
Le Régiment immortel de Galia Ackerman
Galia Ackerman s’est astreinte à regarder longuement la télévision russe pour sentir dans quel bain la population était plongée. Comment comprendre les ressorts de la popularité d’un régime autoritaire comme celui de Vladimir Poutine, sinon en regardant les images et en écoutant les propos qui sont le pain quotidien des Russes ?
Le 9 mai dernier, dix millions de personnes auraient participé, selon les autorités russes, aux multiples marches du « régiment immortel » organisées en Russie pour commémorer la victoire de l’Armée rouge qui a mis fin à la « grande guerre patriotique » (la Seconde Guerre mondiale). L’historienne Galia Ackerman, née en Union soviétique en 1948, exilée en 1973 et finalement installée en France en 1984, s’est penchée sur le phénomène.
Commencé modestement en 2007, dans la ville de Tioumen, il s’agissait de marches de citoyens russes portant des portraits de vétérans, sous le slogan « Héros de la victoire, nos arrière-grands-pères et nos grands-pères ». L’idée était de ne pas se contenter d’honorer les figures héroïques, mais les victimes ordinaires de la guerre. En 2011, trois journalistes de Tomsk, en Sibérie, eurent l’idée d’appeler leur marche « régiment immortel ». Ils inventaient une mystique populaire qui élevait tous ceux qui avaient vécu la guerre au rang d’immortels et proposait aux vivants de communier avec eux. Dès lors, l’enthousiasme a été général. L’idée répondait à une attente profonde d’une population qui ne s’est pas remise de la disparition de l’Union soviétique. Le Kremlin ne s’est pas trompé sur l’importance de ce mouvement : la même année, le régiment immortel était intégré au programme officiel panrusse des manifestations du soixante-dixième anniversaire de la victoire ! Et il s’est engouffré dans le mouvement, pour lui donner toujours plus d’ampleur.
Le livre de Galia Ackerman replace le phénomène dans la continuité de l’histoire russe, montre qu’il manifeste une réalité sociétale plus vaste et plus profonde et enfin détaille l’usage qu’en fait le pouvoir. Ce n’est pas simplement le travail d’une historienne, mais le regard d’une dissidente. Galia Ackerman s’est astreinte à regarder longuement la télévision russe pour sentir dans quel bain la population était plongée. Comment comprendre les ressorts de la popularité d’un régime autoritaire comme celui de Vladimir Poutine, sinon en regardant les images et en écoutant les propos qui sont le pain quotidien des Russes ?
Ce dont il est question, c’est de la fabrication d’un ciment idéologique fondé sur une mystique ultranationaliste qui recycle à la fois la longue tradition messianique russe et le soviétisme, mais après l’avoir vidé du communisme. Le cœur du dispositif, c’est le récit de la victoire héroïque sur le nazisme, celui du sacrifice d’une nation à qui l’on répète qu’elle a sauvé le monde, au prix de son sang. Galia Ackerman rappelle les origines historiques du messianisme au nom duquel la Russie s’est autorisé de permanentes conquêtes territoriales, parce qu’elle se prétendait porteuse de la vérité divine. Elle raconte également la face sombre, soigneusement cachée à la population soviétique, de la victoire, et la manipulation des récits héroïques dont les Soviétiques ont été gavés et dont les Russes sont de nouveau abondamment nourris. Elle détaille la manière dont le passé soviétique est désormais sacralisé, avec en son centre la figure de Joseph Staline. Ce qui est visé, c’est de faire du peuple russe, dans une vision somme toute apocalyptique, l’incarnation du Bien – ce dont la preuve a été donnée par sa victoire dans la guerre menée hier contre le Mal. Ainsi, avec Vladimir Poutine, la Russie revient à sa vocation de toujours !
La description de la machine de propagande, ad intra, que fait Galia Ackerman est stupéfiante : l’installation du mythe russe est au cœur de son fonctionnement qui mobilise intellectuels, artistes, journalistes, « technologues politiques », laissant juste sur les marges quelques îlots de vérité et pour tout dire de santé mentale, comme la radio Écho de Moscou, la chaîne Dojd, ou la Novaïa Gazeta. C’est ainsi que le ministre de la Culture Vladimir Medinski est chargé de superviser la conception de nouveaux manuels présentant l’histoire millénaire de la Russie, et qu’il est simultanément le président de la Société militaro-historique russe, créée par décret de Vladimir Poutine en 2012. Cette société gère cent dix camps militaro-historiques pour les jeunes et organise de gigantesques reconstitutions de batailles mémorables. Quant au ministre de la Défense, Sergueï Choigou, naturellement membre de la même société, il patronne la Iounarmiïa (littéralement « Jeunarmée ») qui compte déjà 250 000 membres. Par ailleurs, la militarisation des esprits commence très jeune, puisqu’à l’âge de trois ans, un enfant peut se voir offrir un grand livre de coloriage intitulé Moyens techniques de combat, avec des chars, des véhicules de tir, des lance-missiles…, dont le texte de la quatrième de couverture se termine par : « Avec de tels armements, nous ne craignons aucun ennemi. »
L’ennemi, c’est l’Occident « pourri », l’Amérique et l’Europe, l’Ukraine « nazie » (certains des nationalistes en cours n’hésitent pas à dire qu’il faudra prendre Kiev). L’important, c’est de susciter un degré de mobilisation maximum autour du chef, comme le laisse comprendre le refrain de la chanson Oncle Vova (c’est le diminutif de Vladimir, le prénom de Poutine) chantée par une chorale d’enfants en 2017, portant les photos de leurs ancêtres et arborant leurs décorations : « Depuis les mers nordiques jusqu’aux limites méridionales, / Depuis les îles Kouriles jusqu’aux côtes baltiques, tout est à nous./ On aimerait que ces terres soient en paix, mais si le commandant en chef/ Nous appelle au dernier combat, oncle Vova, nous sommes avec toi ! »
La scène a fait un tabac sur l’Internet russe. En Russie, la petite frange de la population qui entend résister à ce véritable lavage de cerveau s’isole, vit en milieu fermé, tandis que d’autres émigrent, si bien qu’il n’existe pas de contre-discours. Vu d’Europe ou d’Amérique, ce que raconte Galia Ackerman paraît fou. Mais son propos est argumenté. Ainsi, le chapitre consacré à l’Ukraine fait précisément la part des choses sur la collaboration avec les nazis, si bien que le démontage de la propagande russe est d’autant plus frappant. De même, l’auteure fait très bien comprendre la tragédie qu’ont vécue les Russes avec la fin de l’Union soviétique et pourquoi ils sont réceptifs au discours déversé sur eux. En refermant le livre, deux questions s’imposent : à quoi faut-il s’attendre de la part d’un pays entretenu dans une telle fièvre apocalyptique ? Et si le pire ne survient pas, combien de temps faudra-t-il à la Russie pour devenir un « pays normal » ?