
La haine des clercs de Sarah Al-Matary
Sarah Al-Matary propose la première monographie de l’anti-intellectualisme en France. Elle cherche à défaire le cliché d’une population soumise à l’autorité des « fonctionnaires de la pensée » et retrace les différentes formes historiques de « haine de la culture ».
L’analyse commence par la Révolution de 1789, puisque ce n’est qu’avec l’avènement d’un régime délibératif que « les savants » s’élèvent au rang de porte-parole du peuple, suscitant ainsi des oppositions. Le problème de la représentativité joue en effet un rôle central, car les discours anti-intellectuels « naissent précisément du fait que le statut de l’intellectuel dépend de la fonction sociale qu’on attribue à ce dernier » et ce n’est que dans les démocraties modernes qu’on peut en débattre.
L’auteure adopte une approche qui « met l’accent sur une forme d’anti-intellectualisme qui […] se réclame de la raison », c’est-à-dire qui veut démontrer la nécessité logique d’un changement social qui exclut certains penseurs. En parcourant l’histoire de France, elle conclut que les polémiques contre les intellectuels sont finalement des « prises de positions circonstancielles » marquées par la revendication du primat du travail manuel et l’anti-académisme. La révolution industrielle a en effet motivé les discours contre ceux « qui prétendent être détenteurs du savoir […] mais ne sont pas des producteurs comme les autres » et qui sont ainsi traités de « parasites ». Cette rhétorique anti-intellectualiste se retrouve en 1830, dans les émeutes contre « la monarchie des professeurs », et en 1848, dans la dispute entre classes bourgeoise et populaire.
Le titre de l’ouvrage fait référence à cette méfiance envers « les lettrés malfaiteurs », accusés de sectarisme et incapables de comprendre le reste de la population. En réalité, cette accusation ne manque pas de paradoxes : l’anarchiste Proudhon, par exemple, soutient l’idée que la théorie naît de la pratique, mais prétend en même temps « éclairer la masse ». Selon Sarah Al-Matary, cela montre l’ambivalence de l’anti-intellectualisme : « Tourner la rhétorique contre les rhéteurs, n’est-ce pas se faire soi-même rhéteur ? »
Dans leurs accusations, tous les adversaires déclarés des intellectuels (les anarchistes, les socialistes révolutionnaires, les boulangistes, ainsi que les fascistes et les poujadistes) ciblent une « caste », mais cette dernière est « mouvante ». Après la Révolution, c’est l’affaire Dreyfus qui donne sa notoriété aux gens de lettres et à leurs détracteurs, mais les discours conservateurs des catholiques contre les savants laïcs, ainsi que les revendications du prolétariat au début du xxe siècle ou la contestation des universitaires allemands pendant les années 1930 montrent l’impossibilité à parler d’un seul type d’accusation. Le seul point commun des anti-intellectuels, c’est leur « refus des médiations », évident aussi bien dans les actions des maoïstes de Mai 68 contre « le système » que chez Maurras, qui professait un lien organique d’un peuple avec son roi. À l’inverse, mais accordé dans le refus d’une médiation par des intellectuels, Gabriel Bouquier critiquait Napoléon pour avoir mis le professeur au centre du système républicain au lieu de placer l’éducation sous un contrôle populaire non hiérarchisé. Le rôle de l’instruction joue un rôle décisif dans ce débat, comme en témoignent les discussions sur la Sorbonne Nouvelle (1909-1911) ou, plus récemment, avec les provocations de Pierre Bourdieu et de Michel Onfray sur l’université. « L’anti-intellectualisme se présente en effet comme une bataille pour l’autorité que confère l’intelligence dans l’appréhension des réalités sociales. À cet égard, il est moins une lutte contre l’intelligence supposément incarnée par les intellectuels que pour la légitimité que confère l’intelligence sociale. »
Au-delà de ses qualités de recherche historique, le mérite de cet ouvrage est de réfléchir au rôle des savoirs dans la société, qui se montre aujourd’hui dangereusement sensible à la rhétorique populiste. Cette dernière reprend « la haine des clercs », au sens où elle néglige les vérités scientifiques et les compétences professionnelles et politiques des savants.