
Le moment Nuremberg de Guillaume Mouralis
L’essai de Guillaume Mouralis porte sur les contraintes qui ont pesé sur l’organisation du Tribunal militaire international (Tmi) de Nuremberg, lequel a siégé du 21 novembre 1945 au 1er octobre 1946 pour juger vingt et un responsables nazis et sept organisations criminelles du IIIe Reich. L’analyse historique dévoile certaines caractéristiques méconnues de ce dispositif, car le « crime contre l’humanité » a été subordonné aux notions de complot et de guerre d’agression. Cette subordination des crimes racistes au contexte de guerre répondait à la crainte de créer une catégorie pénale universelle, susceptible de s’appliquer aux États-Unis, où prévalait un ordre racial basé sur la ségrégation. Pourquoi est-ce important à prendre en compte ? Les publications afro-américaines documentèrent assez rapidement les persécutions anti-juives en Allemagne après la prise de pouvoir des nazis et critiquèrent les contradictions entre les politiques intérieure et étrangère des États-Unis, dans la mesure où les lois américaines imposant la ségrégation raciale ont perduré jusqu’en 1965. Ce paradoxe, selon Guillaume Mouralis, est l’une des contraintes majeures qui ont abouti au droit de Nuremberg.
Pour mener à bien son étude, l’historien s’est donné les moyens de documenter les juristes qui ont œuvré à l’organisation du procès. Sa méthode repose d’abord sur une base de données biographiques qui répertorie les membres de la Commission des Nations unies pour les crimes de guerre (Cnucg, 1943-1949) à Londres et ceux du Tmi de Nuremberg (Français et Américains dans ce dernier cas, soit 522 individus). À la suite de cette recherche, le livre publié s’intéresse surtout à la délégation américaine, composée d’un nombre important de jeunes juristes issus des meilleures facultés de droit (law schools), ainsi que d’exilés qui ont fui le nazisme et la guerre en Europe. C’est le profil des lawyers qui a surtout retenu l’attention de Guillaume Mouralis. Il invite à dépasser le niveau des explications habituellement données, qui ont invoqué les intérêts nationaux divergents des pays alliés, les cultures juridiques différentes (tension entre common law et civil law) ou encore les orientations politiques (isolationnistes versus internationalistes). Selon lui, ce jeu d’oppositions n’est pas suffisant pour expliquer les innovations à Nuremberg et l’inégale répartition de l’inventivité juridique des différents groupes professionnels concernés.
En suivant l’itinéraire de certains acteurs, l’historien met alors en place des catégories d’analyse qui distinguent, d’une part, les professeurs dotés d’une légitimité académique en droit international et, d’autre part, les acteurs périphériques qui gagnent en centralité dans ce milieu en faisant preuve d’inventivité. Par exemple, l’avocat tchécoslovaque en exil Bohuslav Ečer émet la proposition de déclarer criminelle la préparation d’une guerre d’agression et pose le principe de la responsabilité collective des membres de certaines organisations (gouvernement national-socialiste, SS, SA, Gestapo), en transposant en droit international les lois pénales réprimant les associations criminelles. Autre exemple, le juriste Murray C. Bernays, avocat d’affaires new-yorkais, introduit en 1944 les notions de complot et d’organisation criminelle pour qualifier les crimes nazis. La capacité des lawyers à tirer profit de leur expérience d’avocats d’élite et à mobiliser leur réseau professionnel leur permet de faire avancer leurs propositions. C’est l’une des principales thèses du livre : les innovations juridiques qui ont rendu possible le procès des hauts dignitaires nazis viennent d’avocats qui ont su apporter des solutions pratiques à des problèmes juridiques sans être des spécialistes. Les avocats d’élite américains étaient des outsiders du droit international qui apportèrent leur savoir-faire d’insiders du barreau.
Guillaume Mouralis se demande ensuite dans quelle mesure le droit de Nuremberg a pu servir d’outil dans la lutte contre le racisme « domestique » : « Un paradoxe frappant est peu thématisé dans la littérature : alors que le droit de Nuremberg, élaboré en grande partie par des juristes en poste dans l’administration américaine, réprouvait et sanctionnait le racisme légal institué par le régime national-socialiste, ce racisme trouvait précisément aux États-Unis – et pas seulement dans les États du Sud contrairement aux idées reçues – une de ses expressions les plus “sophistiquées” au monde. » D’un côté, par exemple, on doit l’invention du concept de « génocide » au juriste d’origine juive lituanienne Rafał Lemkin, un ancien procureur en Pologne devenu professeur à Duke University ; mais le même Lemkin se désintéresse de la cause afro-américaine, ce que Guillaume Mouralis explique par son intériorisation des codes propres à l’élite de la côte Est. D’un autre côté, si les intellectuels afro-américains et les militants antiracistes suivent le procès de Nuremberg, pour autant il n’y a pas de Noirs dans la délégation américaine. Il leur est de toute façon difficile d’utiliser le droit de Nuremberg en raison de sa portée limitée.
Bien sûr, les avocats des dignitaires nazis vont eux aussi établir des rapprochements entre les lois raciales américaines et les lois national-socialistes. Le refus d’une catégorie universelle susceptible de menacer les intérêts américains explique finalement que les crimes racistes ont été subordonnés à d’autres crimes. Le droit de Nuremberg relève donc, selon Guillaume Mouralis, d’un processus d’« innovation sous contraintes », car il prend en compte la crainte qu’il puisse être retourné contre les États-Unis.