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Dans le même numéro

Répondre au pessimisme français. Réflexions sur le changement, à partir des politiques culturelles

juin 2011

Réflexions sur le changement, à partir des politiques culturelles

Présentée devant des acteurs culturels inquiets pour leur avenir, cette réflexion invite à reconnaître les réussites de notre vie culturelle mais aussi l’impossibilité d’en rester aux mêmes recettes. Plus généralement, le besoin d’imaginer autre chose s’impose à toute la société française, à rebours du pessimisme et du repli conservateur sur les situations établies.

Le monde artistique est touché par une réduction des budgets culturels. L’État est devenu plus pauvre, peut-être un peu plus responsable sous la pression des agences de notation. Mais aussi, sans doute, ce que l’on appelait « la culture » l’intéresse moins. Le nouveau dieu est télévisuel et internet. Les réseaux virtuels se heurtent aux publics rassemblés.

Dans cette situation budgétaire, si la protestation est bien sûr légitime, il faut aussi se demander comment changer, s’adapter aux équilibres nouveaux qui secouent nos sociétés. Car le monde change rapidement, les finances publiques sont en réelle difficulté et les politiques culturelles − les responsabilités, les budgets, les projets, l’idée des publics − vont devoir se modifier. Autrement dit, comment faire de la crise une occasion de ressourcement ? Comment, à nouveau, parler du monde, se plonger dans ses évolutions rapides et multiples, entraîner la réflexion et l’enthousiasme, définir des causes d’indignation mais aussi d’action et de rêve ? Comment lier la culture et la toile, intégrer la mobilité nouvelle des modes de vie et de consommation…? Cette plongée dans le siècle qui débute, et le rapprochement avec ceux qui ont mission de penser ces bouleversements, me paraissent essentiels si on veut éviter que la culture, comme d’autres secteurs de notre société, ne devienne conservatrice pour se protéger elle-même.

Poursuivre la démocratisation

La démocratisation des pratiques culturelles a fait un bond considérable ce dernier demi-siècle. Mais elle apparaît aujourd’hui en partie bloquée. Un monde de la culture s’est construit, il est vivant, mais le moteur que fut l’idée de démocratisation généralisée est-il encore adapté ? Est-il même réaliste tant nos sociétés sont diverses, multiples, rapides, communicantes et médiatiques ? En tout cas, les pratiques par exemple du théâtre, de la lecture, même du cinéma, ne se démocratisent plus guère même si cela reste des lieux et des moments très forts de notre société. Rappelons que sur les douze derniers mois, 58% des Français ont lu un livre ou un journal payant, 50% sont allés au cinéma, 45% ont visité un musée, une exposition ou un monument, 29% sont allés au théâtre ou au concert et 14% ont eu des pratiques en amateur. En passant, signalons qu’un intense effort apparaît nécessaire pour l’initiation aux pratiques culturelles, y compris lors de la prise de retraite et sans doute dans une logique renouvelée. D’immenses attentes de « faire soi-même » des gestes créatifs, sans forcément avoir un projet autre que de se faire plaisir et de communiquer avec ceux que l’on aime, ont émergé dans notre société où le temps pour soi est devenu considérable.

Donc, un immense « demi-chemin » a été parcouru. Certes, les lieux culturels sont souvent pleins, mais suffit-il d’avoir sans cesse plus de public pour avoir atteint ses objectifs et légitimer l’intervention de l’argent public ? Car la bonne fréquentation de nombreux lieux culturels est essentiellement due à l’augmentation de la consommation des publics qui sont déjà fidélisés au spectacle vivant, à la fréquentation des musées ou qui vont au cinéma…

Quel sens, dans ce cas, donner au financement public et à son évolution ? En période de réduction des budgets, comment favoriser l’accès populaire plutôt que l’augmentation de la consommation des classes aisées ? Ce type d’interrogation pouvant valoir dans d’autres domaines, par exemple l’université. Jusqu’où sa quasi-gratuité produit-elle de l’égalité si la majorité des jeunes de milieux populaires ne vont pas à l’université ? Comment marier liens virtuels et démocratisation, mise en relation et mise en sens ?

En parallèle, comment écouter le désir de l’initiation à faire soi-même, quand la culture dominante est de plus en plus professionnelle et qu’elle est portée par le succès de la « haute compétition », poussant dès l’enfance à des logiques de rivalité permanente ? Le monde amateur ne doit-il pas devenir un des moteurs d’une société du temps libre ? Le débat des années 1970 entre culture et animation ne resurgit-il pas ici, désormais au niveau de l’individu qui est notre nouvel acteur social régulateur ? Comment enrichir culturellement le monde du virtuel et de l’immédiat ?

Insistons sur le fait que l’action publique n’est pas le seul moteur de la démocratisation. L’invention du livre de poche a joué pour la démocratisation de la lecture un rôle aussi puissant que le développement des bibliothèques, le transistor à piles a pareillement démocratisé la musique avant les nouvelles technologies… Et que dire encore de l’internet et de Facebook… Que d’interrogations !

Nous devons donc aujourd’hui à la fois défendre ce que la politique culturelle à la française a su construire, et se demander si l’on n’est pas à la fin d’un processus. Non pas « fin » au sens où il faudrait détruire ce qui a été construit, mais au sens de l’impératif d’inventer autre chose, de revoir la dépense culturelle, de trouver autrement de nouveaux publics, de se reposer la question du rapport entre le privé, le public, la télévision et la culture, entre l’État et la myriade de collectivités locales…

Il est temps de repenser l’idée de la démocratisation dans une société médiatisée et virtuellement liée où nous regardons en moyenne deux heures et demie par jour la télévision et où la toile construit à toute vitesse une société de réseaux en partie déterritorialisée. À la fin d’une vie actuelle, on aura passé 15% de son existence devant la télévision, soit exactement l’augmentation de notre espérance de vie depuis l’invention de la télévision. Parallèlement, 10% des humains sont déjà connectés par Facebook… La question de la démocratisation est-elle ici encore « la ligne juste » apte à interroger, enrichir peut-être, cette facebookisation du monde ? Comment comprendre cette société d’individus en réseaux, et en complément le rôle support des territoires dans un monde de mobilité ?

Nous sommes dans une société en transformation rapide. Jamais le monde n’a changé si vite, jamais la science n’a tant progressé, jamais les techniques ne se sont autant renouvelées. Notre espace public lui-même a été transformé par ces évolutions. L’événementiel y remplace souvent la construction lente, la structure du récit télévisuel a bousculé le champ de l’élaboration du récit démocratique traditionnel. Le passé nous quitte à une vitesse extrême et le futur nous angoisse. Les mythes de l’origine reprennent de la puissance.

Une France en manque de récit

Notre société cultive une vision noire de ces mutations. Surtout en France qui est champion mondial du pessimisme dans toutes les études d’opinions. Pour l’essentiel, je ne partage pas cette vision. Car jamais autant d’humains ne sont sortis de la misère, jamais il n’y a eu simultanément autant de pays démocratiques. La révolution arabe à nouveau nous le rappelle en 2011, après l’effondrement des dictatures d’Amérique latine et du bloc soviétique il y a près de trente ans. La Chine s’arrache à la misère, même en conservant un régime totalitaire, ce que n’avait pas réussi l’Urss. Certes, il y a aussi la part noire considérable du monde…Mais ne pas voir l’immense travail libérateur de la génération de l’après-guerre serait à mon avis manquer quelque chose d’important.

Certes, je sais la France dépressive et l’Europe en panne de désir. Je sais le manque de confiance dans ces évolutions, l’inquiétude qui nous traverse et qui précédait largement la dernière élection présidentielle. La France est envahie par la perception négative de ces évolutions, par la sensibilité à la pauvreté, aux risques écologiques, aux inégalités nouvelles de développement qui, en ce moment, nous défavorisent relativement. La France est envahie par la nostalgie d’avoir été « La France », c’est-à-dire un pays dominant, colonial, impérial, il y a encore un demi-siècle, puissance parmi les puissances. Un pays à qui, deux fois, le gaullisme, en 1945 puis en 1958-1962, a permis de se raconter encore une histoire de gagnant, de plus en plus éloignée de la réalité. Un pays qui a pris cinquante ans de retard après 1945 pour voir les changements du monde et qui, depuis, en est tout déprimé − et quand pardonnerons-nous aux immigrés (algériens) d’être les enfants de la guerre d’Algérie ? La France avait fait de l’Europe la base de sa nouvelle grandeur et ne sait plus faire l’Europe. Elle qui est la cinquième puissance économique du monde avec 1% de la population mondiale et qui paraît parfois prête à se solidariser dans un constat négatif d’elle-même plutôt que de se battre pour une plus juste répartition des revenus et pour la projection de ses valeurs propres dans le temps nouveau du monde où nous entrons. De Gaulle nous a galvanisés par le mythe de la résurrection du passé, Mitterrand nous a remis au présent, ce qu’on lui pardonne souvent mal. Mais qui construit un imaginaire du futur… mis à part les nouveaux prêtres de l’apocalypse identitaire ou climatique ?

C’est pourquoi le premier problème de la France est le récit français lui-même. Ce récit a perdu la capacité d’imaginer un avenir et un horizon qui permettent que se relancent des débats, des combats politiques… sur le choix du bon chemin à parcourir. Ce problème, qui n’est pas uniquement français, est plus fort ici qu’ailleurs car nous pensons notre communauté de destin autour d’une volonté d’universalisme politique de nos pensées et de nos actions, un peu comme les Américains. Nous sommes, depuis les Lumières, rassemblés par le sens de la vie de la cité, alors la crise de la cité nous touche tout particulièrement.

Cette crise du récit nous ramène à la question de la culture et de sa capacité créative à éclairer ce monde bouleversé et bouleversant. Non seulement à le dénoncer dans ses parts noires, mais aussi dans la lumière de son mouvement. Peut-être faut-il ici se demander quel est le rôle de la création et des politiques culturelles dans la dépression française ? Le monde de la création est-il suffisamment sensible aux travaux des universitaires et des chercheurs ? De quoi nourrit-il son information sur la société ? Quel rôle la télévision joue-t-elle dans la construction de la vision historique et sociale des créateurs ?… On pourrait dire aussi : y a-t-il encore une « troisième voie » entre révolte et divertissement ?

Public et badauds heureux

Un indicateur qui pourrait réorienter notre perception vers un sentiment plus positif est l’augmentation de l’espérance de vie. Nous avons gagné vingt-cinq ans d’espérance de vie en un siècle et cette innovation considérable de l’histoire humaine me paraît passer trop inaperçue. Et comme la durée légale du travail a été diminuée par deux sur la même période (passage en moyenne de 120 000 heures à 63 000 heures de travail sur la vie), chacun dispose de plus en plus de temps − à mesure que l’espérance de vie progresse et que la durée du travail diminue. Le temps hors travail et hors sommeil dont nous disposons est ainsi passé de 100 000 heures sur une vie en 1900 à 400 000 heures en 2000. Certes, les nouvelles technologies mélangent les différents temps, mais l’évolution est quand même considérable. En outre, pour l’essentiel, les femmes ont (du moins en France) le nombre d’enfants qu’elles désirent.

Or, paradoxalement, plus la vie est longue plus nous courons… Car plus vite encore que la croissance de la vie, croît le nombre de choses que nous pouvons réaliser, dans le travail ou dans notre temps libre ! En un siècle, la richesse des sociétés a été multipliée par plus de cinq et le temps de nos vies n’a augmenté « que » de 40%. Alors, on est envahi par un sentiment de manquer de temps, car on a inventé plus de « choses à faire » que nous n’avons gagné du temps de vie. Pour l’essentiel, ce sentiment de manque de temps est dû à une augmentation de l’offre qui dépasse notre capacité à la saisir − alors que nous croyons être de plus en plus envahis par le travail.

Nous passons notre temps à choisir devant une offre pléthorique et donc « à manquer » énormément de choses. On pourrait voir des milliers de spectacles, des milliers de films, lire des milliers de livres, voyager partout. On n’a ainsi jamais eu autant le sentiment de manquer de temps, ce sentiment terrible de tout ce que nous ne ferons jamais… Extraordinaire époque de ces vies terriblement inachevées et pourtant si pleines, de ces vies où il faut apprendre à nouveau la lenteur et le choix, apprendre à se bâtir son propre catalogue culturel, son propre trajet de vie multiple, discontinu, imprévisible.

Ainsi, aujourd’hui, quelle que soit l’offre artistique ou de loisir culturel, il y aura presque toujours du public, car les gens ont du temps. On crée un événement et les gens s’arrêtent. Ce n’est pas pour autant qu’il faut tout financer sur des fonds publics…ni qu’il y aurait un droit de tirage sur les fonds publics dès qu’on a du public ! On le voit bien en parcourant les rues d’Avignon durant le festival. Le soir, dans la rue, c’est noir de monde. Autrefois, le soir, la rue était vide. Les gens étaient au spectacle… et les cafés de la place se remplissaient à la fin du spectacle.

Maintenant, la rue est toujours pleine parce que le festival est un événement en soi qui attire d’autres pratiques sociales que le théâtre, des pratiques qui font maintenant aussi partie de l’événement qu’est le festival d’Avignon, mais d’une nouvelle manière. Avignon l’été est un lieu où l’on peut être ensemble, faire humanité partagée, manger, regarder le spectacle de la rue, regarder les parades d’annonces des spectacles du Off

Ne méprisons pas ce bonheur populaire périphérique. On sait par exemple que les gens sont toujours plus heureux quand ils passent leurs vacances à côté d’un monument historique. Ils ne le visitent pas pour autant, mais ils auraient pu le visiter. Ils ont donc gagné en liberté. À Avignon, parmi les gens qui viennent le soir, certains vont au théâtre et d’autres auraient pu aller au théâtre. Les acteurs de la culture sont au fond des producteurs de liberté de faire ou de ne pas faire quelque chose. Leur métier n’est pas de décider si les gens doivent aller au théâtre mais de faire qu’ils puissent y aller, ou non.

Précarité des uns et enracinement des autres

Par ailleurs, bien sûr, notre société est usée par trente ans de chômage de masse. Celui-ci entraîne deux conséquences contradictoires. Tout d’abord, la difficulté d’insertion des jeunes mais aussi des femmes, des personnes faiblement diplômées dans le monde du travail et leurs précarités ; mais aussi, ce qui est moins connu, le fait que les gens qui travaillent ne changent plus d’emploi. Si bien qu’en réalité, la durée du lien entre le patron et le salarié s’est renforcée depuis vingt ans (la moyenne de la durée du contrat de travail est passée de 8, 7 ans à plus de 11 ans je crois). On reste plus longtemps chez le même patron car les opportunités de départ se sont réduites. Y compris au niveau mental tant on a peur du chômage et de l’exclusion. Le pessimisme français n’est donc pas perdu pour tout le monde.

Ceci est également vrai dans le monde de la culture, comme dans celui de la politique : partout, ceux qui sont dedans restent plus longtemps, partout on a du mal à renouveler, à se dire qu’on a un beau bilan et qu’on peut s’en aller. Que fait-on après ? C’est vrai pour un élu comme pour un directeur d’équipement culturel. Dès lors, les places sont rares pour les entrants : les jeunes, les gens différents, les nouvelles cultures. De plus, les entrants des périodes fastes, notamment des années Lang, font des carrières complètes et de plus en plus longues et les jeunes restent en périphérie, voire dans l’intermittence prolongée.

Comme nous avons gagné environ dix ans d’espérance de vie sur la génération d’avant, nous allons essayer de faire durer notre position. Mais quand libérerons-nous des places pour les autres ? Voilà une question qu’on se pose pour la politique mais tout autant pour la culture. Notre société se fige entre ceux qui ont une position, même petite, et ceux qui n’en ont pas − notamment les jeunes. Nous devons bousculer la ligne de partage entre les statuts instables et les statuts stables pour créer des trajets de vie où nous favoriserons les choix du plus grand nombre. Il faut comprendre que des vies plus longues amènent à des trajets de vie plus discontinus, romanesques, là où hier la vie était étape et passages d’obstacles (études, service militaire, emploi, mariage, sexualité, enfants, accession à la propriété, retraite, sapin !). La vraie différence dans ces vies discontinues est entre ceux qui choisissent, et ceux qui subissent les changements. Et notre problème culturel, comme politique, est d’aider les individus à devenir des acteurs capables de faire des choix, et d’inventer parallèlement des filets de protection pour ceux qui ratent un passage et qui ont besoin d’être remis dans le mouvement.

Un bon bilan, de nouveaux problèmes

Ces difficultés découlent largement de la réussite des ambitions et des combats des générations précédentes. Vie longue, travail court, éducation de masse, sécurité sociale, retraite… En cinq ou six générations, on a construit un modèle de société auquel nos ascendants osaient à peine rêver. Cette régulation sociale généralisée dans les pays développés, mais qui fait rêver ailleurs, a bien sûr ouvert à une autre étape de l’aventure humaine avec de nouveaux problèmes. À l’horizon de 2050, nous serons huit ou neuf milliards d’êtres humains interconnectés sur une seule petite terre. Cela est dû à ces vies plus longues que fabriquent l’éducation et la protection sociale. Autrement dit, la victoire au xxe siècle des projets de 1848 bouleverse la donne du peuplement et des relations entre l’humanité et la nature. Le xxe siècle ayant ajouté que le modèle social démocratique est plus performant que le modèle social totalitaire − reste tout de même « la question chinoise » qui est considérable et indicible.

Nous faisons donc aujourd’hui face à trois enjeux interconnectés. Le premier est de poursuivre la régulation sociale et sa démocratisation en renouvelant ce qui a vieilli et s’est ossifié. Mais, au-delà, pointent deux nouveaux enjeux à réguler : les appartenances identitaires au sein d’une humanité réunifiée, et les équilibres écologiques entre l’homme et la terre unique que nous partagerons définitivement.

Cela signifie tout d’abord qu’il faut poursuivre la démocratisation de la régulation sociale sans trop de conflits entre les parties du monde, ni au sein de nos propres sociétés. Il suffit de rappeler les tensions entre la Chine et l’Europe par exemple, pour prendre la mesure du problème. Ou la captation de la richesse par le 0, 1% des plus riches dans nos sociétés occidentales. (Ne parlons pas du bouclier fiscal ou de la détaxation des heures supplémentaires pour ne pas redevenir trop franco-français.)

Il faut ensuite penser la régulation des identités collectives dans ce monde unifié, mobile et interconnecté. À travers toute l’Europe, et ailleurs, nous voyons s’affirmer de nouvelles xénophobies et le retour des nationalismes. Même la Belgique, pays pourtant si paisible, n’est pas sûre d’y survivre. Comment repenser cette demande d’appartenances collectives dans un monde unique et mobile ? Faire tous les matins « humanité partagée » en ouvrant son poste de radio crée des enjeux immenses en particulier pour ceux qui ne possèdent que des biens imaginaires et culturels ; et souvent moins que les autres. Ce n’est pas parce que les extrêmes droites l’instrumentalise que la question est sans objet.

Quelles portes alors ouvrir grâce au monde de la culture pour imaginer de nouvelles relations entre le tout de l’Humanité quotidienne et la diversité des appartenances collectives héritées ? Comment faire entrer les éléments culturels nouveaux, ou marginalisés, dans la collectivité culturelle « française » ? Que faut-il refuser de ces cultures ou de ces demandes ? Comment transmettre à des arrivants le désir de nos batailles passées, par exemple pour la place des femmes ? Surtout dans un pays qui a toujours minoré la place des immigrations dans son dynamisme et sa créativité ? Peut-on simplement ne pas s’intéresser à ces questions ?

Enfin, nous devons nous préoccuper de la prédation de l’humanité sur la nature. Celle-ci a probablement atteint un seuil critique, comme en témoignent le réchauffement climatique, la réduction de la biodiversité, l’épuisement de certaines matières premières et le défi énergétique. Avec le risque que la difficulté des choix collectifs et le poids des arguments scientifiques ne poussent à des mouvements politiques extrémistes voire autoritaires : une tyrannie de l’expertise au nom de la survie commune ! Les experts ne doivent pas gagner sur la démocratie, mais cela nécessite de nouveaux outils de délibération et un engagement majeur des intellectuels, des créateurs et des artistes dans l’immense bataille pour le changement culturel nécessaire à notre futur même. Demain doit être rêvé pour advenir, contre les penseurs de mort qui sont revenus.

Nouveaux enjeux, nouveaux risques, nouvel horizon, nouveaux chemins : c’est l’équation politique de toujours. Nous avons réussi, pour l’essentiel, à inventer une immense régulation sociale de 1848 à 1998. Saurons-nous nous ouvrir aux nouveaux enjeux identitaires et écologiques ? Chaque nouvel étage surcharge les fondations de l’histoire de l’homme, mais élargit le champ des libertés possibles. Le travail de la culture est de s’en saisir, en savourant les réussites de cent cinquante ans de luttes et de progrès, mais en ouvrant de nouveaux rêves.

Le poids des écarts

Quand la richesse progresse, la pauvreté des plus pauvres est d’autant plus visible et choquante. Quand l’école élargit sa base, l’illettrisme devient un handicap énorme… Alors nous sommes plus attentifs aux plus faibles, même moins nombreux. C’est une valeur forte, et un progrès considérable. Mais s’en préoccuper plus, ne doit pas faire croire, comme une part grandissante de nos concitoyens le croit, que cette minorité à protéger et à aider est le nouveau destin du plus grand nombre ! Les écarts de revenu ont diminué en France après 1968 et jusqu’aux années 1980. Ensuite, après une période de stabilité des écarts, les riches, et surtout les très riches, ont brutalement, depuis dix ans, augmenté leurs revenus. Il faut donc lutter contre ce creusement des écarts et augmenter la régulation fiscale sur les très hauts revenus. Mais ne faisons pas croire à une paupérisation généralisée. Ni économique, ni éducative, ni culturelle.

Certes, la démocratisation de la culture, comme celle de l’éducation, tend à créer un écart croissant entre le haut et le bas de l’échelle sociale. Car si le plus grand nombre profite de ces mouvements de démocratisation, ceux qui n’en profitent pas se retrouvent, par contrecoup, plus éloignés de la situation moyenne. Parfois même, cette minorité se replie sur des croyances anciennes, des valeurs archaïques, des régressions dangereuses. Mais ce phénomène qui éloigne une minorité de la majorité ne doit pas cacher le mouvement d’ensemble. Ne soyons pas aveugles au mouvement « du tout » au nom de « la partie ».

La réussite des générations précédentes nous pose donc des problèmes nouveaux. Y compris par la masse même des nouveaux participants car la démocratisation de l’école, de la santé et de la culture, en passant des couches aisées aux couches moyennes, a évidemment multiplié les publics. On peut bien sûr regarder ceux qui n’y accèdent pas, les exclus, mais ne négligeons pas le mouvement positif que nous avons construit : le nombre de gens qui ont des livres, de la musique, qui vont au spectacle à un moment ou à un autre de leur vie, souvent quand ils sont jeunes et quand ils sont à la retraite. Reconnaissons que nous avons réussi quelque chose d’extraordinaire. Nous sommes entrés dans une démocratie éducative et culturelle majoritaire. Ce n’est pas rien, mais ce n’est pas le tout non plus.

Interroger de nouvelles voies

La question est de faire maintenant autre chose, tout en persévérant dans l’œuvre entreprise. On se retrouve comme en haut d’une échelle : on a fait l’effort de monter mais, une fois en haut, quel est l’objectif ? Comment regardons-nous tout cela autrement ? Comment prolonger l’ambition de la démocratisation vers les parties les plus fragiles de la société, ce qu’on appelle les « quartiers » notamment ?

Inévitablement s’opère une institutionnalisation de ce qui a été fait. Dans la culture comme ailleurs, des institutions anciennes se défendent, se figent − ce qui n’est pas surprenant. Comme partout, on défend des acquis. On refuse que les budgets diminuent, et on a raison. Cependant, cette logique-là n’ouvre pas toujours sur le futur.

Comment peut-on faire de la place aux entrants, aux nouvelles générations ? Que fait-on pour les jeunes et les jeunes retraités qui sont aussi, bien souvent, un jeune public ? N’oublions pas ces gens qui découvrent le spectacle vivant à cinquante-sept ou cinquante-huit ans et qui ont vingt-cinq années devant eux.

Et que fait-on pour les immigrés ? Que fait-on pour l’immense demande de « faire soi-même » qui remonte de partout ? Car si tous les gens ne veulent pas être de grands artistes, nombreux sont ceux qui veulent savoir peindre, faire de la musique, danser, jardiner, cuisiner… On a souvent méprisé les pratiques amateurs, méprisé les fêtes culturelles des écoles, toutes ces pratiques sociales qui sont pourtant des lieux de culture et de solidarité très importants. Cette question des publics amateurs est absolument majeure.

La crise, aux causes multiples, que nous vivons ne résume pas nos défis. Mais elle nous impose de nous déplacer, de reconnaître que ce que nous appelons « culture » a changé. Que fait-on de l’art du voyage, de l’art du jardin, des nouveaux rapports à la nature, des corps et de leurs plaisirs charnels, de la multiplication du temps libre passé dans les familles ? Qu’est-ce qui relève de la responsabilité d’une politique publique de la culture ? Où doit-on favoriser de l’excellence ? Comment peut-on favoriser la montée en qualité des pratiques individuelles ? Comment tendre des liens entre le monde de l’internet, celui de Facebook, la transmission culturelle et la création ?

Notre civilisation a connu une remarquable augmentation du temps de vie, et du temps où l’on ne travaille pas et où l’on ne dort pas. C’est ce temps long qu’il faut penser, un temps long qui crée des inégalités profondes, car il y a souvent encore plus d’inégalités dans le temps libre que dans le temps scolaire ou dans le temps de travail. La France compte 10% de chômeurs et 40% de gens qui ne partent jamais en vacances. Mais aussi 70% de Français qui ne vont ni au théâtre ni aux spectacles sportifs ou qui ne vont jamais au musée. Mais 30% seulement, c’est vrai, qui n’ont pas fait de photo, ni lu un livre ou un journal quotidien payant dans l’année écoulée.

Nous avons construit une société bâtie sur la mobilité − et des mobilités très inégales. On parcourt en moyenne quarante-cinq kilomètres par jour : comment intègre-t-on cela dans les politiques culturelles ? Comment localiser les équipements ? Qu’est-ce qui doit être immédiatement accessible ? Faut-il un opéra par ville ou par région ? Ne peut-on pas, à moins d’une heure de Tgv, avoir de grands événements en commun, quitte à mettre l’argent ailleurs − sur les pratiques en amateur, sur l’éducation des jeunes ? Ne peut-on redéfinir nos proximités et notre géographie sur l’ensemble de ces questions ?

Vivre les peurs et la créativité de l’humanité réunifiée

Un historien hongrois que j’aime à citer, Bence Szabolcsi, mort dans les années 1950, écrivait dans un petit livre les Cigognes d’Aquilée1 que trois grandes périodes de rupture ont fait peur à leurs contemporains : l’effondrement de l’Empire romain (le début du monothéisme), le départ de Christophe Colomb (la découverte d’un extérieur à la chrétienté : pour nous, c’est la Renaissance) et l’époque d’aujourd’hui, c’est-à-dire la réunification de l’humanité sur une petite planète. Or, chaque fois, si les contemporains ont eu peur, les générations suivantes voient dans ces ruptures des pas immenses de l’humanité. Pensons-nous au cœur d’un de ces grands passages et relativisons nos angoisses et notre pessimisme. Par exemple, demandons-nous ce qu’on pensera de notre époque en… 2500. Prenons un peu de recul…

Nous vivons au quotidien au contact les uns des autres, et il en sera désormais ainsi définitivement sauf immense destruction de l’humanité. Nous sommes à la fin des cycles de conquêtes territoriales, face à face, côte à côte, au quotidien, pour toujours. Qu’avons-nous en commun ? Quel monde voulons-nous vivre ? Comment réguler neuf milliards d’hommes ?… Ce n’est qu’à partir d’une idée de ce futur que nous pourrons regarder le présent autrement. Arrêtons de le regarder uniquement à partir du passé, en voulant défendre ce que nous avons construit hier. Il faut certes le défendre, mais, également, nous engager vers la société de demain en commençant à la défricher par l’imaginaire.

Comment va-t-on la désirer ? Comment arrête-t-on d’en avoir peur ? Comment la comprendre et la faire évoluer ? Nous étions dans une société qui fonctionnait comme un tapis en croco, rigide et solide avec un extérieur possible et des espaces à conquérir. Maintenant, la société fonctionne comme un foulard en soie, très souple et incassable et l’extérieur a disparu. Comment passe-t-on d’une société à une autre ? Cette question, que posait déjà Henri Mendras, reste d’une forte actualité.

Regardons ce que nous avons construit, notamment pour la culture, les équipements dont nous disposons, les structures…comment mutualiser tout cela ? Comment créer des solidarités dans le lointain et dans le proche en même temps ? Comment faire des territoires un terreau de nos solidarités, y compris à l’intérieur du monde de la culture − et y compris entre les secteurs privé et public ? Le grand enjeu des territoires est de devenir ces lieux de mutualisation, ce terreau des sociabilités d’une société de mobilité des hommes. Les territoires doivent être denses, forts en mémoire, mais ouverts. Il faut aider les gens à circuler, les lieux à porter la mémoire. Les budgets culturels doivent être en partie des tickets de train pour aller à la rencontre de l’exceptionnel, de l’universel. On a créé en 1981 les « chèques vacances », pour démocratiser le départ en vacances avec la Sncf. Peut-on en 2012 inventer les « chèques cultures » pour généraliser le voyage culturel et reposer la question des relations entre équipements, publics et territoires ?

Les politiques culturelles de demain devraient être, me semble-t-il, à la fois extrêmement locales, extrêmement globales et extrêmement mobiles. Appuyons-nous sur le couple local/global en y intégrant la mobilité des publics et des imaginaires. Profitons de la crise financière, mais aussi intellectuelle et théorique que traverse le monde de la culture pour nous replonger dans la lecture du monde, découvrir le travail des intellectuels, nous ouvrir sur ces questions. Résistons au désir multiple de clôtures, individuelles ou collectives, qui taraude les forces créatrices d’hier. Plus l’humanité est notre famille et la terre notre maison, plus nous avons besoin d’espaces d’intimité alternant avec des grands moments de rencontres. Un pari passionnant même s’il est délicat.

  • *.

    Sociologue, directeur de recherche Cnrs au Cevipof. Son dernier livre publié est Fragments d’identité française, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2010. La forme initiale de cette intervention a été présentée au Forum national des associations d’élus à Avignon, en partenariat avec le festival d’Avignon, le 16 juillet 2010.

  • 1.

    Bence Szabolcsi, les Cigognes d’Aquilée. De l’effondrement des cultures, trad. du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, coll. « Monde en cours », 1993.