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À force d’y croire : la France s’est-elle droitisée ?

janv./févr. 2022

Faut-il souscrire à l’idée d’une droitisation de la société française ? Certains indicateurs, comme la demande de redistribution ou la tolérance à la diversité, poussent à nuancer cette thèse, mais l’offre politique demeure décrochée des préoccupations des citoyens, ce qui favorise la droite.

Les intentions de vote semblent têtues à quelques mois de la présidentielle : semaine après semaine, institut après institut, le mieux placé des candidats de gauche peine à dépasser les 10 %. En additionnant l’ensemble des candidatures de gauche, on atteint le quart des intentions, 30 % au mieux. En face, Emmanuel Macron est largement en tête et peut compter sur environ un quart des intentions de vote, tandis que la candidate des Républicains oscille autour de 15 %, voire plus, et que Marine Le Pen et Éric Zemmour à eux deux font mieux que la gauche dans son ensemble. Et que dire de la scène médiatique ? L’insécurité ce printemps 2021 et l’immigration cet automne ont fait partie des enjeux les plus débattus. La France se serait donc droitisée.

Pourtant cette droitisation n’a rien d’une évidence : elle est aussi le souhait d’acteurs politiques, intellectuels et médiatiques qui y ont tout intérêt. Certains indices de droitisation sont là, mais d’autres indicateurs pointent dans une direction bien différente, notamment quand on mesure les demandes de redistribution ou la tolérance à la diversité. Il semble que l’on assiste avant tout à un désalignement des citoyens d’avec l’offre politique et que ce désalignement touche moins la droite et l’extrême droite que la gauche. En quelque sorte, ce qu’on qualifie de droitisation est avant tout dû au fait que la droite, même affaiblie, l’est moins que la gauche, qu’elle est en quelque sorte la dernière à tenir debout.

Sondages et droitisation

La fabrique des sondages en 2021-2022 est devenue un enjeu majeur, ce d’autant plus qu’à l’exception remarquée du journal Ouest-France, la « course de chevaux » est désormais l’une des grilles de lecture dominante des campagnes électorales. Ce n’est pas si nouveau, ni typiquement français, mais le nombre de sondages pour les présidentielles ne cesse de s’accroître : de 193 en 2002, on est passé à 293 en 2007, puis 409 en 2012 et enfin 560 en 2017 selon la commission des sondages1. Cette inflation est due à la réduction des coûts de passation et des temps de réalisation, avec la généralisation des enquêtes par Internet. Or cette manière désormais hégémonique de prendre le pouls des répondants a des effets spécifiques. Un premier problème est qu’on ne sait pas qui répond : Luc Bronner, grand reporter au Monde, a ainsi pu répondre à deux cents enquêtes en se déclarant homme ou femme, de 19 ans à 73 ans, en tant qu’employé, retraité ou profession libérale2. Mais au-delà de cette question de fiabilité, il semble que les échantillons mobilisés sur Internet se caractérisent par des biais politiques, favorables à la droite.

On entend souvent que la passation en ligne mesure mieux les opinions, notamment celles favorables à l’extrême droite, car l’absence d’enquêteur permet de s’affranchir du « politiquement correct ». Les instituts rappellent ainsi qu’avec ces enquêtes, ils n’ont plus besoin de « redresser » le vote en faveur du Rassemblement national, à la différence des enquêtes par téléphone ou en face-à-face. En réalité, il semble que la passation en ligne surestime la droite et l’extrême droite, ce qu’ont bien montré les sondages pour les régionales de 2021. Le vote pour le RN a ainsi été surévalué d’au moins 4 points et jusqu’à 9 points et plus dans quatre régions. En Occitanie, ce dernier était même donné en tête avec 31 % des suffrages devant la liste conduite par la présidente de gauche sortante Carole Delga (29 %). Résultat : celle-ci a réuni 39, 5 % des voix et son concurrent frontiste 22 %. On constate également une surestimation de la droite et de l’extrême droite en ligne quand des enquêtes sont menées à la fois en ligne et en face-à-face, comme c’est le cas avec le baromètre annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). La part de répondants se plaçant à droite est supérieure d’au moins 7 points (en 2018) et de 16 points en 2017, celle des proches des Républicains est de 3 à 4 points supérieure et celle des proches du RN entre 4 et 9 points. On pourrait en conclure que le face-à-face sous-estime la droite et l’extrême droite, mais le biais systématique observé aux régionales interroge. Pour l’heure, aucune recherche méthodologique n’est menée en France sur cette question, et les instituts restent rétifs à l’utilisation de sondages multimodes.

Un second élément doit être pris en compte, qui tend à faire pencher à droite les résultats des sondages : les intentions de vote sont généralement calculées sur les personnes certaines de participer, or ce sous-ensemble est politiquement et socialement biaisé. L’institut Cluster 17 donne cette information : 76 % des plus de 65 ans se disent sûrs de participer au scrutin, contre 65 % des 35-49 ans, 61 % des 25-34 ans et 57 % des 18-24 ans3. De même, parmi les classes sociales supérieures, 70 % sont mobilisés, contre 61 % des employés, 58 % des ouvriers et des inactifs (non-retraités). Les intentions de vote que l’on mesure à travers les sondages sont donc avant tout le reflet d’une partie de la société française et cette partie penche ici encore à droite. C’est ce que montre Antoine Bristielle à partir de son analyse des liens entre intentions de vote et intentions de participer4. Parmi les électeurs qui se placent à droite, 66 % sont certains d’aller voter et 21 % seraient des abstentionnistes « probables » ou « certains ». À gauche, les proportions sont respectivement de 57 % et 32 %. Les préférences de vote seraient différentes et pencheraient plus à gauche si on incluait aussi des citoyens moins sûrs de leur participation. Parmi les répondants qui envisagent de voter pour Jean-Luc Mélenchon, seuls 55 % seraient sûrs d’aller voter, contre 70 % des soutiens d’Éric Zemmour, 69 % du candidat LR et 67 % de ceux d’Emmanuel Macron. L’état des forces, mesuré aujourd’hui à travers les intentions de vote, penche donc à droite, mais avec un double biais de sélection favorable à ce camp : parce qu’on utilise Internet et parce que les électeurs de gauche sont moins mobilisés.

Des urnes riches et grises

Les intentions de vote d’aujourd’hui ne sont pas sans rappeler les urnes issues des scrutins locaux. Certains commentateurs, dont le politologue Pascal Perrineau, appuient la thèse de la droitisation à partir des résultats des élections de 2020 et 2021 : 61 % des villes de plus de 20 000 habitants sont tenues par la droite, plus des deux tiers des départements, ainsi que sept des douze régions métropolitaines. Ces faits ne sont pas discutables, mais généraliser à partir de ces faits l’est davantage.

La France qui vote est-elle représentative de l’ensemble des électeurs ? Vieux débat en science politique, mais qui prend une tonalité d’autant plus prégnante à mesure que l’abstention progresse. Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen s’inquiétaient que les catégories populaires, qui constituent une « majorité sociale », ne deviennent une « minorité électorale »5. C’est effectivement ce qui est en train d’arriver. Les ouvriers représentent encore 12 % de la population française et 19 % de la population active, les employés 12, 5 % et 20, 5 % des actifs. Or, si on reprend les chiffres de l’enquête « jour du vote » d’Opinion Way de juin 2021, les premiers ne comptent plus que pour 8 % des votants et les seconds pour 9 %. Les seuls groupes ayant vu leur poids progresser sont les cadres, passant de 14 % à 17 % et les retraités, de 32, 5 % à 36, 5 %.

Surreprésentant les classes supérieures, les urnes de 2021 sont également grisonnantes : selon les différentes enquêtes réalisées par les instituts, on peut estimer que les plus de 65 ans ont pesé de 1, 3 à 1, 5 fois plus dans les urnes que dans la population, tandis que les moins de 35 ans ont pesé entre 0, 5 et 0, 8 fois leur poids. Bien sûr, les abstentionnistes sont divers, tant en termes de valeurs, de priorités que de conditions sociales. Vraisemblablement, s’il y avait plus de participation, certains choisiraient la gauche, d’autres se porteraient sur le Rassemblement national. Mais il est certain que le profil social et générationnel de la France qui a voté en 2021 – et qui semble prête à le faire en 2022 – penche à droite, et que ses priorités ne sont pas forcément celles de ces citoyens silencieux.

Une droitisation des valeurs ?

Alors, au-delà du vote, les valeurs des citoyens français ont-elles effectivement basculé vers la droite ? Rappelons d’abord que, parmi l’ensemble des résultats produits par les enquêtes d’opinion ces derniers mois, seuls certains retiennent l’attention des médias. Dans l’enquête Fractures françaises de 2021, 42 % des répondants s’inquiètent du niveau de la délinquance, et 34 % du niveau de l’immigration, ce qui alimente les débats médiatiques6. Que dire alors des répondants préoccupés par l’avenir du système social (46 %), la protection de l’environnement (41 %) ou le pouvoir d’achat (40 %) ? De même, un sondage Harris Interactive d’octobre 2021 a eu les faveurs de la presse en testant la perception du « grand remplacement » – thèse pourtant régulièrement invalidée par les démographes –, dont 61 % des répondants estimaient qu’il va « certainement » ou « probablement » se produire. En revanche, dans cette même enquête, 77 % des répondants se disaient favorables à une augmentation du Smic à 1 800 € bruts par mois, ce qui n’a guère été débattu.

Parler de droitisation n’a de sens qu’à condition de mobiliser une approche diachronique.

Mais surtout, parler de droitisation n’a de sens qu’à condition de mobiliser une approche diachronique. Il faut qu’il y ait un avant et un après, et que l’on puisse mesurer une évolution. James Stimson a développé une méthode qui permet de mesurer de manière fine les évolutions des opinions dans le temps7. Il a ainsi développé le concept de public policy mood qui rend compte des évolutions annuelles des demandes de redistribution aux États-Unis de 1952 à 2020. Il a notamment montré que l’élection de Ronald Reagan n’est pas due à la seule personnalité de cet ancien acteur, mais bien à une baisse des demandes de redistribution tout au long des années 1970, ou bien que l’élection de Barack Obama a été possible parce que les demandes de redistribution n’ont cessé de remonter entre 1994 et 2008, pour atteindre un niveau proche de celui du début des années 1960. Les moods, ou « humeurs », sont constitués d’un ensemble de questions qui vont être agrégées pour obtenir un indice permettant de comparer dans le temps une dimension de valeurs qui intéresse les chercheurs. Dans le cas français, James Stimson, Cyrille Thiébaut et moi-même avons ainsi rassemblé les données qui nous permettent de construire un indice longitudinal de préférences sociales8 et j’ai élaboré un indice longitudinal de tolérance9 à partir du baromètre « racisme » de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Le premier agrège l’ensemble des séries de questions qui renvoient aux demandes de redistribution, aux impôts, à la taille de l’État, c’est-à-dire aux enjeux socioéconomiques. On compte ainsi 108 séries de questions et 723 points de mesure, qui englobent la période 1978-2021. L’indice longitudinal de tolérance assemble les questions relatives à l’immigration, à la xénophobie, aux attitudes face aux minorités. Il compte 69 séries de questions et 878 points de mesure et couvre la période 1990-2019.

Graphique 1 - Indice longitudinal de préférences sociales (1978-2021)

Graphique 1 - Indice longitudinal de préférences sociales (1978-2021)

Note de lecture : l’indice va de 0 à 100, plus il est élevé plus les demandes sociales sont fortes. 0 impliquerait qu’à toutes les questions posées lors d’une année, tous les répondants aient fourni une réponse « libérale » et 100 qu’ils auraient tous donné une réponse « sociale ».


Premier constat : les valeurs sont évolutives, ce qui n’est pas forcément la conception la plus courante qu’on se fait des demandes sociales dans le pays. Surtout, il est difficile de conclure à une acceptation de plus en plus large du libéralisme économique. Si cela avait été le cas, les notes de l’indice auraient dû progressivement reculer. Ses évolutions dénotent plutôt des cycles, avec un retour de « demandes sociales », au milieu des années 1990 et dans la période 2008-2012, et des périodes favorables au libéralisme économique au début des années 1980 et des années 2000. Les évolutions à la hausse et à la baisse de l’indice dépendent fortement de la formation politique qui gouverne. En cela, la France évolue de la même façon que les États-Unis, la Grande-Bretagne ou le Canada, en fonction du modèle thermostatique de l’opinion exposée par Christopher Wlezien10 : un gouvernement de droite ou conservateur induit une remontée des demandes de redistribution, une majorité de gauche produit la remontée des demandes libérales.

L’indice permet ainsi de réévaluer l’histoire politique récente de notre pays. Pour certains analystes, l’élection de François Hollande était avant tout motivée par le rejet de la personnalité de Nicolas Sarkozy et de sa manière de gouverner. Force est de constater que l’élection de 2012 s’inscrit d’abord dans une remontée quasi continue des demandes de redistribution commencée en 2001, et qui a ramené ces demandes à un niveau qu’on n’avait pas constaté depuis la fin des années 1970. Ce qui est plus surprenant est la forte baisse de ces demandes de redistribution après l’élection de 2012. On a même atteint le plus bas niveau de l’indice en 2015, dépassant le précédent minimum de 1986, alors même que François Mitterrand et François Hollande ont mené des politiques sociales d’ambitions très différentes : la majorité socialiste a perdu la bataille idéologique du « ras-le-bol fiscal », sans pourtant mettre en place des politiques de redistribution d’ampleur. Au cours du mandat d’Emmanuel Macron, on a d’abord assisté à une remontée des demandes de redistribution de quatre points en deux ans – un mouvement typique face à un gouvernement de droite – avant une stabilisation. Il y a sans doute là un effet de la crise sanitaire (notamment le « quoi qu’il en coûte »), mais cet équilibre s’explique aussi par des tensions internes au sein de l’électorat sur les questions de redistribution. Quand on regarde dans le détail les séries, on observe une baisse des demandes d’intervention de l’État sur les entreprises et le secteur privé, ainsi que sur les cotisations et impôts. Mais dans le même temps, les Français restent attentifs au sort des plus précaires et des plus pauvres. Difficile au vu de cet indice de conclure à une droitisation des demandes sociales : au mieux, il y a ambivalence et polarisation des opinions.

Graphique 2 - Indice longitudinal de tolérance (1990-novembre 2019)

Graphique 2 - Indice longitudinal de tolérance (1990-novembre 2019)


À la différence du premier indice, l’indice longitudinal de tolérance fait apparaître une tendance de moyen terme en faveur de l’ouverture à la diversité. Au début des années 1990, l’indice tournait autour de 50, tandis qu’à la fin des années 2010, il évolue autour de 65. Trois mécanismes expliquent cette évolution. D’abord, le niveau de diplôme de la population est toujours associé à une baisse du racisme ou de la xénophobie. Ensuite, le renouvellement générationnel est favorable à la tolérance11, parce que les générations qui partent sont aussi les plus conservatrices et qu’elles sont remplacées par les cohortes les plus ouvertes. Enfin, parce que même les générations « déjà là » s’avèrent plus tolérantes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient dans les années 1990 : on ne devient pas plus xénophobe en vieillissant.

À côté de cette tendance vers plus de tolérance, on retrouve les hauts et les bas induits par la formation politique qui gouverne : un gouvernement de droite, c’est plus de tolérance ; une majorité de gauche, c’est plus de crispation. On comprend ainsi la remontée de tolérance sous les mandats Chirac et Sarkozy, et sa baisse sous le quinquennat Hollande. Enfin, il y a des événements spécifiques qui affectent l’indice, comme la crise des banlieues de 2005 par exemple. On aurait pu craindre que les attentats de 2015-2016 se traduisent par une montée de l’intolérance, comme aux États-Unis après le 11-Septembre. Ce ne fut pas le cas, parce que le cadrage politique des attentats a évité les amalgames contre la communauté musulmane française12. La mesure de l’indice est suspendue à novembre 2019 parce que la pandémie n’a pas permis de réaliser l’enquête en face-à-face sur laquelle il est fondé. On pourrait s’inquiéter d’un retour de la xénophobie depuis. La vague février-mars 2021 du baromètre de la CNCDH a cependant pu être réalisée en ligne : sur tous les indicateurs, elle enregistre une baisse de la xénophobie par rapport à celle de 2019.

La droite, dernière debout ?

Sur le moyen terme, difficile donc de conclure à une poussée du conservatisme. Au mieux constate-t-on une stabilité par rapport à 2017, voire une légère augmentation en faveur des demandes sociales. Par rapport au plus bas des valeurs de gauche socialement et culturellement parlant, dans les années 2014-2015, la situation est largement plus favorable à ce camp aujourd’hui, même si on reste loin des hautes eaux de 2011. Pourquoi alors cela ne se retraduit-il pas dans les intentions de vote ? Au-delà de la critique des sondages, l’explication réside avant tout dans un décrochage inédit entre citoyens et offre politique. On entend parler de crise de confiance politique depuis les années 1980, on la considère donc comme banale. Pourtant, les années 2010 marquent le passage d’un palier, dont il faut mesurer l’ampleur.

Graphique 3 - Placement gauche/droite (1976-2021)

Graphique 3 - Placement gauche/droite (1976-2021)

Sources : eurobaromètres, compilation et calculs de l’auteur.

On s’en rend compte en se focalisant sur les répondants qui refusent de se définir comme de gauche ou droite. Leur proportion a régulièrement progressé depuis la fin des années 1990, passant de 32, 5 % en 1997 à 40 % en 2012 et atteignant désormais 47 % depuis 2017. Mais surtout, c’est la nature de ces réponses qui interroge. Dans les premières décennies de la Ve République, on trouvait parmi les « non-alignés » une minorité de centristes et surtout des membres du « marais13 », c’est-à-dire des citoyens qui n’avaient pas les moyens cognitifs, les connaissances et le sentiment de légitimité pour se placer politiquement. Ces non-alignés ont changé de nature dans les années 2010 et 2020. Il ne s’agit plus de « citoyens ordinaires » : 26 % des cadres et professions intellectuelles supérieures étaient non alignés en 2012, 36 % en 2017. On y trouve aussi des catégories populaires, venues de la gauche. En 2012, 36 % des ouvriers se plaçaient à gauche et déjà 39 % au centre. En 2017 et après, ils ne sont plus que 26 % à gauche et désormais non alignés à près de 53 %, tandis qu’on compte encore la même proportion d’ouvriers se plaçant à droite. Un phénomène similaire se retrouve chez les employés. Est-ce parce que gauche et droite renvoient à un ancien monde en phase d’être remplacé par de nouveaux acteurs et mouvements politiques – Emmanuel Macron et La République en marche, Marine Le Pen et le Rassemblement national, Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise ?

Dans la vague 2019 du baromètre de la CNCDH, un tiers des répondants se déclarent apartisans, soit 20 points de plus que dans les années 2000. Plus une cohorte est jeune, plus elle est touchée par le phénomène. On passe ainsi de 30 % d’apartisans chez les « boomers » à 36 % et plus chez les post-baby-boomers et les millénials. L’ensemble des partis suscite un faible soutien : 9, 5 % des répondants se disent proches de LREM, ce qui en dit long sur l’assise du président Macron, mais les écologistes avec 13 % et le PS ou le RN avec 10 % ne font guère mieux. Cependant, on comprend à travers cette question de la proximité partisane pourquoi la droite s’en tire finalement mieux que la gauche face à cette déconnexion entre citoyens et offre politique. Ici, comme dans beaucoup d’autres enquêtes, on observe que ce sont les générations plus âgées, qui penchent à droite, qui sont aussi celles qui votent le plus souvent et le plus régulièrement, et qui pèsent aussi plus que leur poids démographique dans les intentions de vote.


Alors pourquoi cette impression de droitisation ? Trois explications se combinent. Premièrement, les outils de mesure doivent être repensés, car le paysage des sondages est plus contrasté qu’on ne le pense. La droitisation de la société française est peut-être d’abord le fruit d’un débat public sélectif quant aux informations qu’il retient. En revanche, il y a bien un différentiel de démobilisation : droite, droite de la droite et marcheurs sont touchés par la désaffection des citoyens, notamment dans les catégories populaires et chez les électeurs les plus jeunes. Mais la gauche l’est encore plus. Les absents ont certes toujours tort, mais si l’abstention est forte à la prochaine présidentielle, le pays électoral qui se sera prononcé ne sera pas représentatif du pays réel. Plus l’abstention sera élevée, plus elle sera favorable aux Républicains et possiblement à Éric Zemmour, mais moins seront représentés les segments populaires et les plus jeunes. Enfin, il faut poser le problème du débat public actuel, qui lui s’est effectivement droitisé. Frédérique Matonti a étudié de près la manière dont les chaînes d’information continue puis la « foxisation » de CNews ont abouti à donner la parole à un ensemble de nouveaux conservateurs, capables de peser tant sur le choix des sujets abordés que sur la manière dont ils sont traités14. Et on a eu un exemple particulièrement frappant de ce mode de fonctionnement avec l’irruption d’Éric Zemmour dans la campagne. Celui-ci a atteint des scores d’intentions particulièrement forts. Mais n’est-ce pas en partie parce qu’il a pu bénéficier d’une couverture médiatique importante, a fortiori sans contradiction ? Quand on se penche sur les données de temps de parole fournies par le CSA, on voit que BFM a accordé, en octobre, 26, 5 % de l’antenne dévolue à la parole des candidats déclarés à Éric Zemmour et 20, 5 % à Marine Le Pen, quand Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot et Anne Hidalgo ont eu droit ensemble à 19 % de temps d’antenne. Le déséquilibre est encore pire sur CNews : 51 % pour Éric Zemmour, 13 % pour Marine Le Pen et 12 % pour les trois principaux candidats de gauche. La droitisation de la société française est peut-être une illusion d’optique, mais si on n’y prend garde, cette illusion a un avenir.

  • 1. Marie-Ève Aubin et Mattias Guyomar, La Commission des sondages face aux élections présidentielle et législatives de 2017, rapport délibéré et adopté par la Commission des sondages le 20 décembre 2017.
  • 2. Luc Bronner, « Dans la fabrique opaque des sondages », Le Monde, 4 novembre 2021.
  • 3. Cluster 17, Enquête « Intentions de vote : élection présidentielle 2022 », Vague 3 – octobre 2021.
  • 4. Antoine Bristielle, « Abstention et potentiel électoral des candidats à la présidentielle », note de la Fondation Jean Jaurès, 24 novembre 2021.
  • 5. Cécile Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieux populaires, Paris, Gallimard, 2007.
  • 6. Fractures françaises, 2016-2021 : un climat pré-présidentielle différent ? [en ligne], Ipsos, septembre 2021.
  • 7. James A. Stimson, “The dyad ratios algorithm for estimating latent public opinion: Estimation, testing, and comparison to other approaches”, Bulletin of Sociological Methodology/Bulletin de méthodologie sociologique, vol. 137-138, janvier 2018, p. 201-218.
  • 8. James A. Stimson, Cyrille Thiébaut et Vincent Tiberj, “The evolution of policy attitudes in France”, European Union Politics, vol. 13, no 2, 2012, p. 293-316.
  • 9. Vincent Tiberj, « Le racisme est-il une affaire du passé ? », Hommes et libertés, no 186, juin 2019, p. 9-11.
  • 10. Christopher Wlezien, “The public as thermostat: Dynamics of preferences for spending”, American Journal of Political Science, vol. 39, no 4, novembre 1995, p. 981-1000.
  • 11. Voir Vincent Tiberj, « The wind of change. Face au racisme, le renouvellement générationnel », Esprit, novembre 2020.
  • 12. Voir Florence Faucher et Gérôme Truc (sous la dir. de), Face aux attentats, Paris, Presses universitaires de France, coll. « La Vie des idées », 2020.
  • 13. Émeric Deutsch, Denis Lindon et Pierre Weill, Les Familles politiques aujourd’hui en France, Paris, Éditions de Minuit, 1966.
  • 14. Frédérique Matonti, Comment sommes-nous devenus réacs ?, Paris, Fayard, 2021.

Vincent Tiberj

Docteur en science politique, professeur des universités, Vincent Tiberj est chercheur au Centre Emile Durkheim et délégué recherche de Sciences Po Bordeaux. Il est notamment l’auteur de Les Citoyens qui viennent (Puf, 2017).

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