
L’anti-démocratie au xxie siècle. Iran, Russie, Turquie de Hamit Bozarslan
Ce livre stimulant vient à son heure, au moment où la débâcle américaine en Afghanistan ne peut qu’affaiblir la démocratie et nourrir l’anti-occidentalisme viscéral des dirigeants de ces trois pays.
Historien et sociologue, auteur de nombreux ouvrages sur le Moyen-Orient, Hamit Bozarslan propose une réflexion sur L’anti-démocratie au xxie siècle en illustrant son propos par les exemples de l’Iran, de la Russie et de la Turquie. Il peut paraître surprenant de qualifier d’un même vocable trois pays avec des régimes aussi différents. L’Iran est une théocratie dirigée par un guide religieux ; la Russie de Poutine est l’héritière d’un empire autocratique puis totalitaire, malgré une brève expérience démocratique dans les années 1990, au lendemain de l’effondrement de l’URSS ; la Turquie, qui était entrée sur la voie de la démocratie et de l’adhésion à l’Europe, est redevenue une autocratie menée de main de fer par le sultan Erdoğan. Mais pour l’auteur, de nombreux points communs existent et convergent vers un régime spécifique qui, tout en maintenant des éléments de démocratie, exerce en fait un pouvoir répressif. En effet, tous les trois « se considèrent explicitement comme des réponses nationales, anti-universalistes, viriles et guerrières au système démocratique cosmopolite, efféminé et corrompu ».
Certes, on y voit les apparences d’une démocratie formelle : des élections régulières, des parlements et des présidents élus, ce qui n’empêche pas fraudes et répression si les votes ne plaisent pas. Mais en réalité, l’État « se confond avec le “régime” : vlast (le pouvoir) en Russie, velayat-e-faqih (gouvernement des jurisconsultes) en Iran, derin devlet (État profond) en Turquie ». Ces régimes reposent sur une nouvelle noblesse qui se recrute parmi les cadres du Service fédéral de sécurité (FSB) qui sont aux commandes à Moscou ou parmi les religieux et les Gardiens de la Révolution en Iran. Cet « État cartel » s’appuie sur les classes moyennes ou pauvres, et pratique une « haute kleptocratie », vivant de prébendes et de corruption. Une classe d’hommes d’affaires bénéficie de ses largesses à travers des chantiers pharaoniques de travaux publics ou d’opérations de privatisation.
Ces régimes sont nés de l’affaiblissement des modèles anciens, qu’il s’agisse de l’écroulement du communisme, de la crise du kémalisme ou du choc de la « révolution blanche » engagée par le chah. Ils se veulent authentiquement révolutionnaires et « évoluent dans l’illégalité permanente et violente ». Poutine comme Erdoğan ou le Guide suprême sont ainsi obsédés par une volonté de puissance nationale, un fort ethnocentrisme teinté de religion et une politique étrangère agressive. Face à un « Occident impérialiste » auquel ils reprochent une politique d’humiliation à leur égard, ils ont un désir de revanche accompagné d’engagements guerriers, comme en témoigne notamment leur politique au Moyen-Orient, qui se fonde souvent sur une réflexion idéologique d’un autre temps.
Sur le plan interne, la chasse aux opposants, aux journalistes qui critiquent le pouvoir ou aux intellectuels qui pensent différemment est la règle commune aux trois pays. L’emprisonnement de Navalny, le licenciement de milliers d’enseignants en Turquie et la volonté de réduire au silence les quelques médias encore libres dans les trois pays sont autant d’exemples d’une pratique du pouvoir qui évolue dans les trois cas vers plus de répression et d’atteintes aux droits de l’homme.
Hamit Bozarslan n’est pas optimiste pour l’avenir. Le poutinisme, l’erdoganisme comme le velayatisme ont encore la possibilité de prospérer. Sauf peut-être en Turquie, l’auteur ne voit pas leurs dirigeants céder leur place par les urnes. La raison tient en partie à la déficience des opposants de l’intérieur (beaucoup d’entre eux, découragés ou menacés de prison, choisissent l’exil), mais aussi à une certaine complaisance de la part des démocraties affaiblies.
Ce livre stimulant vient à son heure, au moment où la débâcle américaine en Afghanistan ne peut qu’affaiblir la démocratie et nourrir l’anti-occidentalisme viscéral des dirigeants de ces trois pays. Mais l’auteur est bien conscient que le contexte intérieur en Turquie, en Iran et en Russie n’est pas le même et il note avec justesse leurs spécificités qui peuvent permettre des évolutions différenciées. À cet égard, l’Europe, en raison de sa proximité, a une responsabilité particulière tout en étant consciente que la démocratie n’est pas un produit qui s’exporte, surtout après les expériences récentes. Il n’empêche, ces régimes s’essoufflent : on le voit en particulier en Turquie où l’opposition, notamment celle du Parti républicain du peuple (CHP), le parti kémaliste, s’affirme et a conquis lors des dernières élections locales les villes d’Ankara et d’Istanbul. Il en est de même en Iran, où le régime s’est durci, en grande partie par la faute de la politique de pression maximale menée par l’administration Trump : son rejet massif et évident par les jeunes fait espérer pour l’avenir. Mais cette évolution ne pourra se faire que de l’intérieur. Après les chaos engendrés par les interventions en Libye, en Irak et en Afghanistan, il importe plus que jamais d’en tirer les leçons.