du socialisme réel » fait blocage. L’alliance « à gauche » reste concevable en France et une rhétorique de changement de système économique continue à animer les débats militants. 1981 n’est pas évalué, 1989 n’a pas été pensé. L’autonomie nécessaire de l’économie par rapport au politique n’est donc pas reconnue. Par conséquent, il n’y a pas eu recherche et définition des nouveaux adversaires d’une société de plus de justice, de solidarité et de créativité.
Alors, là où le xixe siècle et 1936 avaient compris que les politiques sociales avaient clairement à se bâtir contre des intérêts financiers et industriels, la social-démocratie n’a pas su identifier la question du réchauffement climatique et des rapports des hommes à la nature comme nouvel adversaire principal ; ni penser la mondialisation comme une humanité réunifiée au destin terrien lié définitif – avec des problèmes écologiques mais aussi identitaires. Le renouvellement social-démocrate ne peut donc se faire en interne par des processus de rénovation car c’est le logiciel d’analyse des enjeux et des changements qui est dépassé. Des générations de leaders intelligents s’abîment depuis un quart de siècle devant cette impossibilité.
Faute d’avoir déplacé sa vision politique centrale, la social-démocratie et le PS en particulier n’ont alors cessé d’en rajouter sur les difficultés sociales et les exclusions, favorisant au final les discours d’ultragauche. La vision globale du social redevenant politique de la charité, les couches populaires et moyennes ont tendu à s’en séparer. S’il est très positif d’avoir créé de nouvelles protections (Rmi, Cmu, Par…), cela ne peut faire office d’un projet de société. Parallèlement, les grands acquis des politiques social-démocrates, l’éducation, la santé, la culture, la sécurité, les retraites…, n’ont pas été en permanence évalués et réinventés, bien souvent au nom de la défense « des acquis ». Les forces de contestation et de propositions sectorielles n’ont plus alors été écoutées.
Le PS est ainsi devenu un bon parti gestionnaire tenu par des réseaux d’énarques et d’anciens révolutionnaires souvent trotskistes, voire de bébés apparatchiks montés par la persévérance et la souplesse doctrinaires. Le PS est aujourd’hui une entreprise moyenne qui fait vivre de 10 000 à 20 000 personnes (au minimum !) dont, comme dans toute entreprise, la défense de l’emploi est le premier projet. C’est légitime. La compétence de ses grands élus-patrons urbains-énarques est bonne pour assurer les gestions locales, mais ils sont désarmés pour penser le monde et l’avenir de l’homme. Or là est le cœur de la politique. Et la mondialisation remet tout cela sur l’ouvrage. Les échecs de la gauche au niveau national, et ce dans toute l’Europe, en particulier face à la crise, témoignent de l’absence de production de sens face aux risques nouveaux, climatiques et mondiaux – y compris démographiques et identitaires. Et absence alors logique de sens des crises qui sont le régulateur d’une économie de marché.
Depuis 1989, la droite a ainsi pu à outrance valoriser le modèle de performance de l’entreprise comme modèle unique économique, social et privé (exigence de performance, y compris dans la vie personnelle et intime) et modèle public (le service public devenant une quasi-entreprise dans ses finalités). Espace public et performance privée ont été confondus sous la houlette des valeurs de l’entreprise et du profit. L’ultralibéralisme financier n’a plus eu d’adversaire. La réussite se mesurant par l’argent gagné, les écarts se sont creusés entre les revenus, au point qu’en 2008 des masses monétaires accumulées et prêtées se sont trouvées face à des millions d’acheteurs insolvables dans l’immobilier américain et qu’on a dû mettre de l’argent public pour recapitaliser les banques privées ; avec les suites que l’on connaît. L’effacement progressif de la différence public/privé s’est même retrouvé au niveau de la mise en public de l’intime en lieu et place du débat d’idées.
La réussite social-démocrate en Europe après guerre a donc vidé ses partisans de projets et ils sont devenus les grands défenseurs de leurs réussites passées dans un contexte de triomphe de la culture du profit et de la réussite individuelle. Il ne peut donc y avoir rénovation en interne mais refondation « du logiciel 1848 et 1936 ». La social-démocratie, particulièrement en France, doit inverser l’ordre de ses adversaires. Il ne s’agit pas d’un divorce rapide avec de vieilles idées pour une quelconque urgence électorale, mais d’une reconstruction autour du « logiciel 68 » (individuation, féminisme, mondialisation, développement durable), et du « logiciel 89 » (marché et démocratie en garant réciproque) en poursuivant parallèlement la modernisation permanente des idéaux de 1848 et 1945.
Il ne m’appartient pas de donner des conseils aux leaders du PS. Mais de dire, que trois « logiciels intellectuels », ceux de 1936, de 1968 et de 1989 doivent trouver les voies d’une alliance, voire d’une fusion, autour de la question du rapport nature/humanité. Cette question doit être mise au centre du champ politique sous la pression du risque climatique qui va à l’avenir faire office d’aiguillon extérieur comme le risque communiste l’a réalisé après guerre car les descendants des très riches sont, comme ceux des très pauvres, en danger d’avenir.
Les chemins de cette alliance peuvent être divers, différents suivant les pays d’Europe. En France, le PS est puissant en élus, électeurs, réseaux et mémoire de 1936 et 1981, le Modem est libre face au marché et proche de 1989, Europe écologie est enfant de ce que j’appelle le logiciel 68. L’alliance de ces trois cultures peut ouvrir à une position profondément innovante de la gauche française. Sinon, la vieille maison socialiste va devoir être laminée élection après élection, comme le fut le Pcf en son temps, pour dégager l’espace de la novation. Il y faudra au moins encore une génération. Ce temps peut être gagné si chacun accepte que la gauche est d’abord un corpus de valeurs et d’idées, avant d’être une machine électorale.