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Gianni Fiorito/HBO
Gianni Fiorito/HBO
Flux d'actualités

Les papes entre fiction et réalité

Le film Les deux papes et la série The New Pope rappellent le défi immense auquel le gouvernement de l’Église est confronté : celui de son déclin.

Début janvier s’est produite une collision inattendue entre l’actualité culturelle et celle du Vatican. Quelques semaines après la diffusion par Canal+ de la série The New Pope et quelques jours après celle par Netflix du film Les deux papes, une polémique éclatait au sujet de la publication d’un livre plaidoyer pour le célibat des prêtres, présenté comme cosigné par le cardinal Robert Sarah et le pape émérite Benoît XVI, tandis que le pape François s’apprêtait à rendre ses conclusions du synode sur l’Amazonie, lequel avait ouvert un débat sur ce sujet. Curieuse coïncidence qui a vu interrogée en même temps par les artistes et les vaticanistes la succession, voire la cohabitation de deux papes à la tête de l’Église de Rome…

The New Pope est la poursuite, réclamée par le succès, de la série The Young Pope (2016), dans laquelle le réalisateur italien Paolo Sorrentino imagine l’accession sur le trône de Saint-Pierre d’un jeune pape américain, mi-ange, mi-démon, incontrôlable, enfantin, mystique et mystérieux, interprété par Jude Law. Dans ce deuxième opus, ce pape, Pie XIII, est plongé dans le coma à Venise. Un premier puis un second pape lui succèdent à Rome, alors que des fidèles fanatisés attendent le réveil du pape endormi. Son premier successeur, le temps d’un épisode amusant, est un facétieux François II, satire du pape actuel. Puis vient l’heure de Sir John Bannox, cardinal britannique, revendiquant la filiation intellectuelle du cardinal Newman, aristocrate solitaire, supérieur et dépressif, pétri de contradictions et tourmenté par un drame familial, le décès de son frère jumeau. Interprété par John Malkovitch au sommet de son art, Bannox, retiré dans son manoir, accepte de s’assoir sur le trône papal afin de rétablir l’image du Saint-Siège, écornée par les deux derniers papes excentriques. Mais, rattrapé par son histoire personnelle, pris dans les filets des bassesses de la Curie, sa papauté patauge. La réalisation de Paolo Sorrentino s’inscrit dans la continuité de la première saison, reprenant son esthétique baroque et envoûtante, son second degré dans la mise en scène, ses personnages torturés et son sens de la tragi-comédie. Malgré quelques scènes provoquant un malaise tenace et un certain manque de créativité dans le scénario, assez semblable à celui de la première saison, The New Pope affiche une ambition cinématographique rare à la télévision.

Dans un style plus sobre, Les deux papes imagine une rencontre entre Joseph Ratzinger, au moment où celui-ci a secrètement décidé de démissionner de sa charge papale, et Jorge Bergoglio, cardinal papabile de Buenos Aires, qui envisage lui aussi de se retirer. Entre Castel Gandolfo et le Vatican, les deux hommes d’Église s’affrontent, s’apprivoisent et se confient. Le fil de leurs échanges est traversé par un long flashback sur le passé douloureux du pape argentin, lorsque celui-ci, étant supérieur des jésuites sous la junte argentine, choisit de se compromettre pour préserver la vie de ses prêtres. Le scénario est bien pensé et l’esthétique agréable. On regrette cependant un simplisme dans la présentation des personnages : si les deux papes ont des personnalités fort différentes, la distribution et la mise en scène jouent trop facilement de l’opposition entre le cardinal latin, chaleureux et populaire, et le pape allemand renfermé, austère et sarcastique.

Malgré l’opposition de styles, ces deux productions ont en commun de s’attaquer au sujet à la fois délicat et actuel du gouvernement de l’Église, source d’interrogations métaphysiques autant que politiques.

Dans une perspective chrétienne, le pape est choisi et gouverne son Église suivant la volonté de Dieu. Or la réalisation des vœux divins est confiée à des hommes et ne peut donc se passer de l’interprétation et des interférences humaines. Le pape se trouve alors investi de la mission vertigineuse d’être l’ultime dépositaire de la volonté divine pour l’Église. La série The New Pope met en scène des papes écrasés par cette charge, rattrapés par leurs fragilités humaines au point de ne plus pouvoir l’exercer. La première saison ose même l’hypothèse d’un pape ayant perdu la foi. Si elles peuvent paraître éloignées de la réalité, ces situations fictives exacerbent des questionnements bien réels. Comme ceux qui entourent le renoncement inattendu de Benoît XVI, auquel s’intéresse Les deux papes, dans lequel le pape émérite explicite ses raisons, à la fois politiques (« j’ai perdu ») et métaphysiques (absence de Dieu dans sa prière), ainsi que ses intuitions (« Pour une raison étrange, je vois maintenant la nécessité d’un Bergoglio pour l’Église. »).

Comme tout pouvoir, le pouvoir ecclésial n’échappe pas aux dilemmes éthiques voire aux compromissions. Dans The New Pope, le machiavélique et attachant cardinal Angelo Voiello – secrétaire d’État du Vatican à la longévité record, comme il aime lui-même à le rappeler – tient une position éthique toute dostoïevskienne : « Il faut des rats comme moi pour préparer le terrain fertile de la sainteté. » Tel le Grand Inquisiteur des Frères Karamazov, Voeillo prétend sacrifier son âme pour le salut des autres. À l’inverse, le cardinal Bannox devenu Jean-Paul III se désintéresse du pouvoir, prétendant fuir le monde et lui préférer la poésie, entretenant une illusoire pureté, quitte à ce que le pouvoir revienne aux êtres les plus corrompus du Vatican… Dans Les deux papes, Ratzinger accuse plusieurs fois Bergoglio de compromissions avec le monde, ce qui trahit bien une aspiration à la pureté qui peut, comme celle de Jean-Paul III dans The New Pope, contribuer à la rupture du lien entre l’Église et le monde.

Les deux œuvres rappellent en effet le défi immense auquel le gouvernement de l’Église est confronté : celui de son déclin. Crise des vocations et du nombre de fidèles en Europe, crise de confiance dans l’institution liée aux divers scandales, fossé croissant entre les valeurs de l’ÉÉglise et celles du monde… « Le lien est rompu », affirme Benoit XVI dans Les deux papes, tandis que Sorrentino filme une Église en décadence où, dans des palais splendides à la grandeur passée, ses personnages luttent pour prolonger une chute pourtant inéluctable.

Les deux fictions proposent ainsi, avec une même perspicacité, deux approches fort dissemblables et cependant complémentaires des défis de l’Église. Mais elles partagent toutes deux une incomplétude, en accordant à la foi un rôle minime dans les finalités de l’Église. Dans The New Pope, les papes ne s’adressent pas à des croyants animés par la foi, mais à des membres d’une communauté, et ne les entretiennent pas de la personne de Dieu mais de leur propre personne ou de valeurs proprement humaines. La série fait certes la part belle au surnaturel, mais toujours dans le registre du sensationnel. Dans Les deux papes, où le rôle de la prière est plusieurs fois évoqué, le débat est essentiellement politique. Si le gouvernement ecclésial implique de toute évidence une forte dimension politique, celle-ci vient, dans l’esprit des membres de l’Église qui sont avant tout des croyants, après la finalité de guider les âmes. Il n’est que de lire les papes – bien réels, cette fois-ci – pour le constater !