Les équivoques du présentisme
Comment caractériser notre conscience historique ? Notre rapport au temps est pris entre, d’un côté, la dimension libératrice d’un temps qui n’est plus rivé à la répétition des traditions et, de l’autre, la tyrannie de l’instant, la crise des finalités. Avons-nous pour autant perdu un rapport complexe au passé et au futur, que semble indiquer le terme de « présentisme » ?
Dans notre conscience historique se mêlent et s’opposent les visions fatalistes – tout se répète – les visions mélancoliques – une époque s’achève […] – et les visions optimistes – notre présent marque autant un début qu’une fin1…
Chronos obsède notre époque. Dans l’extraordinaire profusion de textes contemporains consacrés au temps, il est tout à la fois question d’autonomie et de dépossession, de liberté et de servitude. L’ambivalence y est frappante. D’un côté, on souligne la dimension libératrice d’un temps à soi, d’un temps libéré de l’emprise passéiste des traditions et des religions, échappant sans cesse davantage aux contrôles sociaux, aux contraintes du travail, bref un temps faisant droit l’autonomie et aux aspirations individuelles. De l’autre, loin de la plénitude espérée, notre condition temporelle est décrite sous l’aspect mutilé de l’affaissement des utopies, de la crise des finalités, du culte de l’urgence, des tyrannies de l’instant, de l’éphémère, de la vitesse, d’un temps frénétiquement soumis aux passions consuméristes et aux logiques marchandes.
Il n’est pas simple pourtant de répondre à une question aussi élémentaire que : « Y a-t-il quelque chose de nouveau dans notre conscience du temps aujourd’hui ? » Une question aussi massive s’expose aux risques des philosophies de l’histoire. On oscille entre fatalisme, mélancolie et optimisme. Sans doute serait-il vain, plus encore aujourd’hui qu’hier, de vouloir dégager une économie temporelle unique, à la manière d’une situation commune. Les temps sociaux se structurent dans la multiplicité, l’hétérogénéité et la conflictualité. La distance historique et culturelle nous manque. Mais il en va ainsi de toutes les questions civilisationnelles – le pire serait de ne plus les poser –, que l’on se souvienne par exemple des discussions portant sur l’éclipse du sacré. Suivant que l’on emboîte le pas de Durkheim (crise morale mais permanence de la distinction structurante du sacré et du profane) ou de Weber (diagnostic nietzschéen, en termes de décroyance généralisée comme trait fondamental et définitif de la modernité), on s’oriente vers la recherche du même ou le constat de l’inédit. Quant aux appels prophétiques du bord de gouffre, ils procèdent souvent d’une radicalisation unilatérale des termes du problème (notre civilisation serait menacée « si plus rien n’était sacré ; si chaque individu ne plaçait rien au-dessus de lui-même ; si toute recherche d’absolu était disqualifiée2 »).
Dans ces quelques pages, on voudrait poser la question de la temporalité sous l’angle d’une anthropologie démocratique qui aurait pour souci d’explorer ce qui, paradoxalement, de l’intérieur même de l’univers de l’hypermodernité risque de déstabiliser les conditions de possibilité du sujet moderne. Le rapport au temps cristallise les profondes transformations de notre condition politique tout en introduisant directement au chapitre des pathologies de la démocratie. Maintenant que les ennemis déclarés de la démocratie deviennent rares en Europe, il apparaît qu’au-delà du problème du fanatisme moderne, il reste beaucoup à penser du côté de la question de l’auto-empoisonnement des sociétés ouvertes3. Solidaire de la crise de l’avenir4, la notion équivoque de présentisme5 fréquemment reprise aujourd’hui est une voie commode pour entrer dans ces discussions.
Affaissement du passé vivant et crise de l’avenir
En première approximation, le présentisme désigne l’unidimensionnalité croissante d’une temporalité non seulement marquée par la discontinuité mais réduite tendanciellement au présent de l’individu6. La notion induit généralement l’idée d’une perte d’altérité du passé et du futur produite par l’effacement du présent du passé comme celui du présent de l’avenir.
De quel passé parle-t-on ? Du passé comme norme ? Comme connaissance ? Comme dépaysement, nostalgie utopique, dette, humanisation, détour pour l’avenir ? L’affaissement du passé comme norme caractérise le mouvement même de la modernité entendue comme sortie de l’hétéronomie. À mesure que se poursuit la détraditionalisation, l’emprise structurante du passé se relâche. Sur le plan de la science, il serait difficile de soutenir que l’historiographie contemporaine est moins dynamique que celle du xixe siècle, que le volume ou la qualité des connaissances y sont moindres. En réalité, la discussion porte principalement sur l’éloignement du passé vivant, quels qu’en soient les usages. À ce titre elle est fort ancienne. « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » écrivait Tocqueville. Avec la valorisation du préjugé (Herder, Burke, Gadamer…), l’idée d’un malaise spécifiquement moderne dans la temporalité a probablement trouvé son expression esthétique la plus saisissante du côté de la sensibilité conservatrice. On se souvient de Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe :
Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée, est placé devant une double impossibilité : l’impossibilité du passé, l’impossibilité de l’avenir.
Ne nous y trompons pas : l’inquiétude de la perte du sens de l’autorité ou de la tradition n’est généralement pas sous-tendue par une volonté de retour traditionaliste à la présence d’un passé légiférant. De Tocqueville à Arendt, en passant par certaines vitupérations de Nietzsche, ce « moderne antimoderne » (Ph. Raynaud), le déclin du sens du passé inquiète parce qu’il brouille l’avenir et ramène vers un présent mutilé, médiocre ou conformiste. Bien au contraire, la valorisation du passé se déploie à l’intérieur d’une orientation futuriste. Paul Valéry relève que
l’idée du passé ne prend un sens et ne constitue une valeur que pour l’homme qui se trouve en soi-même une passion de l’avenir7.
Loin de tout traditionalisme, la crainte d’une désolidarisation du présent de son passé est souvent portée par une critique des dévoiements de la modernité. Contre les risques de réification produits non par la liberté mais par ses perversions, Jaspers notait en 1930 que
le passé ne compte plus, seul compte le présent immédiat. Le trait fondamental de cette existence, c’est l’oubli : ses perspectives sur le passé et l’avenir se réduisent presque aux dimensions d’un pur présent8.
Avant-goût des discussions des années 1980-1990 sur la patrimonialisation du passé, il observait des paradoxes qui nous sont familiers. Jamais la conservation des œuvres du passé « dans les musées, les bibliothèques, les archives » n’avait atteint « un caractère aussi universel et évident », entretenue notamment par « l’industrie touristique ». Et pourtant, le passé fait l’objet d’« hostilité ». Certes, la connaissance du passé qui « se borne à rassembler à l’infini des documents sur ce qui est révolu » est répandue ; fréquente également la compréhension romantique conduisant à « vivre dans le passé » ; en revanche, la véritable assimilation historique est rare, celle produisant
une renaissance qui transforme le passé en faisant pénétrer l’être humain dans un espace spirituel où il devient lui-même à partir de sa propre origine9.
Les passions mémorielles des sociétés contemporaines semblent structurées par des paradoxes comparables. L’affaissement de la présence du passé susciterait d’incessants appels à la mémoire et au souvenir, d’où l’analyse bien connue de Pierre Nora, ouvrant les Lieux de mémoire : « On ne parle tant de mémoire que parce qu’il n’y en a plus. » L’émiettement mémoriel participerait ainsi de « l’accélération de l’histoire » entendue comme « basculement de plus en plus rapide dans un passé définitivement mort ». Ce diagnostic était en affinité avec les appels de Paul Ricœur à « résister au rétrécissement de l’espace d’expérience » dans la vie sociale, et à « lutter contre la tendance à ne considérer le passé que sous l’angle de l’achevé, de l’inchangeable, du révolu10 ».
La crise de l’avenir est sans doute plus récente, bien qu’elle soit préparée de longue date par la dynamique d’affaissement de la configuration progressiste étudiée notamment par Pierre-André Taguieff11. Dès les années 1920, Franz Rosenzweig, Walter Benjamin ou Gershom Sholem, pour ne citer qu’eux, avaient déployé, chacun à leur manière, une critique de la raison historique (continuité, causalité progrès12). Dans sa signification contemporaine13, cette crise atteint nos sociétés en leur centre névralgique, à savoir le futur comme champ de sens (projets, finalités, téléologies…).
Notre civilisation dépend de l’avenir comme elle dépend du pétrole : qu’il s’épuise, et elle tombe tel un avion que ses moteurs ne propulsent plus
écrivait Pomian en 1980. Dans des sociétés fondées sur une volonté politique tournée vers des horizons d’attente – et non sur l’autorité d’une tradition religieuse ou ethnique –, la crise de l’avenir n’épargne aucun domaine important. Elle informe les discussions sur l’éducation dont le temps est le futur14 bien qu’il embrasse le passé. Elle heurte de plein front la politique dont la matière première est l’avenir15, toute action visant un objet futur, une fin souhaitable. Elle corrompt la pensée des finalités : l’effondrement d’un « temps prometteur » (Emmanuel Levinas) et le brouillage des images d’avenir ouvrent un espace envahissant à la raison instrumentale.
L’affaissement du passé vivant et la crise de l’avenir conjuguent ainsi leurs effets particulièrement sensibles dans les institutions. Posez la question des fins dans une institution, vous rencontrerez un silence embarrassé. Soulevez celle de la rareté des biens, vous aurez l’unanimité pour vous. Tout comme les relations humaines ne sauraient se limiter au présent de leurs interactions mais sont réglées par l’attente, l’espoir, le souvenir, la nostalgie ou le regret, les institutions sont génératives : quand elles fonctionnent bien, elles permettent d’articuler autorité et temporalité, héritage et innovation, continuité du monde et possibilité de le renouveler16. Instituer, c’est mettre en signification17, c’est poser des manières de faire, de sentir et de penser dans le temps. En retour, la difficulté des institutions à définir suffisamment clairement leurs finalités et règles du jeu affecte nos capacités d’inscription dans la durée et dans l’ordre du devenir collectif. De génératives elles deviennent alors mortifères, nourrissant quelquefois l’esprit de secte.
Les effets Comte, Tocqueville, Weber
La modernité pousse-t-elle au présentisme comme le suggère Paul Hazard dans la Crise de la conscience européenne 1680-1715 ? L’idée est défendable, jusqu’à un certain point, si l’on conjugue les effets Comte (société industrielle), Tocqueville (individualisme démocratique) et Weber (désenchantement du monde). En premier lieu, le présentisme comme compression18 peut être analysé comme l’aboutissement d’une « accélération du temps » produite par les impératifs de l’économie moderne. L’imposition d’un système objectif, standardisé et contraignant de mesures répond fonctionnellement aux nouveaux besoins de synchronie et de précision qui s’étendent à mesure que la révolution industrielle s’approfondit et se diffuse19. Dans cette perspective, la dépossession produite par l’invasion du temps des hommes par le temps des choses apparaît comme l’une des figures de l’aliénation20. On peut poursuivre l’analyse avec les travaux qui se rattachent à la critique de l’autonomisation de la technique (Heidegger, Jacques Ellul, École de Francfort…). La chute dans le temps de l’urgence, de la vitesse, du court terme signe le poids de la raison instrumentale. En substituant l’efficacité à la finalité, la raison calculante au sens commun, le temps devient quantité et puissance et non plus sens et intersubjectivité. La technique détruit la « contemporanéité » (M. Henry), opère un « déni de l’histoire21 ». Elle porte à l’incandescence le conflit entre l’expansion réifiante du temps objectif, celui de la fonctionnalité technique, et l’aspiration humaine à la réappropriation de la temporalité22. Ces perspectives peuvent à leur tour être prolongées par l’analyse des effets pervers de l’information à l’âge de la « modernité liquide » (Z. Bauman). L’obsession du temps réel déréalise. Tout en favorisant l’usage public de la raison, l’idéal des Lumières, l’accumulation des messages en flux continu finit pourtant par produire de l’inintelligibilité et de l’assourdissement23. Quand l’urgence et les tyrannies de l’instant24 imposent leurs exigences (rythme, transparence), elles affaiblissent aussi la capacité d’action des hommes politiques25.
Complémentaire, l’interprétation de Tocqueville fait du désir d’immédiateté l’un des traits caractéristiques de la temporalité démocratique. L’insatisfaction des hommes ne relève plus de leur universelle condition comme par exemple chez Machiavel. Effet d’une mise en forme et en sens démocratique du monde26, elle exprime un tragique spécifiquement moderne. Ce ne sont plus les mobilisations qui menacent la cité mais l’immobilisme et l’affaissement des vertus civiques. Le rapport présentiste et fébrile au temps des sociétés démocratiques risque de plonger celles-ci dans l’absence de désir, l’ennui et l’apathie. Le portrait du caractère « remuant » et impatient des individus à l’âge de l’égalité n’est guère plus élogieux que celui du dernier homme tracé plus tard par Nietzsche27. Mais surtout, le malaise spécifiquement moderne dans la temporalité se noue ici du côté de l’inscription de l’individu dans la trame d’un temps collectif et de la difficulté de lier passé, présent et futur28.
L’individualisation du rapport au temps se retrouve dans la vision weberienne du désenchantement. La déprise du religieux sur les représentations du monde signifie la sortie d’un ordre hétéronome soumis à l’autorité de l’éternel hier. Elle implique l’individualisation du rapport au sens ultime. Prolongeant cette perspective, Peter Berger a montré que la sécularisation produisait sur le plan subjectif un effondrement des structures de plausibilité des définitions traditionnelles de la réalité. L’âge du scepticisme et de la relativité s’accompagne d’une révolution des modes de croire qui n’est probablement pas sans rapport – nous y reviendrons – avec la fin des idéologies totalisantes. Au bout du parcours
l’essence de la réalité à laquelle renvoie la religion est transposée du cosmos ou de l’histoire vers la conscience individuelle. La cosmologie devient psychologie. L’histoire devient biographie29.
C’est donc une étape supplémentaire de sortie d’une structuration hétéronome du temps (marquée par la précédence) qui semble avoir été franchie : les représentations du futur sont elles-mêmes emportées par « l’individualisation radicale des horizons existentiels30 ».
La radicalisation de ces trois perspectives s’expose à deux risques. Tout d’abord, elle suggère l’idée que la modernité détemporalise. Elle conduit ensuite à appréhender notre condition actuelle uniquement sous l’angle mélancolique de la perte, comme si nous avions finalement perdu toute capacité symbolique de créer un monde humain.
Contre l’éternel présent : la conscience historique
La sortie de la verticalité passéiste conduirait-elle en droite ligne vers un présentisme contradictoire avec le projet moderne ? Si tel était le cas, qu’est-ce qui nous a préservés si longtemps du malaise dans la temporalité que nous connaissons aujourd’hui ? La réponse ne tiendrait pas en plusieurs volumes, on se bornera de mentionner quelques éléments, tous solidaires entre eux : la conscience historique et sa culture du « détour », la dilation de l’avenir, l’idéologie.
L’affaissement de la temporalité n’est pas le souci exclusif des pensées conservatrices. Ainsi, Habermas relève que la conscience moderne du temps
n’a cessé de se relâcher et que sa vitalité a dû être constamment renouvelée par une pensée radicalement historique31.
C’est dire que loin de réduire le temps à l’éternel présent, la modernité crée une nouvelle manière de décliner présent, passé et futur. Pierre Manent résume l’essentiel en quelques mots :
Nous sommes modernes, cela veut dire : nous sommes « historiques ». Ce qui nous constitue, c’est « le sentiment et la conscience d’être historiques, de vivre dans l’histoire », et non plus dans la nature ou la création32.
Les sociétés religieuses, telles qu’elles nous apparaissent par contraste, ne manquaient pas d’inventivité pour se préserver de l’histoire en ce qu’elle implique de neuf et d’irréversible. Elles déployaient une créativité culturelle fascinante pour se libérer de la « terreur de l’histoire » (Mircea Eliade) et abolir périodiquement le temps, en s’efforçant de rapporter l’événement à la grille familière du récit mythique. L’expérience était informée par le mythe qui dictait l’attente de l’avenir. Structurées par le passé, les sociétés étudiées par les ethnologues « sont d’avantage des sociétés de l’oubli que des sociétés de la mémoire, dans la mesure, justement où elles s’inscrivent entièrement dans le présent. Leur passé « se vit au présent, dans la fidélité à la tradition » qui les constitue33. À suivre R. Koselleck, ce n’est qu’avec la modernité – qui donne lieu à l’expérience historique proprement dite – que l’avenir s’ouvre sur quelque chose qui n’est plus du champ de l’expérience. Sauf pathologies du ressentiment, deuils interminables ou compulsions de répétition, nous ne vivons ce qui s’est déjà passé, mais dans l’attente de ce qui n’est pas encore advenu. Avec le déverrouillage de l’avenir, concomitant d’un allongement vertigineux de la durée attribuée à l’univers, le basculement des temps nouveaux nous a progressivement plongés dans un monde futuriste34.
La conscience historique est précisément cette interrogation distanciée, sans cesse renouvelée, portée vers l’expérience du passé en vue de nous orienter dans un avenir infini et indéterminé. Cette « conquête du monde historique35 » correspond à la conscience que les sociétés prennent d’elles-mêmes en s’émancipant du religieux36. Elle est dénaturalisation permanente mais non détemporalisation. Loin de céder à l’affaissement présentiste d’une temporalité mutilée, les sociétés historiques ont cultivé leur passé ; vénéré ou exécré celui-ci laissait peu indifférent. Toutes les sociétés sont soumises à l’entropie du temps. Mais, contrairement à celles qui se conçoivent comme immuables, les sociétés historiques sont « conscientes d’avoir un passé et de vouloir un avenir37 ». Sur le plan de la culture, le sujet moderne a conscience d’avoir un passé et de vivre dans un monde de significations qu’il sait historiquement produites. Dans le modèle de la Renaissance, éventuellement repris dans une théorie rationaliste de la tradition38, cette construction implique un détour : une réappropriation critique du passé au travers de laquelle se réélaborent les formes symboliques qui font la culture39. Sur le plan politique, les sociétés modernes veulent un avenir. Fonctionnant à l’autonomie, elles se définissent par un projet et vivent le devenir sur le mode de l’« émergence de l’altérité radicale ou du nouveau absolu40 ». Sur ce plan, l’historicité, comme la « vraie sécularité », est cette conscience que nous avons de nous créer nous-mêmes dans le temps, sans dessein providentiel41. Anti-destin42, elle est prise de conscience d’une liberté et d’une volonté de se transformer dans le temps. Le type de connaissance qui lui correspond n’est donc pas essentiellement contemplatif. Non seulement Machiavel pense la politique à partir de l’expérience historique, mais la virtù du Prince engagé dans l’action innovante est précisément cette disposition à maîtriser le temps, et donner, en l’absence de tout fondement assuré, une forme au monde de la contingence historique43. Bref, nous faisons de l’histoire parce que nous avons conscience de faire l’histoire et d’en être sujets.
C’est ici qu’intervient l’idéologie comme médiation, permettant de passer du savoir historique à l’action politique. Croyances savantes pour temps d’innovation, les idéologies organisent selon des modalités diverses les trois dimensions du temps. Nul doute qu’elles aient efficacement préservé les modernes des horizons bas et lourds du présentisme. Toutes les idéologies permettent d’orienter l’action par une conception du devenir mais les « religions séculières » méritent une place particulière. Dans la sobre définition d’Aron, plusieurs éléments décisifs ancrent les religions séculières dans la configuration moderne, parmi lesquels l’orientation vers l’avenir et le rapatriement du salut des hommes dans l’ici-bas44. Ce n’est pas seulement que la conscience historique leur avait fourni l’une des premières conditions de possibilité45. C’est surtout qu’elles procédaient d’une idolâtrie de l’histoire46 dont le sens de l’histoire ou la notion de lois de l’histoire constituaient les piliers. « Il fallait à tout prix croire en l’Histoire écrit E. Morin dans son Autocritique : c’était la seule chose qui restait aux athées révolutionnaires… » Depuis A. Koestler, Cz. Milosz et tant d’autres, les témoignages sont innombrables attestant que le communisme apportait un bien précieux par temps de décroyance : l’orientation historique (signification et destination). Bref, l’historicisme fournissait aux religions séculières le souffle permettant de recomposer des figures du destin.
La réflexivité moderne a beaucoup de vertus ; elle n’a rien d’apaisant. La sensibilité intellectuelle de Weber, sa vie même47, témoignent de la vraie difficulté existentielle que les générations de 1900 ont expérimentée tour à tour. Les idéologies totalisantes ont provisoirement offert des repères de certitudes temporelles aux sociétés travaillées par le doute et la béance de sens que Nietzsche et tant d’autres avaient si fortement diagnostiqués au tournant du siècle. Guidant la quête de sens ultime et d’absolu dans l’ordre historique, ces boussoles du temps ouvraient la possibilité d’un salut collectif situé sur terre, comme à portée de main. Le nazisme était un « espoir réalisable à terme48 ». C’est que dans la modernité, le fanatisme renaît du doute. « Le saut dans la foi » de G. Lukacs, analysé par Daniel Bell, illustre ce parcours de la croyance49.
Une variante de religion séculière mériterait une attention particulière en raison de son rapport dramatisé à la question de la permanence de soi dans le temps : le « nationalisme des nationalistes ». Tandis que le libéralisme politique tend à renvoyer les problématiques de l’identité substantielle, comme celles qui portent sur le sens ultime, vers le privé et le for intérieur, l’entreprise nationaliste se caractérise au contraire par une tenace volonté de les repolitiser. Elle se donne pour projet de réintroduire de la verticalité dans l’espace égalitaire de la citoyenneté et de replonger les racines de la légitimité politique dans la continuité originaire, ethnique. Faisant de la question de la chaîne généalogique à la fois un principe de légitimité et le centre de gravité d’une idéologie, sa force fut d’opérer un passage au politique des passions que la modernité a fait surgir, en particulier dans les sociétés marquées par la discontinuité de leur cadre étatique, suscitant des angoisses liées à l’incertitude de leur existence collective.
On ne saurait écrire l’histoire de la temporalité politique en Europe au xxe siècle sans tenir compte de la force de structuration que les religions séculières, même sur le déclin, ont longtemps gardée. L’antifascisme a de très loin survécu au fascisme, comme en témoignent aujourd’hui encore les passions féroces suscitées par l’œuvre de François Furet. L’argument ne vaut pas seulement pour les adeptes des millénarismes politiques. Face à leurs ennemis mortels, les démocraties libérales aussi trouvaient de quoi bâtir leurs visions d’avenir. Tout comme la pensée européenne est née du vieux problème des guerres, balayant le continent au xxe siècle jusqu’aux limites de l’autodestruction, les projets démocratiques puisaient une part de leur orientation dans l’image répulsive de l’enfer sur terre du totalitarisme. En ce sens, le communisme disparu, toutes les sociétés contemporaines sont des sociétés postcommunistes50. Depuis l’effondrement des religions séculières, le paysage idéologique classique (en ses grandes figures, révolution, progrès, tradition) est méconnaissable, du moins recouvert d’un épais brouillard51. L’effondrement conjoint des traditionalismes et des révolutionnarismes laisse le champ libre à la plus présentiste des idéologies, le libéralisme.
La dynamique présentiste semble accompagner l’approfondissement récent de la démocratie, comme si ce progrès se payait d’une crise de l’historicité52. En parlant, de « désacralisation de l’histoire », Emmanuel Berl avait clairement perçu l’épuisement du dispositif liant de manière privilégiée idéologie (comme religion séculière) et conscience historique.
L’histoire depuis un siècle a été sacralisée – écrivait-il en 1971. Par les nationalistes et par les marxistes, par les philologues comme par les archéologues. Elle a régné sur toutes les sciences de l’homme : la géographie même, qui pour Montesquieu était une des causes de l’histoire, est peu à peu devenue un de ses effets53.
Il en résulte une étrange situation dont les contrastes furent souvent relevés : la première moitié du xxe siècle européen s’est abîmée dans les métaphysiques dogmatiques de l’histoire. La fin de siècle est mélancolique, saisie par une fatigue postmoderne de l’histoire, dégrisée du volontarisme révolutionnaire et de sa prétention prométhéenne d’accoucher l’histoire54. Les débats sur la fin de l’idée que l’histoire ait une fin trouvent ici leur sens. Le xixe siècle inaugurait les mots en -isme ; la fin du xxe cultive le préfixe post55 et s’interroge sur les « fins de… ». Le constat vaut probablement aussi pour les régions pacifiées de l’est européen qui avaient vu leur temporalité confisquée. Passé les premières années de transition, même certaines de ces sociétés, dont le langage politique comme la littérature avaient été depuis le xixe siècle saturés de symboles et références historiques, semblent désormais se détourner de l’histoire avec un grand H.
Désacralisation de l’histoire et temps des droits de l’homme ?
Est-ce à dire que nous sortons d’un monde plein, pour entrer dans le vide d’une temporalité rétrécie ? Le regard fixé sur les disparitions, nous risquons de rester aveugles aux reconfigurations56. L’emprise du monde de la technique et l’extension des logiques de marchandisation, l’approfondissement du processus d’individualisation du rapport au sens et au temps, l’émiettement des croyances religieuses, puis idéologiques, lié à la dynamique de la subjectivité démocratique elle-même, conduisent simultanément à l’effondrement de toute idée de structuration du présent par le passé mais aussi à l’éclatement des figures d’avenir partagé. Mais radicaliser cette perspective conduirait à l’idée de décivilisation. Comme toute structure de sens, un temps radicalement individualisé serait inconcevable57, l’intersubjectivité restant l’horizon indépassable de la temporalité58. Quant à la détemporalisation, si tant est qu’on puisse penser une telle condition, elle serait pure déshumanisation. Elle supposerait une collection d’individus sans identité, strictement isolés les uns des autres, radicalement étrangers à eux-mêmes. Privés d’un temps commun instituant, nous serions plongés dans une situation d’acosmie ; les hommes seraient comme animalisés. Le présentisme absolu les réduirait aux processus biologiques. À défaut d’exister, ils survivraient dans la douleur de l’« être rivé59 », privés de leur faculté d’aller et venir dans toutes les dimensions du temps, inéluctablement cloîtrés dans la facticité d’une situation donnée. Pas plus que nous n’imaginons de sociétés historiques sans utopies60, en dépit de la faible figurabilité de celles-ci aujourd’hui, nous ne pouvons penser un être humain dépourvu de capacité de futurition. « Le futur est un élément indispensable de notre conscience du temps » écrit Cassirer61. Il n’est pas de conscience qui ne s’éprouve dans la séparation, la distance, le désir62.
Assurément, la crise de l’avenir qui informe notre condition temporelle mérite d’être examinée sous un angle plus précis. Nous restons des Modernes au sens où nous continuons à vivre dans l’orientation futuriste du temps. Nous redécouvrons l’indétermination du devenir – et l’inquiétude qui va avec63 – mais sous les décombres des métaphysiques dogmatiques de l’histoire la volonté de maîtrise des horloges reste entière. Elle guide l’action des États à travers leurs dispositifs de planification, études, rapports, prévisions, sondages, leurs armées d’experts, économistes, sociologues… Les individus ne manquent pas de projets pour eux-mêmes, pour leurs enfants et leurs proches. Cet avenir privé partagé fait d’ailleurs l’objet d’une attention politique considérable : développement du principe de précaution, démarches relevant de la prévention, notamment en matière de santé64, de « développement durable de la personne65 », etc. Il est possible d’interpréter ces attitudes devant l’incertain (prévoyance, prévention, précaution…), comme l’expression réitérée d’un présent étendu66, il n’en reste pas moins que le futur individuel (comme les plans de carrière) reste éminemment investi. À l’autre pôle, l’avenir de l’humanité, notamment à travers la question de l’écologie, préoccupe incontestablement de plus en plus nos contemporains, apparemment plus sensibles à l’heuristique de la peur attachée au principe de responsabilité, que du principe espérance.
En revanche, trop sollicitée, l’histoire se refuse désormais aux promesses grandioses. Ce qui s’opacifie, ce sont les images d’un futur partagé à l’échelle globale des sociétés politiques. D’où le jugement tranché de Castoriadis :
L’époque vit son rapport au passé sur un mode qui, lui, représente certes comme tel une novation historique : celui de la plus parfaite extériorité67.
Dans un moment caractérisé par la crise de tous les englobants symboliques, ce qui semble s’affaisser c’est le niveau intermédiaire entre l’individu et l’humanité. Cette place revenait classiquement à la nation, le récit historique de la communauté de citoyens lui tenant lieu de mise en forme du temps.
À partir de là, l’une des hypothèses les plus fécondes consiste à dire que nous sortons d’un cycle engagé au xviiie siècle, celui de l’histoire, pour entrer dans un cycle dominé par le droit, les droits de l’homme devenant « le foyer de sens actif des démocraties68 ». À l’âge post-métaphysique, l’histoire et la politique seraient en quelque sorte saisies par le droit. De la critique de l’historicisme vers le droit, la référence aux droits de l’homme, retrouvée dans l’expérience de la dissidence, fut une étape importante de cette évolution. La recherche de points fixes ou d’absolus69 nous pousserait-elle vers les fondements en droit là où des générations s’étaient tournées vers l’histoire ? La notion de crime contre l’humanité servirait-elle de boussole négative pour s’orienter dans le xxe siècle ?
Tiré vers la promesse du projet de l’Aufklärung ou réduit au présent de la procédure70, le temps des droits de l’homme est ambigu. Par fidélité aux Lumières, on peut soutenir que, contrairement à l’idée d’une disparition pure et simple de la sensibilité utopique, les droits de l’homme actualisent la promesse kantienne d’une société civile universelle. Loin de l’illusion antiréflexive, celle de l’adhérence à soi produite par la culture du narcissisme, ils font signe vers une transcendance immanente, qui suppose une liberté pensée comme tâche infinie ou arrachement et non pas comme donnée71. Ils maintiennent « l’anticipation réfléchie de l’avenir » et apparaissent comme un Idéal régulateur infigurable qui oriente l’expérience en vue d’une certaine destination de l’humanité. En s’efforçant de se frayer un chemin entre « substance » et « procédure », « l’éthique reconstructive » n’est pas abolition de la temporalité, ni refus de penser la question de la responsabilité à l’égard du passé72.
En revanche, considérés comme « substitut d’utopie futuriste dans le présent73 », ils n’ont plus la capacité d’inscrire dans le devenir et de fournir de l’intelligibilité des idéologies classiques. Expression de refus et d’indignation face aux situations d’urgence, ils sont exigence d’universalité et s’énoncent dans l’intemporalité ou la transhistoricité. Loin de cultiver la maxime kantienne de la pensée élargie, la temporalité au prisme des droits de l’homme risque à tout moment de s’abolir dans des formes d’ethnocentrisme du présent. Notre conscience de Modernes, rappelle Charles Taylor, est « rivée à l’histoire ». Lorsque ce lien se défait,
la référence au passé ne diminue pas, mais elle devient de plus en plus primitive. Des visions du passé de plus en plus primaires et crues ont cours. Derrière nous se profile une « grande noirceur » aux traits de plus en plus flous et sombres. C’est un passé caricatural, une histoire de bandes dessinées74.
Ainsi, paradoxalement, au moment même où la critique de l’ethnocentrisme, conceptualisée au début du xxe siècle et diffusée à la faveur de la décolonisation, se généralise dans l’espace, l’ethnocentrisme se recomposerait dans le temps sous forme d’anachronismes non contrôlés. Dans une telle vision du passé, sous-tendue par un moralisme comparable – mais de signe inverse – à celui de l’apologétique nationaliste, le passé n’est restitué ni dans son altérité, ni dans sa cohérence propre : Napoléon devient comparable à Hitler, colonisation rime avec extermination, nationalisme avec racisme…
Les historiens continueront leur travail habituel. Mais ils sont sollicités plus qu’avant dans toutes sortes de commissions ayant à traiter de réparations d’injustices historiques sur fond de politisation des enjeux mémoriels. La reconstruction du passé relève essentiellement d’une opération interprétative inséparable de la communication, toujours menée à l’intérieur d’un dispositif d’interprétation et selon une problématique choisie par l’historien75. Le fait même d’accepter au préalable le questionnement d’une cour de justice implique un déplacement de point de vue76. Le juge tranche par une sentence définitive. Comme lui, l’historien établit les faits, distingue la part du réel et de l’imaginaire, la vérité et l’erreur ou du mensonge, mais son travail ne se limite en rien à cette ambition positiviste. De plus son œuvre est « offerte à un processus illimité de révisions qui fait de l’écriture de l’histoire une perpétuelle réécriture77 ». Or, au lieu de demander du sens (connaissance) au passé, on lui demande ici des comptes en vue de la reconnaissance de l’injustice subie et des réparations éventuelles78. Mise au service de l’action politique, l’histoire vise la maîtrise du devenir afin d’échapper à la fatalité du sort et aux nécessités de la fortune. L’histoire saisie par le droit considère le passé sous l’angle du destin des victimes. La réalité historique, parce qu’elle est humaine, est équivoque et inépuisable, aimait à répéter Raymond Aron. Sur le plan juridique, l’action d’Eichmann ou de Papon relève d’une culpabilité pleine et entière, le procès est clos. On discutera pourtant longtemps des énigmes de la servitude, de l’obéissance et de la désobéissance.
« La criminalisation générale du passé » comme sa « victimisation généralisée79 » sont en affinité avec l’évolution que nous décrivons. Il reste que les polémiques de ces dernières années, dont les attaques contre l’auteur de l’essai sur les Traites négrières, Olivier Pétré-Grenouilleau, risquent de fausser les perspectives, en faisant passer la caricature pour le tout. La préoccupation du droit, l’horreur de l’injustice, la compassion comme composante essentielle de la sensibilité démocratique ne mènent pas nécessairement au confusionnisme présentiste ni au terrorisme intellectuel visant à soumettre l’histoire à l’actualité des mémoires politisées. Il est probablement trop court de voir dans les passions mémorielles ce qui détourne de la politique. Tout comme
le souvenir n’est que l’envers de l’espérance » (G. Gusdorf), la mémoire est « une tâche à remplir » (P. Ricœur) ; elle est portée par un projet et une intentionnalité. De même les gestes de réparation symbolique à l’égard des victimes du passé n’excluent pas la possibilité d’une synthèse républicaine80.
L’intérêt renouvelé porté aux Justes, en affinité avec la demande contemporaine d’éthique, atteste que la volonté de rendre justice au passé ne conduit pas seulement à reconstruire le passé comme anti-valeur. D’ailleurs, pour préserver sa cohérence interne, l’exigence morale ne saurait nier le temps ; sauf à tomber dans une forme d’intégrisme qui en serait la négation, elle devra toujours se confronter à l’antinomie de la temporalité et de l’éternité81.
Les dérives politiques de l’ethnocentrisme du présent sont réelles ; le travail culturel d’une société sur elle-même ne s’y réduit pas. Les manipulations de l’histoire sont anciennes. Souvent portées par des radicalités politiques renouvelées, les demandes mémorielles des victimes ne se laissent pas réduire à ces instrumentalisations, pas plus d’ailleurs que l’événement ne se laisse enfermer dans le simplisme idéologique (par exemple l’actualité des banlieues n’est pas rendue absolument intelligible par la fracture coloniale…). Tout comme le désir de reconnaissance, la compassion accompagne le processus d’égalisation des conditions, en élargissant la perception d’autrui comme semblable, en tant qu’homme. Mais le temps des victimes82, en affinité avec l’approfondissement de la culture démocratique, ne nous place nullement devant des alternatives intenables telles que la justice ou la compassion, la société ou les victimes, Machiavel ou Tocqueville. Il constitue une invitation à creuser la sagesse démocratique par une réflexion accrue sur les effets pervers de ses principes.
Il est vrai que la temporalité victimaire risque toujours de s’abolir dans l’interminable ressassement du passé, qui n’est autre que l’hypermnésie du ressentiment, l’une des faces sombres du phénomène mémoriel. Les traumatismes historiques font advenir une temporalité brisée, figée, lestée d’un fardeau insupportable Voudraient-elles oublier, le souvenir domine les victimes. La mémoire leur représente interminablement le passé. La malheureuse condition de l’homme du ressentiment rappelle que l’oubli ne marque pas seulement la victoire des bourreaux ou du ministère de la Vérité orwellien. « À la fois injustice absolue et consolation absolue » (Kundera), l’oubli traduit aussi la faculté de résilience d’un sujet capable de s’arracher à son pathos car si l’on devait garder vive, directe et intacte la mémoire du malheur, on ne vivrait plus ; au mieux, on survivrait. Nietzsche, Freud, ou Fromm s’accorderaient probablement sur cette dimension mortifère du trop-plein de souvenir. On souhaite à ceux qui ont souffert de pouvoir oublier ; on serait mal inspirés en revanche de l’exiger. L’idée d’un devoir d’oubli n’a pas de sens. Il est des politiques de la mémoire comme de l’oubli, mais aucune société libre ne saurait exiger l’oubli. L’argument n’est autre que celui avancé par Locke en faveur de la tolérance. Si l’on considère que le sentiment moral de l’homme du ressentiment est l’injustice83, que l’antonyme de l’oubli n’est pas la mémoire mais la justice84, demander l’oubli creuserait les blessures ; faute de reconnaissance la blessure morale du sentiment d’injustice s’accroît sans cesse. Ce serait réitérer le mutisme prédateur des criminels. Face aux « crimes de silence », c’est bien la fonction thérapeutique de l’histoire et de la reconnaissance qu’il faut opposer aux lectures par trop unilatérales de Nietzsche. À mener les discussions à partir des dérives que l’on ne voit que trop, on risque de ne pas voir les bénéfices (y compris en termes de connaissance) du travail culturel de temporalisation, qui s’est opéré, tant à l’ouest qu’à l’est de l’Europe85.
Puisque la mémoire de la Shoah constitue, pour le meilleur comme pour le pire86, une référence fréquente dans ces discussions, il suffit de lire les témoignages des deuxième ou troisième générations pour constater qu’en dépit de ce que l’on sait de la difficulté du deuil des rescapés et sur la transmission transgénérationnelle du traumatisme, l’élaboration à la fois psychique et culturelle du passé débouche fort heureusement sur autre chose que le temps suspendu du ressentiment ou celui du particularisme exacerbé87. Comme tout travail de sens, empruntant les voies de la science, de la littérature, de la religion, du militantisme politique…, la variété des réponses à l’héritage du traumatisme est telle que réduire l’ensemble de cette créativité du demi-siècle écoulé, à la rumination ou au repli communautariste n’a tout simplement aucun sens. Plus généralement, l’une des questions centrales qui se pose pour les années à venir, est de savoir dans quelle mesure les identités mémorielles peuvent s’ouvrir à l’intersubjectivité. La programmation du Mémorial de la Shoah à Paris, notamment les rencontres organisées sur la comparaison des différents génocides du xxe siècle, semble indiquer que, loin de la concurrence des victimes, les mémoires peuvent s’élever vers l’intersubjectivité et créer des milieux favorables à la culture historique88.
Sur le plan de la connaissance, on assiste probablement à un déplacement du regard et donc du type de questions posées au passé. À ce titre néanmoins, l’évolution est déjà ancienne qui mène, comme le rappelle P. Nora, depuis les années 1970 vers un élargissement historiographique portant à la fois sur les objets et les méthodes, débouchant sur la prise en compte des minorités et des opprimés de toutes sortes89. La fréquence des références à W. Benjamin signale cette évolution. La destructivité inédite du xxe siècle nous poursuit de manière obsédante – le contraire serait étonnant – mais la dette à l’égard des morts qu’évoquent M. de Certeau ou P. Ricœur se traduit aussi bien dans l’infini scrupule de l’historien. Loin des abus d’une mémoire particularisante, soumise au relativisme des passions identitaires, les ouvrages de Pierre Vidal-Naquet ou de Léon Poliakov, deux historiens ébranlés par la guerre, montrent que ces passions investies dans une discipline font bon ménage avec la connaissance. Vidal-Naquet aimait citer Chateaubriand :
Lorsque dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix de délateur, lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples90.
Léon Poliakov qui a consacré sa vie à « brosser l’histoire à rebrousse poil » (W. Benjamin) pour explorer cet envers longtemps impensé de l’histoire européenne que fut l’antisémitisme, disait souvent qu’il était parti de la question la plus particulariste qui soit : « Pourquoi a-t-on voulu me tuer ? » Mais, loin que la méditation historique sur une expérience singulière, celle de la Shoah, n’enferme la réflexion dans un égocentrisme victimaire, elle nourrit chez lui un regard scrutant l’ensemble de l’histoire européenne et le type d’humanité qui en est issu. À partir du Bréviaire de la haine publié dès 1951, il a progressivement universalisé le questionnement sous la forme d’une réflexion sur le racisme, les mythes des origines, l’altérité, ou encore la causalité.
Pour finir, il resterait à situer plus fondamentalement la question de la temporalité par rapport au problème de la culture et des institutions éducatives, en tant que s’y joue la manière dont nos sociétés se produisent elles-mêmes et le type d’humains qu’elles font advenir. Selon l’expression célèbre d’Alain, l’école « regarde vers l’arrière dans un monde qui regarde vers l’avant ». Nous n’avons pas d’autre choix que de nous « maintenir sur les épaules de nos prédécesseurs », disait Karl Popper assumant le point de vue rationaliste critique. L’identité et la culture modernes se sont forgées dans la reprise critique du passé. L’illusion d’immédiateté, de discontinuité, d’autosuffisance présentiste induit une dynamique allant à inverse de l’exigence des humanités modernes. Le problème est sérieux, on le voit chaque jour non seulement à l’école mais aussi à l’université si souvent incapable de définir ses propres finalités, et dans laquelle les dévoiements de l’esprit critique sont souvent impressionnants91. Dans quelle mesure, le basculement dans un monde qui sape le sens de la précédence, comme celui de la continuité, ne vide-t-il pas de signification, fût-ce en douceur, l’idée du « détour » qui nous avait paru indispensable pour la constitution de la subjectivité moderne ? « L’accélération de l’histoire » conjuguant ses effets avec la crise de l’avenir ne conduit-elle pas vers une dévaluation progressive de l’idée même d’éducation à la liberté ?
- *.
Science politique, université de Paris 1/Centre de recherche « sens, éthique, société » (Cerses).
- 1.
Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique (1961), Paris, Plon/Presses Pocket, 1985, p. 215.
- 2.
Jean Cazeneuve, Et si plus rien n’était sacré…, Paris, Perrin, 1991, p. 232.
- 3.
Leszek Kolakowski, « Samozatrucie otwartego spoleczenstwa » (1979), repris dans Leszek Kolakowski, Czy diabel moze byc zbawiony i 27 innych kazan, Londres, Aneks, 1982, p. 206-216.
- 4.
Krzysztof Pomian, « La crise de l’avenir » (1980), repris dans Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999 ; Pierre-André Taguieff, l’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000.
- 5.
Jean Chesneaux, Habiter le temps. Passé, présent, futur : esquisse d’un dialogue politique, Paris, Bayard, 1996 ; Zaki Laïdi, le Sacre du présent, Paris, Flammarion, 2000 ; Paul Zawadzki (sous la dir. de), Malaise dans la temporalité, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 ; François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, 2003.
- 6.
Au milieu des années 1980, Georges Balandier prenait acte du « discrédit des grands récits orientés vers l’avenir », de « l’effacement des repères de macrotemporalité » pour conclure que « la modernité actuelle, parce qu’elle exprime une réalité fragmentée, a fait paraître une temporalité qui l’est tout autant. Elle occulte ce qui n’est pas immédiat, quotidien, actuel, elle valorise ce qui fait une large place à l’éphémère. Elle entretient l’envahissement par l’événement. Elle pousse l’individu à la “conquête du présent” ». Voir Georges Balandier, le Détour. Pouvoir et modernité, Paris Fayard, 1985, p. 134.
- 7.
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002, p. 13.
- 8.
Karl Jaspers, la Situation spirituelle de notre époque (1930), trad. Jean Ladrière et Walter Biemel, Paris, Desclée de Brouwer, 1951, p. 61.
- 9.
Ibid., p. 143-146.
- 10.
Paul Ricœur, Temps et récit, t. 3 : le Temps raconté, (1985), Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1991, p. 390. Au même moment, à l’est de l’Europe, la mémoire restait puissamment investie dans la résistance contre le communisme. Pour plier le réel au devoir être de l’idéologie, celui-ci avait poussé à son paroxysme le projet d’abolition du temps, celui de la nouveauté créatrice comme celui des mémoires indépendantes. Non seulement, la mémoire du passé était souvent transmise par le bouche-à-oreille familial, des grands-mères aux petits-enfants, mais la revendication du droit à l’histoire avait été centrale dans les oppositions des années 1970.
- 11.
Pierre-André Taguieff, le Sens du progrès, une approche historique et philosophique, Paris, Flammarion, 2004 (chap. VII).
- 12.
Stéphane Mosès, l’Ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Le Seuil, 1992, p. 21.
- 13.
Qui n’est pas celle de Tocqueville, particulièrement préoccupé par la question du « goût de l’avenir » et du déclin des espérances lié selon lui à « l’obscurcissement des lumières de la foi », De la démocratie en Amérique, t. 2, 2e partie, chap. XVII.
- 14.
E. Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. et notes A. Philonenko, Paris, Vrin, 8e éd., 1996. Comme l’écrit Philonenko dans son introduction, « l’éducation comprend le temps en partant de l’avenir ».
- 15.
« De tous les temps, écrit Tocqueville, il importe que ceux qui dirigent les nations se conduisent en vue de l’avenir. » De son côté Weber soulignait aussi que « l’affaire propre de l’homme politique » est « l’avenir et la responsabilité devant l’avenir ».
- 16.
Sur ces points, Myriam Revault d’Allonnes, le Pouvoir des commencements. Essais sur l’autorité, Paris, Le Seuil, 2006.
- 17.
Vincent Descombes, les Institutions du sens, Paris, Minuit, 1996.
- 18.
Ce qui n’est pas le sens que lui donne F. Hartog, qui y voit davantage l’extension « d’un présent qui génère, au jour le jour, le passé et le futur dont il a, jour après jour, besoin », Régimes d’historicités…, op. cit., p. 126 et 216.
- 19.
Voir Edward P. Thompson, « Temps, travail et capitalisme industriel » (1967), Libre, no 5, 1979, p. 3-63 ; David S. Landes, L’heure qu’il est. Les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne, trad. P.-E. Dauzat, L. Evrard, Paris, Gallimard, 1987.
- 20.
« Le monde s’éphémérise, écrit Daniel Bensaïd. L’histoire est aspirée dans une instantanéité hallucinée. L’accélération permanente de la rotation du capital bat la cadence et emballe la course à la vitesse », le Pari mélancolique. Métamorphoses de la politique, politique des métamorphoses, Paris, Fayard, 1997, p. 58.
- 21.
Lucien Sfez, Technique et idéologie. Un enjeu de pouvoir, Paris, Le Seuil, 2002, p. 147.
- 22.
Dominique Janicaud, Chronos. Pour l’intelligence du partage temporel, Paris, Grasset, 1997, p. 271.
- 23.
Dans un texte déjà ancien, Pierre Nora soulignait que le système des médias fabrique de « l’inintelligible » : « Il nous bombarde d’un savoir interrogatif, énucléé, vide de sens, qui attend de nous son sens, nous frustre et nous comble à la fois de son évidence encombrante », « Le retour de l’événement », dans Jacques Le Goff, Pierre Nora (sous la dir. de), Faire de l’histoire (1974), t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 297 ; Claudine Haroche, « L’assourdissement : informations continues et dilution du sens », dans Alain Gras et Pierre Musso (sous la dir. de), Politique, communication et technologies. Mélanges en hommage à Lucien Sfez, Paris, Puf, 2006.
- 24.
Véronique Aubert (avec la collab. de Christophe Roux-Dufort), le Culte de l’urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion, 2003 ; Thomas H. Eriksen, Tyranny of the Moment. Fast and Slow Time in the Information Age, Londres, Pluto Press, 2001.
- 25.
Michel Rocard, le Cœur à l’ouvrage, Paris, Odile Jacob, 1987, p. 139.
- 26.
Sur cette lecture phénoménologique de Tocqueville, Robert Legros, l’Avènement de la démocratie, Paris, Grasset, 1999.
- 27.
« Quand l’habitant des démocraties n’est pas pressé pas ses besoins, il l’est du moins par ses désirs ; car, parmi tous les biens qui l’environnent, il n’en voit aucun qui soit entièrement hors de sa portée. Il fait donc toutes choses à la hâte, se contente d’à peu près, et ne s’arrête jamais qu’un moment pour considérer chacun de ses actes. Sa curiosité est tout à la fois insatiable et satisfaite à peu de frais ; car il tient à savoir vite beaucoup, plutôt qu’à bien savoir. Il n’a guère le temps, et il perd bientôt le goût d’approfondir », Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. 2, 3e partie, chap. XV.
- 28.
« Chez les peuples démocratiques […], la trame du temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s’efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédés et ceux qui suivront. Les proches seuls intéressent », Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. 2, 2e partie, chap. III.
- 29.
Peter Berger, The Sacred Canopy. Elements of a Sociological Theory of Religion (1967), New York, Anchor Books, 3e éd., 1990, p. 167. C’est également ce déplacement « de l’historique au psychologique, du social à l’individu » qui inaugure un « nouveau régime de mémoire » selon Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux », dans les Lieux de mémoire, t. 1 : la République, Paris, Gallimard, 1984, p. XXX.
- 30.
Voir, entre autres, Marcel Gauchet, « Croyances politiques, croyances religieuses » (2001), repris dans la Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, et « Religion, éthique et démocratie » (2001), repris dans Un monde désenchanté, Paris, Éd. de l’Atelier, 2004.
- 31.
Jürgen Habermas, le Discours philosophique de la modernité (1985), trad. Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 15.
- 32.
Pierre Manent, la Cité de l’homme (1994), Paris, Flammarion, 1997, p. 13 et 73.
- 33.
Marc Augé, « La force du présent (entretien avec Nicole Lapierre) », Communications, no 49, 1989, p. 44 et 46.
- 34.
Krzysztof Pomian, « Orientation vers l’avenir et dilatation du temps », dans l’Ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984, p. 291 sq.
- 35.
Ernst Cassirer, la Philosophie des Lumières, trad. P. Quillet, Paris, Fayard, 1966 (chap. 5). « De même que la mathématique est devenue le prototype des sciences exactes, de même l’histoire est maintenant le modèle méthodologique auquel le xviiie siècle emprunte l’intelligence nouvelle et approfondie de la tâche universelle et de la structure spécifique des sciences humaines », p. 210.
- 36.
D’où la distinction entre conscience historique et mémoire chez M. Halbwachs qui souligne que « la science humaine… est soumise à la loi du temps […] Les vérités religieuses seules sont définitives et immuables », les Cadres sociaux de la mémoire (1925), postface de G. Namer, Paris, Albin Michel, 1994, p. 192. Yossef H. Yerushalmi l’a montré dans le cadre de l’histoire juive : « L’historiographie n’est pas une tentative pour restaurer la mémoire, mais représente un genre réellement nouveau de mémoire », Zakhor. Histoire et mémoire juive (1982), trad. E. Vigne, Paris, La Découverte, 1984, p. 111.
- 37.
Raymond Aron, Leçons sur l’histoire. Cours du Collège de France, texte établi, présenté et annoté par S. Mesure, Paris, Éd. de Fallois, 1989, p. 99 et 101.
- 38.
Karl Popper, Conjectures et réfutations, trad. M. Irène Brudny et M. de Launay, Paris, Payot, 1985, p. 183 sqq.
- 39.
Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann, l’Avenir des langues, Paris, Cerf, 2004, p. 15. En ce sens, on peut dire que « modernité et tradition ne s’opposent pas comme on le croit généralement sur un mode de conflit de cultures, mais sur celui plus complexe du processus de légitimation des acquis culturels », Christian Bouchindhomme, « Le geste de la critique. Note sur deux rapports à soi spécifiques des sociétés modernes », Hermès, no 10, 1991, p. 187.
- 40.
Cornelius Castoriadis, l’Institution imaginaire de la société (1975), Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1999, p. 258.
- 41.
Richard K. Fenn, Time Exposure. The Personal Experience of Time in Secular Societies, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 13.
- 42.
Marcel Conche, Temps et destin, Paris, Puf, 2e éd., 1999, p. 83-84.
- 43.
Thierry Ménissier, Machiavel, la politique et l’histoire. Enjeux philosophiques, Paris, Puf, 2001.
- 44.
Raymond Aron, « L’avenir des religions séculières », la France libre, 1944, republié plusieurs fois, notamment dans Raymond Aron, Chroniques de guerre, La France libre 1940-1945, éd. revue et annotée par Christian Bachelier, Paris, Gallimard, 1990, p. 925-948.
- 45.
L’histoire remplaçant les textes religieux comme lieu de révélation d’une vérité, voir l’essai sur « le concept d’histoire » de Hannah Arendt, la Crise de la culture, trad. sous la dir. de P. Lévy, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972, p. 93. Voir aussi, Leszek Kolakowski, « La politique et le diable », Commentaire, no 41, 1988, p. 60.
- 46.
L’affirmation serait à nuancer dans le cas du nazisme. Néanmoins, comme l’écrit Arendt, « les idéologies sont toujours orientées vers l’histoire, même lorsqu’elles semblent, comme dans le cas du racisme, choisir la nature pour prémisse dont elles procèdent ; ici la nature ne sert qu’à expliquer les questions historiques en les réduisant à des questions naturelles », Hannah Arendt, les Origines du totalitarisme, trad. J.-L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy, révisée par H. Frappat, éd. établie sous la dir. de Pierre Bouretz, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002, p. 827.
- 47.
Voir le chapitre qu’Eric Voegelin consacre à Weber dans Hitler et les Allemands, trad. de l’allemand par M. Köller et D. Séglard, Paris, Le Seuil, 2003, p. 281-300.
- 48.
Manès Sperber, « De la force d’attraction des systèmes totalitaires » (1956), repris dans Psychologie du pouvoir, Paris, Odile Jacob, 1995, p 126.
- 49.
De nombreux témoins ont été frappés par cette dialectique du doute et du fanatisme Dans son Essai sur l’esprit d’orthodoxie (1937), Jean Grenier remarquait : « C’est un trait frappant des dix dernières années que le brusque passage d’un doute absolu à une foi totale et parallèlement du désespoir sans limites à un espoir sans limites également. »
- 50.
Patrick Michel, Politique et religion, Paris, Albin Michel, 1994.
- 51.
Marcel Gauchet, « Quand les droits de l’homme deviennent une politique » (2000), repris dans la Démocratie contre elle-même, op. cit.
- 52.
Prolongeant sa réflexion sur l’institution imaginaire de la société, C. Castoriadis jugeait que « ce qui est en crise aujourd’hui, c’est bien la société comme telle pour l’homme contemporain ». L’un des aspects fondamentaux, selon lui, de l’effondrement de cette « autoreprésentation de la société » affectait « la dimension de l’historicité, la définition par la société de sa référence à sa propre temporalité, son rapport à son passé et à son avenir », voir « La crise des sociétés occidentales » (1982), repris dans la Montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe, IV, Paris, Le Seuil, 1996, p. 22-23.
- 53.
Emmanuel Berl, « La désacralisation de l’histoire » (1971), repris dans Essais. Le temps, les idées et les hommes, textes recueillis et choisis par B. Morlino et B. de Fallois, Paris, Julliard, 1985, p. 39.
- 54.
Jean-Michel Besnier, l’Humanisme déchiré, Paris, Descartes & Cie, 1993, p. 92-93.
- 55.
K. Pomian, « Post – ou comment l’appeler », Le Débat, no 60, 1990.
- 56.
C’est l’un des mérites de Gilles Lipovetsky que de rester attentif à ces émergences, dans « Temps contre temps ou la société hypermoderne », dans Gilles Lipovetsky, Sébastien Charles, les Temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004.
- 57.
« L’individu n’a pas la capacité de forger à lui tout seul le concept de temps », Norbert Elias, Du temps (1984), trad. M. Hullin, Paris, Fayard, 1996, p. 16.
- 58.
Emmanuel Levinas, le Temps et l’autre (1946-1947), Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1983, p. 17.
- 59.
Voir les pages que M. Abensour consacre à cette expression de Levinas dans son essai « Le Mal élémentaire », publié dans Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme (1934), Paris, Rivages, 1997, p. 65-85.
- 60.
Selon Mannheim, une société sans projets et sans finalité collective serait réduite « à une facticité qui signifierait, en définitive, la ruine de la volonté humaine. […] La disparition des différentes formes de l’utopie ferait perdre à [l’homme] sa volonté de façonner l’histoire à sa guise et par cela même, sa capacité de le comprendre », Ideology and Utopia, (1929), cité par Paul Ricœur, l’Idéologie et l’utopie (1986), trad. M. Revault d’Allonnes et J. Roman, Paris, Le Seuil, 1997, p. 372.
- 61.
Ernst Cassirer, Essai sur l’homme (1944), trad. N. Massa, Paris Minuit, 1975, p. 81.
- 62.
« Parce que l’attente est la conscience même, le temps est l’étoffe de la conscience », voir Nicolas Grimaldi, l’Homme disloqué, Paris, Puf, 2001, p. 94 ; du même auteur, voir Ontologie du temps, l’attente et la rupture, Paris, Puf, 1993.
- 63.
On souligne souvent l’inquiétude nouvelle depuis la Seconde Guerre mondiale de voir les enfants plus mal lotis que leurs parents. Les étudiants de 1968 voulaient changer de système. Ceux d’aujourd’hui craignent avant tout d’en être exclus et leurs demandes de « garanties » se multiplient. Loin de se réduire à sa dimension économique, l’insécurité sociale contemporaine devrait sans doute être replacée dans cet horizon plus général.
- 64.
Lucien Sfez (sous la dir. de), l’Utopie de la santé parfaite, Paris, Puf, 2001.
- 65.
Sur ce point, voir Éric Deschavanne, Pierre-Henri Tavoillot, le Développement durable de la personne, Conseil d’analyse de la société, note no 4, Paris, La Documentation française, 2006.
- 66.
F. Hartog, Régimes d’historicité…, op. cit., p. 210-218.
- 67.
C. Castoriadis, la Montée de l’insignifiance, op. cit., p. 23.
- 68.
M. Gauchet, « Quand les droits de l’homme deviennent une politique », art. cité.
- 69.
Doit-on parler d’éternité (Léo Strauss), de « nostalgie de l’absolu » (G. Steiner), de sacré ? En concevant le sacré comme ce qui est soustrait à l’échange, Maurice Godelier estime que dans une société marchande, ce qui se tient au-delà du marché est la Constitution qui fonde le droit, l’Énigme du don, Paris, Fayard, 1996, rééd. Champs Flammarion, 2002, p. 288-290.
- 70.
Voir par exemple la discussion du paradigme procédural de J. Habermas par François Ost, le Temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 320-331 ; voir aussi Vincent Descombes, « Le contrat social de Jürgen Habermas », Le débat, no 104, 1999, p. 52 et 54.
- 71.
Jeanne Hersch, « Les droits de l’homme d’un point de vue philosophique », dans Raymond Klibansky et David Pears (sous la dir. de), la Philosophie en Europe, Paris, Gallimard, 1993, p. 505-540. Sur la transcendance immanente, voir Alain Renaut, l’Ère de l’individu. Contribution à une histoire de la subjectivité, Paris, Gallimard, 1989, p. 60 sq.
- 72.
Jean-Marc Ferry, « Sur la responsabilité à l’égard du passé », Hermès, no 10, 1991, réflexions reprises dans l’Éthique reconstructive, Paris, Cerf, 1996 ; voir par ailleurs Avishaï Margalit, l’Éthique du souvenir (2002), trad. C. Chastagner, Paris, Climats, 2006.
- 73.
M. Gauchet, « Quand les droits de l’homme deviennent une politique », art. cité, p. 358.
- 74.
Charles Taylor, « Le fondamental dans l’Histoire », dans Guy Laforest et Philippe de Lara (sous la dir. de), Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Paris, Cerf, 1998, p. 48.
- 75.
Heinz Wismann, entretien publié dans Claude Bochurberg, l’Histoire bafouée ou la dérive relativiste, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 79-80.
- 76.
C’est au nom d’une séparation des ordres qu’Henry Rousso avait décliné l’invitation de se présenter à la barre lors du procès de Maurice Papon, un fossé séparant « un procès en justice et un procès de connaissance », voir H. Rousso, la Hantise du passé, conversation avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1998, p. 106.
- 77.
Paul Ricœur, la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p. 421.
- 78.
Ariel Colonomos, la Morale dans les relations internationales. Rendre des comptes, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 153 sq.
- 79.
Pierre Nora, « Malaise dans l’identité historique », Le Débat, no 141, 2006, p. 48-49.
- 80.
Sur ce point, les remarques salutaires de Philippe Raynaud, l’Extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, Paris, Autrement/Cevipof, 2006, p. 46-47.
- 81.
Comme l’indique par exemple Jeanne Hersch, elle ne trouve son caractère d’impératif qu’en s’arrachant aux conditions temporelles d’existence et en « s’érigeant dans l’absolu ». En même temps, elle n’a de sens que pour un être temporel et dans une situation temporelle. Le problème moral se pose toujours « en termes temporels concrets : circonstances léguées par le passé, conséquences probables, possibilités d’interventions efficaces », voir « L’exigence morale aux prises avec le temps », Revue de métaphysique et de morale, no 4, 1955, p. 413.
- 82.
Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière, le Temps des victimes, Paris, Albin Michel, 2007.
- 83.
Paul Zawadzki, « Le ressentiment et l’égalité. Contribution à une anthropologie philosophique de la démocratie », dans Pierre Ansart (sous la dir. de), le Ressentiment, Bruxelles, Bruylant, 2002, p. 31-56.
- 84.
Yosef Hayim Yerushalmi, « Réflexions sur l’oubli », dans Usages de l’oubli, Colloque de Royaumont, Paris, Le Seuil, 1988, p. 20.
- 85.
Faute de place, on se permettra de renvoyer à notre étude, « Le temps de la re-connaissance. Ruptures dans la trame du temps et recomposition des subjectivités juives en Pologne », dans Delphine Bechtel, Évelyne Patlagean, Jean-Charles Zurek, Paul Zawadzki (sous la dir. de), Écriture de l’histoire et identité juive. L’Europe ashkénaze xixe-xxe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 95-130.
- 86.
La réflexion ici est lourdement lestée par des prises de positions idéologiques qui dénoncent l’« industrie de l’holocauste », ou la « religion de la Shoah ». Depuis un certain temps, le faux concept de religion de l’holocauste est relancé périodiquement, bien au-delà des cercles négationnistes, et cultivé parfois par des universitaires confus. Oublions ces pamphlets qui n’apportent aucune intelligibilité.
- 87.
Voir par exemple Eva Hoffman. Après un tel savoir… La Shoah en héritage (2004), trad. A. Weil, Paris, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2005.
- 88.
Par exemple le dernier livre publié par l’Union des étudiants juifs de France s’intitule Rwanda. Pour un dialogue des mémoires, préf. B. Kouchner, Paris, Albin Michel, 2007.
- 89.
P. Nora, « Malaise dans l’identité historique », art. cité, p. 49-50.
- 90.
Pierre Vidal-Naquet, « Un Eichmann de papier » (1980), repris dans les Juifs, la mémoire et le présent, Paris, Maspero, 1981, p. 270.
- 91.
P. Zawadzki, « Scientisme et dévoiements de la pensée critique », dans Eugène Enriquez, Claudine Haroche, Jan Spurk (sous la dir. de), Désir de penser, peur de penser, Lyon, Parangon, 2006, p. 84-198.