
Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie de Robert Boyer
En publiant ce livre en octobre 2020, l’auteur a pris le risque d’une lecture à chaud des conséquences économiques de la pandémie, avec le recul permis par sa profonde compréhension des évolutions du capitalisme mondialisé. Critique à l’égard de la science économique mainstream, Robert Boyer ne l’est guère moins à l’égard de ceux qui pensent que « les grandes crises ont pour fonction de corriger les limites du régime socio-économique du passé ». Mieux vaut donc ne pas trop fantasmer sur le « monde d’après ». L’ouvrage est d’ailleurs moins un exercice de prospective qu’une radiographie du système économique pris dans une tourmente que personne n’avait vu venir.
Contrairement à trop d’économistes, Robert Boyer ne dissocie jamais les faits économiques et les faits sociaux, et ce parti pris s’avère ici particulièrement fécond. L’une des nouveautés de la situation par rapport à d’autres crises d’ampleur historique réside dans le fait que l’effondrement de la croissance a résulté de décisions politiques reflétant la priorité absolue donnée à la santé sur la croissance. Choix quasiment universel, dont le coût économique faramineux souligne par contrecoup l’absurdité d’un pilotage de l’économie par la finance, qui conduit les décideurs à voir la santé comme un poste de dépenses improductives à comprimer. Même s’il se garde de toute prévision, l’auteur voit dans l’évidence de ce choix collectif « la silencieuse affirmation d’un mode de développement social et économique dont le cœur serait l’éducation, la santé et la culture ». Le soutien populaire dont ont bénéficié les soignants, les enseignants, les scientifiques et les travailleurs les plus exposés peut être vu comme un plébiscite pour ce modèle, à tout le moins pour une autre hiérarchie des finalités collectives.
Mais ce n’est là bien sûr que l’une des tendances révélées ou renforcées par la crise, et l’auteur prend bien soin de souligner que l’ensemble des transformations qui s’annoncent est loin de faire système. La pandémie a remis en selle les États dans leurs multiples rôles de protection, d’encadrement et d’orientation de l’économie, mais ils devront compter avec les Gafam et le capitalisme des plateformes, dont la puissance et l’omniprésence dans la vie quotidienne n’ont jamais été aussi évidentes.
Entre la Chine, les États-Unis et l’Europe, l’auteur voit se dessiner différentes trajectoires pour le capitalisme, dont rien ne dit qu’elles vont converger. Sur de nombreux sujets (gestion des dettes publiques, avenir de l’euro, évolution du rapport salarial sous l’effet du télétravail, inégalités, compromis sociaux, configurations politiques et géopolitiques), l’auteur passe en revue différents scénarios en se gardant de conclure. Si la finance est au moins provisoirement détrônée, nul ne saurait dire avec certitude que les citoyens vont se tourner durablement vers « une économie du bien-être et du bien-vivre, qui ne serait plus nécessairement centrée sur l’accumulation des biens de consommation ».
Dans ce vaste et convaincant tableau, on s’étonnera seulement du rôle presque secondaire joué par la menace écologique, qui compte plus comme un problème important parmi d’autres que comme une contrainte impérative susceptible de dicter sa loi au système. Mais il est vrai que l’auteur s’intéresse moins au long terme qu’aux évolutions directement consécutives à la pandémie.