Jours tranquilles à Damas. Aperçus de la révolte syrienne
Le régime syrien joue sa survie : terreur, arrestations, répression, chantage communautaire, campagnes d’affiches, promesses économiques. La propagande et les mobilisations s’opposent à travers les moyens de communication (réseaux sociaux…) mais aussi dans l’occupation de l’espace : villecentre, banlieues, province. Ce terrain de la ville joue un rôle d’autant plus central qu’il témoigne aussi des changements sociaux et économiques du pays.
Dans la majorité des contacts que j’ai eus, au cours des dernières semaines, avec mes amis damascènes, on me dit la même chose : « Tout est tranquille à Damas », la capitale de la Syrie, pays pris dans la tourmente d’une révolte qui a déjà fait, selon les organisations des droits de l’homme présentes dans le pays, environ 800 morts et donné lieu à des milliers d’arrestations1. Comment rendre compte de ce qu’il se passe en Syrie aujourd’hui, alors que l’opacité entoure les événements du fait de l’interdiction de la presse étrangère et indépendante, que la difficulté est grande de glaner des informations fiables à partir de ce qui filtre du pays, et que le risque de compromettre ses interlocuteurs sur place est constant ?
Cet article ne propose pas un récit de deux mois de révolte, dont la presse quotidienne rend bien compte. Il n’offre pas non plus une analyse des jeux internes au pouvoir syrien, qui s’apparente bien souvent à une nouvelle kremlinologie dont l’enjeu est de savoir si le président Bachar al-Assad est en charge directe du pouvoir ou s’il est le prisonnier des intérêts de son groupe − question en fin de compte sans intérêt, puisque les conséquences en sont les mêmes. Dans la crise actuelle, si le président tombe, c’est l’ensemble de son groupe qui tombe avec lui, c’est la fin du régime baasiste syrien tel qu’il s’est construit depuis quarante ans. Plus modestement, cet article propose quelques aperçus, fragmentaires, transitoires, et subjectifs sur la révolte syrienne.
« Tout est tranquille à Damas »
Les communications avec l’étranger étant surveillées, ce type d’affirmation (« tout est tranquille à Damas ») est le plus souvent le seul possible, et parfois une façon de mettre en garde : mieux ne pas aller plus loin dans les questions, dans le récit, dans le commentaire. Mais « tout va bien à Damas », c’est aussi une façon de décrire la réalité surprenante de la vie dans les quartiers centraux de la ville alors que la révolte gronde dans le pays. Leurs sorties sont moins nombreuses, la méfiance est de mise dans les conversations dans des lieux publics, mais les Damascènes font leurs courses, se rendent à leur travail, les élégantes vont chez le coiffeur.
La révolte est pourtant au cœur des préoccupations et des conversations. Mais de ses grands traits, on ne sait que peu de chose, à Damas comme dans l’ensemble du pays, du fait du blocus de l’information. L’information circule, par le bouche à oreille surtout. Les rumeurs se propagent à toute vitesse, peu vérifiables.
Omniprésente dans les esprits, la révolte n’est visible que « en creux » dans les quartiers centraux de Damas : par le calme même qui y règne, malgré la tension palpable à chaque instant. L’une des priorités du régime est d’empêcher la diffusion du mouvement dans ces quartiers qui abritent administrations, universités, sièges sociaux, poumons commerciaux, résidences des classes moyennes et supérieures. L’accès du centre de l’agglomération est donc bloqué dès lors que des cortèges formés dans des quartiers de la périphérie ou de la banlieue damascène font mine de s’y diriger. Au quotidien, les services de sécurité sont plus visibles que jamais, groupes d’hommes en civil, à la chemise généralement fleurie portée sous des blousons en cuir, avec des armes parfois visibles, en bandoulière. La propagande est également visuelle : sur les murs de la capitale, une campagne d’affichage massive réaffirme depuis quelques semaines le soutien du peuple syrien à son président Bachar al-Assad.
Le calme comme élément du dispositif de propagande
Est-ce à dire qu’il ne se passe vraiment « rien » à Damas ? Des témoignages fiables indiquent que non. Les rassemblements contestataires existent. Le vendredi en particulier, jour de prière, les mosquées sont sous haute surveillance : c’est à l’occasion des rassemblements des croyants que les mots d’ordre peuvent être diffusés et que se constituent les cortèges à la sortie de la prière. Dès le début du mouvement, des revendications sont parties de la grande mosquée des Omeyyades, au cœur de la vieille ville de Damas. Depuis, chaque vendredi, les forces de sécurité sont massivement présentes aux alentours et les hommes du régime contrôlent les personnes qui viennent y prier en confisquant leurs papiers d’identité à l’entrée.
D’autres mosquées servent de point de départ de cortèges : certains au cœur des quartiers chics de la ville, d’autres dans des quartiers plus populaires, comme le quartier commerçant du Midan, au sud-est de la vieille ville. Des sit-ins et des rassemblements, modestes en nombre mais récurrents, ont lieu tout le temps comme c’est le cas à l’université de Damas, ou comme dans le quartier central d’Arnous, début mai, où une cinquantaine de femmes se sont réunies − les rassemblements de femmes, à Damas comme dans d’autres villes du pays, étant présumés être immunisés d’une répression trop féroce2.
Ces exemples indiquent suffisamment que le calme attribué à Damas n’est que relatif. La ville frémit. Si ces mobilisations ne sont que peu perçues par ses habitants, c’est que tout embryon de mobilisation est rapidement dispersé par les forces de la sécurité, sans qu’il lui soit possible de se développer. La relative ignorance qu’en a une majeure partie de la population est donc tant un effet de l’efficacité de la répression dans ces quartiers stratégiques pour le régime que celui de l’efficacité du blackout qui règne sur l’information.
Trompe-l’œil damascène
Un deuxième facteur expliquant cette représentation de la situation damascène relève par ailleurs d’une mauvaise appréhension des échelles de la métropole. En effet, dans les informations en provenance de Syrie, les « troubles » ne concernent pas la capitale mais des agglomérations séparées, distinctes, dans les périphéries : Douma, Mo’adamiyyeh, Darayya…
Or, cette séparation entre ce qui serait « Damas » et ce qui serait un « ailleurs » ne résiste pas à l’analyse : aujourd’hui, Damas est une agglomération forte d’environ cinq millions d’habitants, qui englobe à la fois des quartiers centraux, des banlieues, et l’ensemble des noyaux villageois qui formaient autrefois le tissu rural de l’oasis agricole qui entourait la ville − et dont font partie ces épicentres de la révolte qu’égrène la presse. Les périphéries de la ville se sont densifiées sous l’effet conjugué de la croissance démographique, de migrations rurales dirigées vers Damas, de déplacements forcés de populations extérieures à la région damascène (la dernière en date étant celle des réfugiés irakiens depuis 20033), ou encore de l’installation de populations modestes venues des zones plus centrales de l’agglomération et chassées de celles-ci par la flambée des prix de l’immobilier.
Damas est donc une agglomération au tissu dense et continu, fonctionnelle, dessinée par de grandes infrastructures de transport, innervée par les déplacements quotidiens de ses habitants (travail, consommation, loisirs, réseaux familiaux), les organisations économiques et industrielles, les systèmes de distribution, etc. Au sein de cette agglomération, les contrastes sociaux sont forts, en particulier ceux qui opposent des périphéries paupérisées et un centre globalement plus riche. Dès lors, les mobilisations qui ont lieu dans la première et la deuxième couronnes de l’agglomération sont des mobilisations proprement damascènes, même si le régime s’efforce − relayé en cela par la presse étrangère qui souvent connaît mal le terrain − de les distinguer. C’est par exemple ce qu’illustrent les mots d’ordre, relayés sur Facebook, donnés aux habitants des quartiers centraux de Damas, d’occuper autant que possible, vendredi 15 mai, les espaces publics du centre (rues, jardins, restaurants, cafés) pour faire diversion auprès des forces de l’ordre de la capitale, mobiliser celles-ci, et permettre aux manifestants des zones périphériques du Grand Damas de se rejoindre dans les rues avec une moindre pression des forces de l’ordre.
Pour le régime en effet, il est vital de montrer que la population de la « capitale » (c’est-à-dire le centre) est à ses côtés. C’est un enjeu de légitimité. C’est d’ailleurs la même stratégie qui semble s’appliquer à Alep, deuxième ville du pays, également en proie à des mobilisations contrôlées par des forces de l’ordre massivement dépêchées dans la métropole du Nord depuis le début du mouvement contestataire. Afficher les zones de calme, en particulier dans les « cœurs » stratégiques du territoire syrien, est de ce point de vue un élément central du dispositif de propagande du régime.
Les racines sociales de la contestation
La distinction opérée entre le centre et les périphéries urbaines révèle peut-être par ailleurs, de la part du régime, le désir de marginaliser (au sens propre comme au sens figuré dans le cas présent) la revendication sociale qui s’exprime dans celles-ci. En effet, si la majorité des rassemblements a lieu dans la première et la deuxième couronnes de l’agglomération, c’est aussi parce qu’il s’y joue avec la plus grande violence la crise économique et sociale que connaît le pays « réel », et qui se distingue des résultats macroéconomiques affichés, relativement flatteurs4.
En effet, la politique dite de libéralisation économique et d’ouverture commerciale promue par le jeune président Bachar al-Assad, destinée à instaurer en Syrie une « économie sociale de marché5 », s’est, dans les faits, réduite à une politique de modernisation de certains pans de l’appareil légal, sans réforme réelle en termes de régulation, de protection juridique des investissements, de transparence, etc. Certaines mesures ont été importantes pour l’activité du secteur privé (depuis la fin du monopole d’État sur le système bancaire et l’ouverture de banques privées en 2004 jusqu’à l’ouverture d’une Bourse des valeurs en mars 2009), mais les plus importants dividendes de l’ouverture économique ont été confisqués par un cercle réduit de bénéficiaires, proches du régime6. Par un système d’attribution préférentielle de licences, d’appels d’offres, de privilèges d’importations, de facilités d’accès au foncier, etc., le régime de Bachar al-Assad a favorisé en toute opacité la mainmise de nouveaux tycoons sur les plus belles opportunités économiques du pays, bien loin d’une logique de développement partagé.
Ainsi, au cours de la dernière décennie, de nouveaux monopoles se sont édifiés, à la tête desquels on trouve des membres de la famille du président al-Assad, des proches ou des clients du régime. L’archétype des pratiques de ces nouveaux milieux d’affaires − mais aussi de la confusion croissante entre intérêts privés du clan familial du président et ceux du domaine public − est évidemment la figure de Rami Makhlouf. Ce cousin germain de Bachar al-Assad du côté maternel, à la tête d’un empire économique à quarante ans, est considéré comme l’homme d’affaires le plus puissant de Syrie7. Il utilise sa proximité avec le président pour avancer ses intérêts et ceux de ses alliés, souvent avec la plus grande brutalité − raison pour laquelle il fait l’objet de sanctions de la part de l’administration américaine depuis 2008. De façon emblématique, Rami Makhlouf, symbole de la corruption massive qui a trompé les promesses de l’ouverture, a été l’une des premières cibles des slogans des manifestants depuis mars 2011.
Promesses non tenues, car le développement annoncé n’a pas eu lieu. La croissance n’a bénéficié qu’à une fraction restreinte de la population − celle qui peut consommer dans les nouveaux centres commerciaux chics de Damas − tandis que la très grande majorité de la population n’a vu aucune retombée de cette manne. Pire encore, les conditions de vie de celle-ci se sont détériorées sous l’effet conjugué d’une inflation galopante et d’une spéculation immobilière virulente8. Le chômage de masse9 constitue un des échecs les plus saillants d’un système qui n’est plus capable depuis longtemps d’absorber les 300 à 400 000 jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail.
Rien d’étonnant, dans ce contexte, que l’étincelle de la contestation syrienne soit alors partie d’une ville comme Deraa − alors que les premiers appels à manifester, diffusés début février sur les réseaux sociaux, s’étaient soldés par des échecs. Cette petite ville de 80 000 habitants, située au sud du pays, près de la frontière jordanienne, est un centre de services qui domine un pays agricole céréalier qui souffre depuis quatre années d’une sécheresse récurrente. Cette sécheresse, qui frappe l’ensemble du pays, a conduit de nombreux habitants de la région de la Jezireh (nord-est du pays), principalement des agriculteurs, à chercher refuge dans le sud − les chiffres qui circulent parlent d’un million de ces « réfugiés climatiques ». Deraa et sa région ont été l’une de leurs principales destinations, sans que les promesses faites par l’État aux autorités locales pour les soutenir ne soient toutes honorées.
Rien d’étonnant non plus que ce soit dans les quartiers défavorisés, déclassés, pauvres de la capitale que nombre de cortèges se forment −bien loin d’une « révolution Facebook » dans le cas d’espèce, mais enracinés dans un tissu social, professionnel et familial fort. Rien d’étonnant que le mouvement soit donc à la fois atomisé en multiples foyers locaux et généralisé dans toutes les zones socialement tendues du territoire, et elles sont nombreuses, du sud au nord, de la côte méditerranéenne à la Jezireh et au pays kurde10. Rien d’étonnant non plus, selon cette ligne de raisonnement, à ce que les populations des quartiers centraux, composées en majorité de classes moyennes plus ou moins insérées socialement et économiquement, soient plus attentistes en termes d’action − ce qui ne signifie pas que leurs habitants soient pour autant des thuriféraires du régime, par rapport auquel la lucidité est généralisée, ni que cet attentisme perdurera.
Une revendication politique
À Deraa, à la mi-mars, la brutalité avec laquelle les services policiers ont arrêté, emprisonné et torturé un groupe d’enfants ayant eu le malheur d’écrire sur les murs de leur école des slogans appelant à la fin du régime a fait basculer la colère dans la rue. À la tension sociale est venue se conjuguer une revendication politique forte, commune à tous les cortèges : le respect des droits des citoyens, la fin du régime de l’arbitraire, la liberté d’expression, la démocratie. Une soif de dignité telle qu’on l’a vue exprimée en Tunisie et en Égypte et qui a conduit les manifestants à briser un mur de la peur savamment entretenu par le régime depuis des décennies.
Cette mobilisation autour d’une aspiration démocratique forte illustre ce que les observateurs de la Syrie relèvent depuis des années : oui, l’opposition politique au régime est faible, combattue par un régime qui ne l’a jamais tolérée (l’article 8 de la constitution indique que le parti Baas est le parti dirigeant du pays). L’opposition démocratique, prête à soutenir une transition politique évoquée par le président Bachar al-Assad lors de son arrivée au pouvoir, a ensuite été laminée après un bref « printemps de Damas » lors de l’hiver 2000-2001, tandis que les prisons étaient encore pleines de membres de l’opposition religieuse incarnée par les Frères musulmans et brutalement réprimée au cours des années 198011. Or, dans ce paysage dévasté de l’opposition politique structurée, la dépolitisation n’a pourtant jamais gagné la population. La maturité politique du peuple syrien se retrouve dans la résilience du mouvement actuel et dans les slogans unitaires et démocratiques des cortèges.
Les moins de trente ans, qui forment la majorité de la population, ont par ailleurs montré au cours des dernières années une inventivité politique réelle pour trouver de nouvelles formes et de nouveaux lieux de mobilisation politique. Ils sont peut-être représentatifs en cela de la transition sociale structurelle que connaît le pays sous l’effet conjugué de l’alphabétisation12 et de l’entrée dans la transition démographique13. En effet, selon les démographes et historiens Youssef Courbage et Emmanuel Todd, ces deux paramètres engendrent dans une société donnée une transformation qui remet en cause les fondements de l’ordre social hérité. Cette remise en cause commence par ce qu’ils désignent sous le terme de « crise de transition » dont le contenu politique varie selon les sociétés14. Le cadre de vie des Syriens a lui aussi changé : la majorité d’entre eux vit désormais en ville, ce qui offre aux individus comme aux groupes des conditions nouvelles de circulation et d’échange au sein de territoires interconnectés, plus ouverts. Enfin, la diffusion des nouvelles techniques de communication offre de nouvelles ressources et des outils de mobilisation dont les jeunes générations se saisissent.
Ce sont autant de forces du côté de la contestation dont les (grandes) faiblesses (actuelles) sont manifestes : absence de revendication unifiée, absence de figures autour desquelles se rassembler (un effet des vagues d’arrestations massives), atomisation du mouvement en de multiples foyers. Mais face aux difficultés que rencontre le mouvement, le régime n’est pas en position de force pour autant.
Quelles perspectives?
Le régime joue aujourd’hui sa survie. Les signaux contradictoires qu’il envoie rendent compte à la fois d’une arrogance étonnante, d’un manque d’analyse de la situation, et peut-être d’une totale absence de stratégie : c’est ce que semblent indiquer les différentes voltes du président al-Assad face aux revendications politiques du mouvement (notamment l’abrogation de l’article 8 et la levée de la loi d’urgence en vigueur depuis 1963) qu’il ignore d’abord pour promettre la seconde ensuite tout en indiquant que celle-ci sera assortie de l’interdiction de toute manifestation… au même moment, fin avril, les chars entrent dans Deraa. Face à de tels revirements, la crédibilité d’annonces de dialogue avec des membres de la société civile, évoquée début mai, est sérieusement entamée.
En effet, le régime applique à ce mouvement pacifique une répression qui fait feu de tout bois. Il joue sur le souvenir de Hama lorsqu’il envoie les chars à Deraa, Banyas (sur la côte syrienne) ou Homs (en Syrie centrale, la troisième ville du pays) et lorsqu’il fait tirer sur les manifestants désarmés (environ 800 morts depuis mars). Il a également recours, massivement, à l’arme de la terreur : arrestations arbitraires, recherche de manifestants porte à porte, intimidations et torture sont généralisées (plus de 8 000 personnes ont été arrêtées), pratiques dont sont experts les dix-sept services de sécurité qui composent l’appareil policier du pays.
Il agite également la menace de l’éclatement communautaire du pays et se pose en unique garant de la sécurité des minorités face à la majorité sunnite (75% de la population). Il agite le spectre de représailles contre la minorité alaouite dont est issu le clan présidentiel et la minorité chrétienne si le régime venait à tomber. Or, l’appartenance communautaire n’est pas l’une des causes du soulèvement, tant les classes dirigeantes sont composées de membres de tous les groupes, en particulier de sunnites, traditionnellement détenteurs du pouvoir économique urbain. De plus, une grande partie de la communauté alaouite fait elle aussi partie des laissés-pour-compte du développement. Enfin, on retrouve des membres de toutes les confessions dans les mouvements d’opposition, y compris des Alaouites. La corruption, l’accaparement des biens publics, le développement inégal entre les régions, l’arbitraire du régime et l’absence de droits sont en somme des raisons suffisantes pour que les Syriens aspirent au changement.
À court et moyen terme, la répression peut porter ses fruits − on observe depuis une semaine des cortèges moins fournis, et la contestation peine toujours à atteindre un seuil critique d’engagement généralisé. Mais inversement, alors que la population est soumise à une campagne de terreur et de violence qui s’intensifie, les manifestants, d’un courage et d’une détermination remarquables, continuent de descendre dans les rues de Syrie15. De ce point de vue, les choses ne pourront plus jamais être ce qu’elles ont été − d’autres perspectives ont été ouvertes, au-delà de la peur. La répression détruit toute possibilité pour le régime de maintenir un discours de légitimité : ses forces ont tiré sur le peuple.
À long terme, la répression annihile enfin le soutien que peuvent encore lui apporter les couches sociales médianes qui servent d’ancrage au régime et que sont, selon la politologue Élizabeth Picard, les cadres moyens du parti Baas qui forment localement l’assise du pouvoir, et les bataillons de l’armée (officiers subalternes et soldats) : issus du peuple, leurs membres sont nécessairement touchés par la répression au travers de leurs proches, alors que les frustrations exprimées par les manifestants rejoignent souvent les leurs.
La troisième catégorie médiane susceptible de faire défaut, à terme, au régime est celle des chefs de petites et moyennes entreprises qui ont joué la carte d’une libéralisation économique inachevée et qui subissent les conséquences des pratiques déloyales des élites économiques corrompues. Si la déception face aux promesses du régime venait à se confirmer, en cas de crise prolongée qui affecterait directement leur outil de travail et ferait fuir durablement les investisseurs étrangers, cette classe entrepreneuriale intermédiaire en viendrait peut-être à rejoindre les revendications de la majorité d’une population qui expérimente les fausses promesses et les frustrations de la « libéralisation économique » syrienne depuis longtemps.
Cela en serait fini du « calme », à Damas comme ailleurs.
Paris, le 15 mai 2011
- *.
Géographe, université de Rennes 2/Laboratoire Eso-Rennes.
- 1.
Informations disponibles au 15 mai 2011.
- 2.
Un grand rassemblement de femmes a eu lieu sur le même principe à Banyas, l’une des villes de la côte syrienne, à la mi-avril ? se soldant par de probables victimes et de nombreuses arrestations.
- 3.
Leur nombre, actuellement estimé entre 500 000 et 700 000 personnes, a atteint 1 500 000 dans la seconde moitié des années 2000, principalement installées à Damas.
- 4.
Une moyenne de 4 à 5% de croissance du Pnb au cours de la décennie 2000.
- 5.
Xe plan quinquennal, annoncé lors du congrès du parti Baas de juin 2005.
- 6.
La dérive de ce système est décrite dans Leïla Vignal, « Comment peut-on être syrien ? », Esprit, juillet 2003.
- 7.
Rami Makhlouf possède la première compagnie de téléphonie mobile, Syriatel, une banque, les magasins de duty-free, une compagnie de construction, une compagnie aérienne, deux chaînes de télévision privées, importe des voitures de luxe, etc., aux côtés des plus importants hommes d’affaire syriens, il est l’un des principaux actionnaires de la Cham Holding, la deuxième holding de Syrie, fondée en 2006 et qui investit dans les domaines de la construction immobilière, des infrastructures, de l’aviation et dans le secteur financier.
- 8.
Les prix de l’immobilier ont par exemple été multipliés par quatre à Damas au cours de la décennie 2000.
- 9.
Plus de 15% de la population active ? ce qui ne prend pas en compte le secteur illégal.
- 10.
Afin d’apaiser les populations kurdes et tenter de déconnecter les revendications, le président al-Assad a d’ailleurs accordé de façon unilatérale la nationalité syrienne à plus de 250 000 Kurdes (sur une population kurde syrienne de 3 à 4 millions d’individus) qui étaient depuis 1962 sans nationalité (les bidoun, les « sans »).
- 11.
Le bombardement de la ville de Hama en 1982, qui a fait environ 20 000 morts, en est le symbole sanglant.
- 12.
Plus de 80% pour le total hommes et femmes de plus de 15 ans (source : Banque mondiale).
- 13.
La chute du taux de fécondité date de 1985 ? soit assez tard par rapport à de nombreux pays en développement : il passe alors de 6, 7 naissances par femme pour atteindre 3, 1 naissances en 2009 (source : Banque mondiale).
- 14.
Youssef Courbage, Emmanuel Todd, le Rendez-vous des civilisations, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2007.
- 15.
La petite ville frontalière du Liban de Tel Kelakh a été ainsi soumise au tir d’au moins 85 obus, dimanche 15 mai, après une manifestation appelant à l’instauration de la démocratie.