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Notes de lecture

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Théologie du capital d'Édouard Jourdain

juil./août 2021

L’auteur s’inscrit notamment à la suite de Walter Benjamin, avec son ouvrage Le Capitalisme comme religion, et des célèbres travaux de Max Weber, qui associent la naissance du capitalisme moderne à celle du protestantisme.

Dans cet ouvrage, divisé en sept chapitres aux titres percutants, Édouard Jourdain établit de façon claire et convaincante les similitudes et les parallèles entre théologie et économie. Ces concepts que l’on pourrait croire éloignés ou opposés ont été transposés et sécularisés du champ religieux à l’espace économique et financier.

L’auteur s’inscrit notamment à la suite de Walter Benjamin, avec son ouvrage Le Capitalisme comme religion, et des célèbres travaux de Max Weber, qui associent la naissance du capitalisme moderne à celle du protestantisme. Édouard Jourdain rappelle aussi utilement que le père fondateur des sciences économiques avec la conceptualisation du marché, Adam Smith, est d’abord un théologien. Les références sont nombreuses et nourries, mais parmi les auteurs contemporains, l’auteur aurait pu s’appuyer davantage sur les recherches des historiens médiévistes comme Giacomo Todeschini, sur les réflexions et les pratiques économiques de l’ordre franciscain, et Valentina Toneatto, qui a mis en exergue le « langage théologico-économique » des Pères de l’Église1.

Dans chacun des chapitres de Théologie du capital, les démonstrations sont cependant fondées et étayées par de solides références variées. Dans le chapitre premier, « Le marché et sa main divine », l’auteur s’inscrit dans cette logique « théologico-économique », en retraçant le parcours de la prévalence du religieux dans l’espace profane des civilisations de l’Orient ancien et de la Méditerranée jusqu’à la conception chrétienne médiévale des marchands, qui n’enfreignent pas la loi divine tant qu’ils ne prêtent pas à usure et ne corrompent pas la monnaie.

En effet, dans le chapitre ii, « Monnaie et fétichisme », l’origine sacrée, sacrale et votive de la monnaie est soigneusement retracée : du choix du bœuf au cœur du rituel sacrificiel dans l’Antiquité comme monnaie par excellence à la sélection opérée dans le vocabulaire au xviiie siècle où le lexème « argent » en français s’impose pour désigner la monnaie aux débuts de l’ère capitalistique moderne. Les métaphores connues de la circulation de l’argent assimilée à celle du sang sont bien explicitées. L’argent, dans la conception de l’Occident chrétien médiéval, doit irriguer, sans être stocké ou capitalisé, tout le corps social, qui va progressivement l’ériger cependant en idole, malgré les législations encadrantes édifiées par l’Église catholique. C’est le « Dieu argent », tel que l’a théorisé Marx et avant lui Hegel.

Dans le chapitre iii, « Hérésie et argent », l’auteur retrace les constructions savantes autour d’un des plus grands interdits théologiques monothéistes en matière économique et morale, le prêt à usure, qui imprime, par le calcul des intérêts, sa loi sur le temps, qui pourtant n’appartient qu’à Dieu. Les Pères de l’Église se sont emparés de ce précepte vétéro- puis néo-testamentaire, qui sera repris au fil des siècles par les scolastiques, affiné par Thomas d’Aquin, voire quelque peu battu en brèche par les nominalistes, comme Jean Gerson, et surtout par Pierre de Jean Olivi qui, avec son Traité des contrats, préfigure les adaptations protestantes du De usuris de Calvin, nécessaires à l’émergence et au développement d’une nouvelle économie urbaine et marchande. Le prêt à intérêt est en effet l’ADN du capitalisme, son « credo », c’est-à-dire sa croyance, fondée sur la confiance et la foi aussi en l’existence d’un monde immatériel de l’argent et de l’au-delà.

Dans le chapitre iv, « Du purgatoire à la comptabilité en partie double », Édouard Jourdain développe l’idée, en se fondant sur le célèbre ouvrage de l’historien Jacques Le Goff, La Naissance du Purgatoire (Gallimard, 1981), que l’invention de la comptabilité en partie double, au xive siècle, rendue nécessaire par la multiplicité et la croissance des échanges marchands, rationalise le rapport au monde en séparant par leur « rationalité instrumentale » le monde du dehors et du dedans. Le montant des dettes inscrites doit être purgé, comme les peines au purgatoire, faisant aussi l’objet d’une comptabilité. Chaque âme a un prix et doit pouvoir être rachetée. Or le purgatoire est alors la troisième voie théologique qui « casse la logique binaire du Bien et du Mal » et qui facilite l’émergence dans la société féodale du tiers ordre, avec le développement de la société bourgeoise et de son fondement absolu, la propriété.

Dans le chapitre v, « Absolu et droit de propriété », l’auteur explicite les travaux sur la propriété de Proudhon, dont il est un spécialiste, en les replaçant là encore dans l’axe des croyances, tout en amplifiant sa réflexion déjà amorcée sur le travail (des esclaves et des hommes libres) et son incidence sur la possession et la jouissance des corps.

C’est donc en toute logique que le chapitre vi a pour sujet « Le travail entre malédiction et rédemption sacrificielle ». Le travail est maudit des dieux dès l’Antiquité, car c’est un temps qui n’est pas consacré au culte. Le negotium est aussi l’antonyme de l’otium, état d’esprit oisif de l’aristocratie : le travail asservit ainsi l’homme libre qu’est le noble. Mais comme en tout, le Moyen Âge est ambivalent sur cette « théologie du travail », à la fois malédiction et activité de rédemption dans l’économie du salut. Avec l’émergence de la conception protestante, le travail est devenu une valeur morale et marchande dans la société capitaliste jusqu’à ce qu’à la fin du xxe siècle, les sociétés modernes occidentales sacralisent leurs loisirs.

Le septième et dernier chapitre, « Le Golem et le capitalisme cybernétique », est le plus actuel et sans doute le plus intéressant car il interroge, à partir de cette légende de la mystique juive, notre modernité et notre rapport à la machine. L’essor des algorithmes est amplifié jusqu’à l’autonomisation du deus ordinatus au risque de la déshumanisation induite par ce capitalisme cybernétique.

En conclusion, l’auteur revient sur la première occurrence d’oïkonomia dans la tradition chrétienne avec les écrits de Paul, terme utilisé pour désigner l’articulation trinitaire de la vie divine par Hippolyte et Tertullien. Il aurait peut-être été préférable de placer l’éventail de ces définitions en préambule de l’ouvrage pour mieux faire comprendre au lecteur comment cette théologie du capital s’est construite, de l’Antiquité à nos jours, dans les déploiements de la chrématistique, au détriment du bien commun malgré les remparts bâtis par les penseurs chrétiens. Il n’en demeure pas moins que le panorama brossé par Édouard Jourdain demeure une réflexion acérée qui revisite les rapports entre économie et religion, entre catholicisme et capitalisme, entre théologie et capital.

  • 1.Giacomo Todeschini, Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, trad. par Nathalie Gailius et Roberto Nigro, Lagrasse, Verdier, 2008 et Valentina Toneatto, Les Banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (ive-début ixe siècle), préface de François Bougard, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
Presses universitaires de France, 2021
192 p. 17 €

Dominique Ancelet-Netter

Maîtresse de conférences à l’Institut catholique de Paris, elle est l’auteure de La Dette, la dîme et le denier (Presses universitaires du Septentrion, 2010)

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