
Le Digital Markets Act
Un nouveau chapitre dans l’histoire du droit de la concurrence
Chargé des questions numériques auprès du président de la République et du Premier ministre depuis 2017, aujourd’hui secrétaire d’État en charge de la transition numérique et des communications électroniques, Cédric O a suivi de près les négociations européennes pour faire aboutir la nouvelle législation en matière de régulation des entreprises du numérique, et notamment les deux règlements présentés par les commissaires Thierry Breton et Margrethe Vestager en décembre 2020, le Digital Services Act et le Digital Markets Act. Revenant ici sur l’histoire et la philosophie des politiques antitrust, il plaide pour une régulation vigoureuse des marchés numériques, seule à même selon lui d’assurer le fonctionnement démocratique.
Ces dernières années, le débat français concernant la régulation des géants du numérique s’est concentré sur la double question de la fiscalité et des contenus – qu’il s’agisse de désinformation ou de haine en ligne. Ce n’est pas illégitime. L’immatérialité et le caractère transnational de l’économie numérique constituent en effet un défi à la juste répartition des produits fiscaux entre les pays, tout en favorisant une forme de dumping fiscal. Dans le même temps, les grands réseaux sociaux sont devenus de véritables espaces publics, compte tenu de leurs effets significatifs sur l’évolution de nos pratiques dans les domaines de l’information et de la communication, sans pour autant que ces acteurs privés n’assument aucune des responsabilités démocratiques et juridiques que cela implique.
Cette approche peine pour autant à saisir la cause profonde du problème posé par les géants de l’Internet. Leur empreinte n’est que le décalque de leur taille et du monopole – ou de l’oligopole – que ceux-ci ont acquis en peu de temps, lui-même conséquence des caractéristiques propres à l’économie numérique, qu’il s’agisse de la gratuité, des effets de réseau ou de la matière première particulière que constitue l’économie de la donnée. La fiscalité et la régulation des contenus, pour essentielles qu’elles soient, ne sont souvent que les symptômes de la concentration excessive du paysage de l’économie numérique.
La présentation par Thierry Breton et Margrethe Vestager du Digital Markets Act (DMA), le 15 décembre 2020, représente à cet égard une étape essentielle dans la reprise en main par la puissance publique d’une régulation économique jusque-là insuffisante. L’Europe pourrait même marquer l’histoire de la régulation économique, à condition que les États membres et le Parlement européen n’édulcorent pas la proposition de la Commission dans la suite de son parcours. Il est intéressant de noter que les réflexions et les initiatives actuelles représentent à la fois une innovation, et un retour aux fondements de la politique antitrust telle qu’elle a été conçue par ses « pères fondateurs », notamment le juge américain Louis Brandeis, au tournant du xxesiècle – en opposition avec la lecture proposée depuis les années 1970 par les économistes néoclassiques de l’école de Chicago.
Pour mesurer la portée de ces propositions, on gagne à replacer les enjeux actuels de régulation des entreprises du numérique dans l’histoire longue de la régulation de la concurrence, marquée par des évolutions successives de la pensée économique et politique. Car loin de reposer sur un dogme économique abstrait, l’infrastructure sur laquelle les politiques de concurrence se sont déployées, au fil du temps, est bien fondée sur des visions profondément politiques.
Aux États-Unis, de la concurrence à la concentration
Dès l’Antiquité, les Grecs et les Romains punissaient sévèrement ceux qui raréfiaient l’offre pour renchérir les prix et organisaient artificiellement des famines. Ces considérations socio-économiques et morales ont sous-tendu les règles éparses de la concurrence qui ont vu le jour dans différents pays du monde avant l’époque moderne. À ce titre, l’exemple du Case of Monopolies de 1602, dans l’Angleterre élisabéthaine, marque une étape en ce qu’il engage, pour la première fois, une réflexion sur les monopoles vertueux et, a contrario, la nécessité de lutter contre les monopoles abusifs qui découragent l’initiative économique.
C’est néanmoins aux États-Unis, sans conteste, que naît le droit de la concurrence moderne. Ce droit, qui a prospéré seul pendant près de soixante ans avant que n’émerge son équivalent européen, se fonde sur un socle normatif très restreint, composé de trois textes anciens d’une valeur quasi constitutionnelle. Le Sherman Act de 1890, tout d’abord, vise à lutter contre les trusts, ces conglomérats géants qui monopolisent l’offre et augmentent les prix, mais également contre la cupidité de leurs dirigeants, « barons voleurs » régnant sur l’acier, le pétrole, l’électricité, le secteur bancaire ou encore les chemins de fer. Composé de deux sections, il interdit d’une part la collusion, les ententes secrètes, les cartels, et d’autre part le fait, pour une entreprise en position dominante, de chercher à exclure ses rivaux du marché. En 1914, le Clayton Act vient compléter ces outils concurrentiels sur le volet du contrôle des concentrations. Le Federal Trade Commission Act, qui date également de 1914, interdit enfin les pratiques commerciales trompeuses en même temps qu’il crée la Federal Trade Commission (FTC), autorité indépendante qui vient compléter l’action du Département de la justice (DOJ).
C’est ce corpus législatif qui, de la fin du xixe siècle aux années 1980, aboutira à certains des plus grands procès antitrusts de l’histoire, qu’il s’agisse d’American Tobacco, de DuPont, de la Standard Oil Company, fracturée en une trentaine d’entreprises dont celles qui donneront naissance à ExxonMobil ou à Chevron, culminant avec le démantèlement d’AT&T en 1984. Intervenu au terme de dix ans de procédures débouchant sur un accord amiable, le démantèlement d’AT&T demeure encore aujourd’hui l’exemple le plus emblématique de l’intervention du régulateur moderne dans son combat contre les monopoles. Pour rappel, il était alors indispensable d’être client AT&T pour obtenir une ligne téléphonique et de se fournir auprès de l’une de ses filiales pour disposer d’un téléphone.
Le démantèlement d’AT&T demeure l’exemple le plus emblématique de l’intervention du régulateur moderne dans son combat contre les monopoles.
Cette histoire ne peut être détachée de l’évolution de la théorie économique de la concurrence et de la philosophie politique qui la sous-tend. Chez un précurseur comme Louis Brandeis, avocat puis membre de la Cour suprême de 1916 à 1939, la lutte contre les monopoles repose sur des arguments tant politiques qu’économiques – et pas uniquement en raison des liens souvent incestueux entre les grands dirigeants industriels et le monde politique. C’est ce qu’illustre la phrase célèbre du sénateur républicain John Sherman : « Si nous refusons qu’un roi gouverne notre pays, nous ne pouvons accepter qu’un roi gouverne notre production, nos transports ou la vente de nos produits. » À partir des années 1930, les théories de l’école structuraliste de Harvard viennent confirmer la dynamique lancée par cette première vague. Pour les économistes Edward Chamberlin, Edward Mason et Joe Bain, le pouvoir de marché est perçu comme un élément négatif qui augmente avec le degré de concentration et l’existence de barrières à l’entrée. Une action structurelle des pouvoirs publics et une politique de concurrence ambitieuse sont donc souhaitables.
Dans son ouvrage The Curse of Bigness, le chercheur américain Tim Wu illustre bien le virage opéré par les États-Unis à partir du milieu des années 19701. Des intellectuels de l’école de Chicago comme Georges Stigler, William Baumol et Richard Posner contestent les thèses structuralistes et présentent une approche dynamique de la concurrence, décrite comme un processus de sélection des entreprises les plus performantes dans lequel toute position dominante de marché est au mieux transitoire. Parmi eux, Robert Bork livre une lecture probablement incorrecte mais néanmoins très influente du Sherman Act, selon laquelle les intentions du législateur en matière de politique de concurrence relevaient exclusivement d’un objectif d’efficience économique, lequel peut être approché par le critère exclusif du bien-être du consommateur. Il critique alors le fameux « paradoxe de l’antitrust », selon lequel l’application discrétionnaire de règles de protection de la concurrence va in fine à l’encontre du bien-être du consommateur, puisqu’un marché concentré et des barrières à l’entrée peuvent être le résultat d’un comportement économique efficient. Cette position « gramciste », reprise par les différents penseurs de l’école de Chicago, a eu une incidence directe sur plusieurs décisions de la Cour suprême des États-Unis, avant d’être formalisée dans la doctrine du consumer welfare standard, selon laquelle les opérations de concentration verticale permettent des synergies qui peuvent bénéficier aux consommateurs américains.
Cette approche par les prix a largement prévalu jusqu’à aujourd’hui, malgré d’épisodiques velléités régulatrices. L’exemple de Microsoft est, à cet égard, intéressant : accusé d’abus de position dominante pour avoir imposé son système d’exploitation Windows, la firme de Redmond et son armée de juristes parviennent à éviter le démantèlement en contrepartie de la fourniture du code source de Windows aux concurrents de l’entreprise, décision qui a contribué à la libéralisation de l’ordinateur portable telle que nous la connaissons aujourd’hui. Surtout, cette lecture « borkienne » des cadres conceptuels de la politique de la concurrence a désarmé la puissance publique face à l’émergence d’une économie numérique fondée sur (l’illusion de) la gratuité pour le consommateur. Malgré un discours parfois critique à l’égard des Big Tech, l’exécutif sous Obama et Trump a systématiquement agréé les opérations de concentration dans le secteur numérique.
La montée en puissance du droit de la concurrence européen
En Europe, le droit de la concurrence apparaît beaucoup plus tardivement : il est consubstantiel à la création de l’Union européenne. Dès 1951, le traité instaurant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) prohibe les ententes et les abus de position dominante visant à restreindre la concurrence dans le marché commun qu’il crée : il s’agit, selon Jean Monnet, de la première loi antitrust européenne. La « concurrence libre et non faussée » fait partie des objectifs du traité de Rome de 1957 et de son union douanière. L’encadrement européen des ententes et des concentrations évolue beaucoup des années 1950 au début des années 2000, au gré de la montée en puissance de l’intégration européenne, qu’elle soit économique ou institutionnelle. C’est en 2004, sous l’impulsion du commissaire à la concurrence Mario Monti, que la régulation européenne de la concurrence prend sa forme actuelle, tant dans sa procédure que dans son caractère décentralisé qui limite l’intervention de la Commission aux infractions à dimension transfrontalière.
De la même manière qu’aux États-Unis, la politique européenne de la concurrence a été fortement influencée par la pensée de l’époque. Parmi ses premiers concepteurs, le courant ordo-libéral de l’école de Fribourg et des universitaires comme l’économiste Walter Eucken et les juristes Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth, inspirés par l’école autrichienne de Hayek, jouent un rôle prépondérant. En s’intéressant aux causes profondes de la situation économique et politique de l’Allemagne des années 1930, ils mettent en évidence le manque de règles encadrant les défaillances du marché et la puissance économique de certaines entreprises, ainsi que leurs conséquences démocratiques. C’est l’origine de l’économie sociale de marché, qui invite à trouver une voie médiane entre le laisser-faire et la planification économique. Dans cette perspective, la concurrence est à préserver parce qu’elle participe de la nécessaire dispersion des pouvoirs, et non seulement comme un moyen vers plus d’efficacité économique.
Ces évolutions croisées de l’histoire de la concurrence aux États-Unis et en Europe ont été décrites notamment par l’économiste Thomas Philippon dans un ouvrage récent paru aux États-Unis, The Great Reversal2. Elles culminent depuis le début des années 2000, les autorités de concurrence européennes s’attachant à maintenir une pression concurrentielle sur les marchés significativement plus forte que celle de leurs homologues américaines – avec des conséquences extrêmement importantes sur les prix et le pouvoir d’achat des consommateurs, qu’il s’agisse des forfaits téléphoniques, du coût de l’accès aux soins ou des voyages en avion.
Les positions dominantes dans l’économie numérique
L’économie numérique est probablement le domaine où la dynamique et les conséquences de la concentration sont les plus structurelles. Elle présente en effet un certain nombre de caractéristiques favorisant la constitution de positions dominantes, qui vont au-delà des « simples » possibilités de croissance rapide et d’internationalisation intrinsèquement offertes par le développement de services en ligne, et posent ainsi des questions économiques et démocratiques inédites.
Il s’agit d’abord des effets de réseau permis par ces services, dont le pouvoir d’attraction croît en fonction de leur nombre d’utilisateurs, ainsi rendus « captifs ». Ces effets de réseau peuvent également être indirects ou croisés, dans le cas des plateformes « bifaces » ou « multifaces » caractérisées par la mise en relation de différents types d’acteurs. Ils sont amplifiés et amplifient le caractère intrinsèquement monopolistique de l’économie numérique (dit winner takes all). Parce qu’il y a de plus en plus de clients sur la place de marché d’Amazon, par exemple, il est de plus en plus intéressant pour les vendeurs tiers d’y vendre leurs produits, délaissant les autres plateformes de commerce en ligne. Parce qu’il y a de plus en plus de vendeurs sur Amazon, et que l’offre y est donc la plus complète, les clients y sont de plus en plus nombreux, avec le même résultat pour les concurrents.
La technologie permet par ailleurs aux entreprises de recueillir, de stocker et d’exploiter un très grand nombre de données qui, une fois croisées, permettent à ces acteurs d’améliorer constamment leurs performances, tout en constituant un apport indispensable pour entraîner leurs algorithmes d’apprentissage. Cette économie de la donnée est également une économie de la « gratuité » addictive pour le consommateur, puisqu’il accède à des services extrêmement performants (moteur de recherche, cartographie, réseau social, etc.) sans avoir à en payer le prix, si ce n’est au travers de la collecte de ses données personnelles et de la publicité ciblée que les plateformes revendent aux autres entreprises (autre expression des marchés bifaces). La boucle est bouclée. Elle l’est d’autant mieux que le nombre d’utilisateurs des plateformes est grand. Et si le prix affiché pour le consommateur est nul, alors l’approche de la politique de la concurrence par les prix est par essence inopérante.
Ce cercle vicieux est d’autant plus implacable que le numérique échappe pour partie aux contraintes indépassables qui plafonnent l’efficacité des organisations physiques. Une entreprise industrielle dépassant une certaine taille produit mécaniquement une inefficacité importante. Dit autrement, dans le monde physique, à partir d’un certain seuil, les économies d’échelles sont négatives. Il n’en va pas de même dans le numérique, où l’accumulation exponentielle de données conjuguée au développement de l’intelligence artificielle et, demain, de l’informatique quantique, laisse augurer une évolution linéaire (voire exponentielle, en tout cas au début) de l’efficacité économique, les coûts des services numériques étant principalement des coûts fixes (comme en témoigne la capacité de WhatsApp à servir deux milliards d’utilisateurs avec une centaine d’employés seulement). Les économies de gamme permettent par ailleurs à ces acteurs de développer un éventail d’autres services numériques, créant ainsi de vastes écosystèmes dans une stratégie conglomérale qui augmente davantage la collecte des données. Le développement immersif des écosystèmes de Google (du moteur de recherche à la cartographie en passant par l’email, le système d’exploitation, le navigateur, les services financiers), de Facebook (rapprochement avec WhatsApp et Instagram, développement des services financiers, d’une place de marché, d’un site de rencontre) ou d’Amazon (avec Amazon Prime) ne répond pas à d’autres logiques.
Des risques concurrentiels mais aussi démocratiques
Ces différents effets ont permis aux plus grosses entreprises numériques d’occuper une place prépondérante dans l’économie mondiale, à la fois en termes de nombre d’utilisateurs, de parts de marché et de puissance financière. Le contraste avec l’économie traditionnelle est saisissant : en octobre 2020, sept des dix plus importantes capitalisations boursières étaient des géants numériques américains et asiatiques ; à elle seule, la capitalisation d’Apple dépassait la somme de l’ensemble des valorisations boursières des groupes du CAC 40.
Les apports de ces acteurs en matière d’innovation, de développement de nouveaux modèles économiques et de remise en cause de certaines rentes de situation ne sont plus à prouver, de même que les avantages de ces derniers pour les consommateurs. Les services des géants du numérique sont ainsi plébiscités par leurs utilisateurs. Cependant, depuis quelques années, la domination durable de certaines plateformes ayant atteint des tailles sans précédent et s’étendant sur plusieurs marchés pose des risques concurrentiels d’abus de position dominante de deux natures, faisant douter de la possibilité de voir émerger un jour d’autres acteurs capables de les concurrencer.
Il s’agit en premier lieu des risques d’abus de position dominante sur un marché donné. L’accès des utilisateurs au service qu’il propose étant contrôlé par l’entreprise, ces derniers en deviennent captifs (on parle alors de plateformes structurantes ou gatekeepers). L’entreprise a également le pouvoir de structurer et d’ordonner les informations qui sont transmises à ses utilisateurs, or les pratiques répréhensibles peuvent justement résider dans ce référencement, notamment lorsque l’entreprise favorise ses propres produits ou lorsqu’elle discrimine des utilisateurs ou des concurrents.
Il s’agit en second lieu de risques pour le marché sur lequel évolue l’entreprise. La possession de données permet notamment à ces entreprises, qui en gardent jalousement l’usage, de mettre des barrières à l’entrée de leurs marchés, qu’il est difficile, voire impossible de lever. C’est d’autant plus vrai que la domination des grandes entreprises du numérique a notamment été permise par un nombre élevé de rachats de start-up ayant développé des technologies et des savoir-faire très innovants. Ceux-ci leur ont souvent permis d’intégrer de nouvelles fonctionnalités et de nouvelles compétences, mais aussi d’annihiler l’émergence de concurrents potentiels. Depuis sa création, Facebook a racheté 87 entreprises et Google 218. Ces acquisitions ont conduit à une très forte concentration sur certains marchés.
Depuis sa création, Facebook a racheté 87 entreprises et Google 218.
Au-delà de cet état de fait, les acteurs peuvent adopter des stratégies de « verrouillage » des utilisateurs en limitant l’interopérabilité de leur service, la possibilité de multi-domiciliation par des clauses d’exclusivité ou encore la capacité à migrer vers d’autres services au moyen d’une portabilité limitée des données de leurs utilisateurs. La capacité à lier différents services au sein d’un écosystème fermé ou encore les clauses de parité tarifaire favorisent également ce verrouillage.
L’émergence d’acteurs aussi dominants n’est pas sans conséquence sur la sphère démocratique. C’est d’autant plus vrai que leur caractère structurant ou systémique s’exerce sur des marchés – l’information, la communication, la monnaie, demain la santé ou les services financiers – qui relèvent très essentiellement du domaine de la souveraineté politique et démocratique. Dans leurs conditions actuelles, l’insuffisance du droit de la concurrence et l’inadaptation des outils de régulation font que l’on laisse à la main d’acteurs privés, certes innovants mais dont l’objet social n’inclut pas l’intérêt général, des choix aussi structurants pour une démocratie que celui de choisir les médias les plus consultés, de définir les règles d’expression dans l’espace public, de lancer sa propre monnaie ou, demain, de définir la politique de santé… L’innovation et l’expérience utilisateur ne justifient pas tout ! Les conséquences d’une défaillance de ces acteurs, en matière de vie privée par exemple, sont par ailleurs à la mesure de la taille de leurs bases de données et de leur empreinte sur nos sociétés. C’est la version numérique de l’expression “too big to fail” apparue dans le domaine bancaire : ces plateformes seraient désormais “too big to care”, pour reprendre les mots du commissaire Thierry Breton.
Sans être totalement démuni, le droit de la concurrence actuel peine à appréhender ce fonctionnement propre aux acteurs du numérique. D’abord, parce que l’ordre de grandeur des amendes traditionnelles en matière d’abus se vide de son sens face à des entreprises pesant plusieurs milliers de milliards de dollars et disposant de réserves de trésorerie conséquentes. Les montants très importants récemment atteints par les amendes de la Commission (plus de huit milliards d’euros totalisés pour Google) n’ont ainsi que très marginalement influencé le comportement des acteurs.
Ensuite, en raison de l’inadéquation d’une partie des outils actuels des politiques de concurrence. C’est vrai de la question des seuils à partir desquels les autorités de concurrence sont autorisées à intervenir, libellés en chiffre d’affaires, ce qui permet aux géants numériques de faire passer certains rachats de start-up entre les mailles du filet. Le rachat d’Instagram par Facebook a ainsi échappé à tout contrôle car Instagram ne générait pas de revenus. C’est vrai, également, de la difficulté à appliquer des mesures rétrospectives lors de la fusion d’entreprises numériques – d’autant plus forte que l’intervention du régulateur est tardive. Dans une économie dont la pente naturelle est la concentration, la reformation d’un monopole se ferait en beaucoup moins de temps qu’il n’en a fallu pour le démanteler (rappelons qu’il a fallu dix ans pour démanteler AT&T, et presque aussi longtemps pour ne pas démanteler Microsoft).
Une nouvelle étape pour l’économie politique européenne
L’ensemble de ces constats de carence a conduit la France, mais aussi d’autres États membres comme les Pays-Bas ou l’Allemagne à plaider pour une évolution profonde de la politique européenne de concurrence, traduite dans les principes du Digital Markets Act (DMA). Cette régulation, qui pourrait aboutir dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne au premier semestre 2022, peut ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire des politiques de la concurrence.
Au-delà d’une adaptation des outils traditionnels de la concurrence, le texte repose centralement sur l’introduction d’un nouveau cadre de régulation dit ex ante (par opposition à l’intervention du régulateur actuel, qui n’intervient toujours que pour corriger ex post une situation de position dominante). Il doit permettre au régulateur compétent de disposer d’une large palette d’outils pour intervenir préventivement face aux géants numériques, qui pourrait comprendre une liste de pratiques interdites et une capacité de remédiation au cas par cas, pour prévenir les risques potentiels pour la concurrence ou pour corriger des déficits de concurrence existants. Les pratiques prohibées et les mesures proposées participent d’un même objectif : desserrer l’emprise dans laquelle des grandes plateformes enferment les consommateurs et l’économie. On y retrouve ainsi le contrôle des acquisitions sans préjudice de leur taille, l’introduction d’obligations d’interopérabilité, l’ouverture de certains services comme ceux de paiement, la portabilité des données… Le régulateur devrait également être doté de pouvoirs renforcés pour conduire des enquêtes de marché approfondies. Enfin, la mise en œuvre de ces prérogatives nécessite des pouvoirs de collecte des données et d’audit, notamment sur les algorithmes des acteurs concernés.
La puissance publique doit prendre un temps d’avance.
Ce nouveau cadre de régulation ex ante doit permettre de répondre aux défis posés par les grandes plateformes numériques. Il ne fait, au fond, que tirer les conséquences de la notion de plateforme structurante en lui appliquant les modalités de régulation qui existent déjà pour les infrastructures essentielles en quasi-monopole telles que le ferroviaire, l’énergie ou les télécoms, complétant l’approche classique de la régulation par une logique de supervision. Il nécessitera évidemment des délais d’intervention et de remédiation rapides, calqués sur les rythmes d’innovation de l’économie numérique : la puissance publique doit prendre un temps d’avance. Ce cadre doit également être souple, afin de s’adapter à l’évolution constante des pratiques des acteurs et pour ce faire, il doit permettre une surveillance continue reposant sur des outils techniques complexes.
Il convient, au moment de conclure, de rappeler que l’émergence d’entreprises aussi innovantes et dominantes que le sont les Gafam est d’abord la résultante des investissements massifs consentis par l’État américain dans ses start-up à partir de la fin des années 1950, mais aussi de la dynamique entrepreneuriale et d’innovation que les États-Unis ont connue depuis3. Si l’Europe est aujourd’hui confrontée au défi de devoir réguler des géants d’extraction essentiellement américaine (et bientôt chinoise), c’est aussi le résultat de ses impérities passées en matière d’innovation et de technologie. Pendant que les États-Unis produisaient des géants du numérique par dizaines, aux valorisations pouvant atteindre plusieurs centaines de milliards de dollars, depuis 1996, seules deux entreprises technologiques ont été introduites à la Bourse de Paris pour une valeur supérieure à un milliard d’euros : Dassault Systèmes et Worldline. Pour autant, si elle a évidemment des conséquences en matière de souveraineté, ce n’est pas la souveraineté qui commande la nécessaire mise à jour des politiques de concurrence.
L’Europe n’est pas seule aujourd’hui à avancer dans la réflexion sur cette mise à jour des politiques de concurrence. Un nombre croissant d’intellectuels américains remettent en cause les outils actuels de la politique antitrust américaine et plus particulièrement le consumer welfare standard, pilier de cette politique depuis le milieu des années 1970. Ces réflexions universitaires se sont diffusées dans les cercles politiques et cristallisées dans certains débats lors des élections de novembre 2020, reflétant des évolutions de chaque côté de l’échiquier politique.
Mais la dynamique américaine est tempérée par le discours patriotique sur le besoin de consolidation des secteurs stratégiques dans le cadre de l’émergence de la Chine comme puissance technologique – popularisé par les Gafam eux-mêmes… Cette assertion est largement biaisée, car il n’est pas certain que l’économie dirigée de la Chine soit porteuse d’une meilleure innovation, mais aussi compte tenu des externalités extrêmement négatives des monopoles, non seulement en matière démocratique mais également en matière de lucidité et d’efficacité des politiques publiques.
La politique antitrust a été imaginée aux États-Unis, à la fin du xixe siècle, en réaction à une vague d’innovation technologique et de développement économique de nature à transformer profondément les rapports sociaux et politiques. Aujourd’hui, à l’aube d’une nouvelle transition technologique, l’Europe doit elle aussi réagir. Tout comme elle a eu l’occasion de le faire dans le domaine de la protection de la vie privée avec son règlement général sur la protection des données, mais de manière probablement plus structurante encore, l’Union européenne peut inaugurer un nouveau chapitre de l’histoire de la régulation économique, en rappelant que le seul monopole de l’intérêt général qui existe est celui de la puissance publique. Soyons à la hauteur.
- 1.Tim Wu, The Curse of Bigness: Antitrust in the Gilded Age, New York, Columbia University Press, 2018.
- 2.Thomas Philippon, The Great Reversal: How America Gave Up on Free Markets, Cambridge, Harvard University Press, 2019.
- 3.Margaret O’Mara, The Code: Silicon Valley and the Remaking of America, New York, Penguin Press, 2019.