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Notes de lecture

Dans le même numéro

Simples militants. Comment les partis démobilisent les classes populaires de Raphaël Challier

octobre 2021

Tel est le mérite de cet ouvrage : nous faire réfléchir sur le fait que c’est à la racine, dans leur façon même de faire de la politique et de lutter pour des postes électoraux, que les partis favorisent la désaffection des classes populaires.

On sait la désaffection des classes populaires vis-à-vis de la politique, notamment par rapport au vote, et que celles-ci ne votent pas de la même façon que les classes supérieures. On sait moins la façon dont cette attitude peut affecter l’engagement militant des classes populaires, et les reléguer à la marge des partis organisés, parce qu’elles ne correspondent pas à la façon dont les partis veulent se présenter et n’ont pas les codes de la politique institutionnelle. Raphaël Challier montre ainsi comment les hiérarchies sociales se maintiennent dans les organisations politiques, et ce au travers d’une relégation des militants d’origine populaire à des tâches subalternes, de collage d’affiche ou de recrutement dans leur propre milieu, loin des enjeux de pouvoir des instances centrales. Ceux-ci tentent en retour d’affirmer la valeur de leur identité et de leurs façons de faire face au rejet dont elles peuvent faire l’objet. Il s’agit donc d’étudier la manière dont les tensions sociales, voire les luttes de classe, existent dans les partis politiques.

L’auteur prend trois exemples : les militants de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) en banlieue parisienne de gauche en voie de gentrification (Granin), les militants du Rassemblement national (RN) dans un bourg lorrain, et les membres d’un groupe local des Jeunesses communistes (JC) à Vigny, également en banlieue parisienne. Comment un militantisme populaire peut-il se maintenir dans un parti censé rassembler les classes aisées comme l’UMP ? Le groupe étudié par R. Challier rassemble en fait des bourgeois voulant faire carrière en politique, des élites économiques comme des petits patrons, des conservateurs, mais aussi des classes populaires qui, pour conjurer le risque du déclassement, veulent affirmer leur respectabilité en fréquentant des personnes mieux situées qu’elles dans la hiérarchie sociale. Ainsi, l’UMP mobilise davantage auprès des milieux populaires qui aspirent à faire partie des élites économiques ou ont un rapport de déférence vis-à-vis de leurs valeurs. À l’inverse, le RN constitue une forme d’engagement moins radicale que ce qu’on pourrait imaginer, rassemblant certes des ouvriers en quête de radicalité et voulant conjurer la concurrence sociale d’en bas, mais aussi des membres des classes moyennes voulant obtenir au travers de la politique une ascension sociale et, parallèlement, des personnes plus précaires souhaitant acquérir par leur engagement politique une forme de respectabilité. Enfin, l’étude de la section JC de Vigny montre que le Parti communiste français est loin de s’être entièrement embourgeoisé : son recrutement rassemble davantage des étudiants d’origine populaire et immigrée, ce qui crée par ailleurs des écarts en matière de culture et de pratiques sociales (dans le rapport aux minorités sexuelles ou à la consommation de viande, par exemple).

Dans ces trois cas, l’auteur analyse les diverses façons dont les hiérarchies sociales se maintiennent. Chez les militants UMP, le rapport légitimiste aux codes sociaux des militants populaires facilite leur maintien à distance, justifié par des compétences, des diplômes, etc. De plus, vu que l’UMP n’est pas un parti de masse mais davantage un parti actif au moment des élections et inactif par ailleurs, cela facilite la mise à distance ou le maintien à des places subordonnées de ces militants. Dans le cas du RN, la chose est moins aisée, puisque le parti veut d’un côté se présenter comme celui des classes populaires, mais également se « dédiaboliser » et se donner une légitimité électorale, ce qui peut conduire à mettre de côté des militants plus populaires, ouvriers par exemple, parce que leur discours ne correspond pas à l’image que le parti veut donner de lui-même. Par ailleurs, le fonctionnement clanique de ce parti ne facilite pas leur intégration, ce qui ne manque pas de provoquer un certain nombre de désillusions. Enfin, dans le cas des JC de Vigny, la distanciation se fait davantage sur le mode d’un rapport au politique intellectualisé, différent de celui des classes populaires. Les militants de Vigny, adeptes d’une culture de masse proche de celle des jeunes populaires en général et d’un militantisme convivial qui aide à bien recruter, se retrouvent en porte-à-faux par rapport aux codes des membres des instances centrales du Parti, issus plus souvent des classes supérieures et de familles déjà ancrées dans un engagement politique, se rattachant toujours à la culture marxiste et léniniste.

Cependant, il y a une véritable participation politique des classes populaires, là où elles peuvent investir leur relation propre au politique. C’est une façon de faire de la politique plus proche des enjeux concrets pour la vie des individus, plus liée à l’espace proche de la vie (du fait de leur moindre mobilité spatiale), sceptique par rapport aux dirigeants et aux luttes au sommet des organisations, et plus exigeante d’un point de vue éthique que l’optique stratégique des élus. D’ailleurs, cette exclusion des classes populaires varie : forte à l’UMP, elle le sera moins dans les JC, compte tenu de leur discours plus social et de leurs efforts pour attirer des jeunes défavorisés, même si les différences d’habitus produisent inévitablement un éloignement des militants plus populaires. Le RN oscille davantage entre une défense conservatrice des hiérarchies « naturelles », propre à maintenir éloignés les militants les moins dotés en ressources sociales et économiques, et un discours antisystème qui rallie les classes populaires. En revanche, les luttes des classes au sein des partis peuvent générer de l’instabilité et la désaffection des militants.

Autrement dit, l’éloignement des classes populaires par rapport à la politique n’est pas une fatalité, mais bien le résultat de pratiques contingentes, face auxquelles on peut imaginer d’autres façons de faire. Tel est le mérite de cet ouvrage : nous faire réfléchir sur le fait que c’est à la racine, dans leur façon même de faire de la politique et de lutter pour des postes électoraux, que les partis favorisent la désaffection des classes populaires. Une voie d’approfondissement consisterait à déployer une socio-histoire des luttes des classes dans les partis1. Une autre, à retracer le renouvellement du rapport populaire au politique et à voir dans quelle mesure le clivage « identitaire », dont on dit qu’il existe dans les classes populaires aujourd’hui, se retrouve dans l’engagement politique de celles-ci, ce qui peut avoir une importance, par exemple, pour la capacité de la gauche à constituer une force politique décisive dans les prochaines années.

  • 1.  Voir Julian Mischi, Le Parti des communistes. Histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours, Marseille, Hors d’atteinte, 2020.
Presses universitaires de France, 2021
384 p. 21 €

Xenophon Tenezakis

Professeur agrégé en philosophie, Xenophon, Tenezakis est doctorant en philosophie politique à l'Université Paris Est Créteil.

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