
Des vélos et des trains
La SNCF a tout à gagner à la complémentarité train-vélo.
L’été, alors que les vacanciers parcourent la France en voiture et le monde en avion, d’autres rêvent peut-être de découvrir le pays autrement, par exemple à vélo : plus sportif, plus écologique, plus lent… et quoi de plus simple ? Une fois arrivé, il suffit de mettre le vélo dans le train ! Sauf que ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui.
Alors que le vélo a historiquement voyagé sur les rails, que ce soit en bagage enregistré ou directement dans les rames depuis les années 1980, son transport en train a été ces dernières années rendu de plus en plus difficile par la SNCF. Pourtant, au vu des arguments écologiques, économiques et sociaux, la SNCF devrait infléchir sa politique, en particulier si elle se retrouve contrainte par de prometteuses évolutions législatives.
Entre le vélo et le train, c’est fini
La qualité du service de transport de vélo dans un train n’a cessé de se dégrader récemment. Alors qu’il y a quelques années, l’on pouvait réserver facilement un emplacement vélo dans un TGV au prix de 10 €, le nombre de TGV comprenant ce type de wagon a fortement diminué, notamment dans l’est de la France. Le TGV Lille-Dijon-Besançon ne comporte plus d’emplacements vélo depuis 2012, et ces derniers ont également été supprimés des TGV Lyria vers la Suisse en 2017[1]. Quant aux nouveaux-nés Ouigo, ils ne proposent tout simplement plus le service de transport de vélo non démonté. Là où ce service subsiste encore, sur quelques TGV Océane reliant Bordeaux à Paris, le nombre de places vélo a néanmoins diminué de 4 à 2. Quid des trains express régionaux (TER) et des Intercités, pour lesquels le transport de vélo est encore disponible voire gratuit pour les TER (10 € pour les Intercités) ? À en croire un guichetier d’Annecy un jour où je tentais d’acheter des places de TGV à la fin d’un périple à vélo, cela est voué à disparaître aussi. La SNCF propose néanmoins toujours un service de transport de bagages, mais là encore, la qualité s’est dégradée : alors qu’il coûtait 42 € pour un vélo en 2010 (mais à coupler obligatoirement avec un bagage ordinaire, soit 70 €), il est passé en 2012 à 80 € pour un vélo ! De fait, les options pour les cyclistes et les cyclotouristes sont de plus en plus limitées.
Aujourd’hui, la « règle d’or » de la SNCF pour les TGV est simple et écrite noir sur blanc : un vélo doit se transporter démonté dans une housse 120x90 cm, ce qui ne nécessite aucune réservation particulière ni aucun supplément, sauf dans les Ouigo pour 5 €. Sous couvert de simplicité, cela passe sous silence de nombreux désagréments. D’un côté, les propriétaires de vélo doivent voyager avec une housse (alors qu’en cyclotourisme, chaque gramme pèse), faire usage de leur multi-outil sur les quais de gare, et porter leurs multiples sacoches et leur vélo avec seulement deux bras. De l’autre, les autres passagers doivent s’accommoder d’un espace bagages considérablement réduit en raison de la place prise par un (voire deux) vélo démonté, donc fragile, sur lequel on ne peut rien entreposer. De rares exceptions permettent encore de voyager avec un vélo non démonté vers Bordeaux, ou bien en TER et en Intercités (auquel cas, pour les longs trajets remplaçant le TGV, il faut être patient). Là encore, la situation est intimement liée à la géographie : alors que dans certaines régions touristiques de la Nouvelle-Aquitaine, les vélos sont bannis des TER l’été par manque de place, la ligne le long de la Loire a investi dans 33 à 83 emplacements vélo par train du fait de la fameuse vélo-route.
La SNCF a bien perçu les enjeux de complémentarité entre le train et le vélo, mais elle préfère vous proposer votre bicyclette à l’arrivée : soit qu’elle se charge de vous l’envoyer votre vélo pour 80 €, soit qu’elle vous offre de le stationner à la gare de départ pour vous en louer un autre à votre destination… De cette manière, aucune place n’est perdue lors du trajet en train. Sauf que cette politique s’avère in fine contre-productive : pour les cyclistes récalcitrants qui veulent tout de même voyager avec leur vélo en TGV, un vélo démonté dans un espace bagages qui n’est pas conçu pour cela est encore plus encombrant qu’un emplacement vélo bien pensé. Développer les solutions payantes sans pour autant réussir à préserver les espaces bagages lors des trajets : la ligne de la SNCF va à l’encontre du bon sens, tout autant qu’elle s’oppose à l’avenir du tourisme et de la mobilité.
L’avenir de la mobilité
L’argument écologique est bien sûr ce qui vient en premier à l’esprit : le train et le vélo sont des modes de transport bien moins émetteurs de carbone que l’avion ou la voiture et doivent être à ce titre encouragés. Selon l’ADEME, le TGV (alimentation électrique) émet 3, 2 grammes d’équivalent CO2 par passager et par kilomètre, contre 85, 5 pour les voitures particulières et 144, 6 pour les avions. Les TER, qui sont encore pour certains thermiques ou hybrides, émettent plus : près de 30 grammes par passager et par kilomètre (8 grammes pour un Intercités) selon la SNCF. Quant au vélo, il repose sur la force faiblement carbonée des mollets du cycliste (les calories ingérées), lesquels peuvent être aidés d’une assistance électrique. Or, en France, l’énergie électrique est à près de 72 % produite à partir de la fission nucléaire. Celle-ci, en émettant de 4 grammes d’équivalent CO2 par kWh (selon EDF) à environ 30 grammes d’équivalent CO2 par kWh au cours de sa vie selon le GIEC au cours de sa vie, est bien moins carbonée que d’autres modes de production comme le charbon et le gaz dont les émissions s’élèvent respectivement à 1000 et environ 450 grammes. Le vélo et le train, surtout électrique en France, sont donc des alternatives à encourager par rapport à la voiture particulière (pour les trajets domicile-travail) et à l’avion (pour les trajets nationaux voire continentaux) dans la perspective de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Dans le contexte du flygskam (« honte de l’avion » en suédois) actuel qu’est le rejet de l’avion pour des raisons écologiques, la SNCF aurait tout intérêt à mettre en avant son côté vert en facilitant l’inter-modalité entre le train et le vélo.
Le deuxième argument est celui de la complémentarité du train et du vélo, tant pour la mobilité dans les territoires que pour la rentabilité de la SNCF. Pour reprendre les mots d’Isabelle Lesens, élue dans le 15e arrondissement de Paris déléguée aux vélos et aux piétons, « le train a besoin du vélo » et réciproquement. Le rapport sur l’avenir du transport ferroviaire remis au Premier ministre en février 2018 par Jean-Cyril Spinetta recommandait la réalisation d’un état des lieux précis, pour distinguer les lignes sur lesquelles les investissements sont pertinents des lignes qu’il faut fermer. De fait, le préfet François Philizot a été missionné le 11 janvier dernier par la ministre des Transports et désormais ministre de la Transition écologique et solidaire, Elisabeth Borne, pour définir une « stratégie pour les lignes ferroviaires de desserte fine des territoires ». Les conclusions de cet état des lieux n’ont toujours pas été rendues publiques. Dans ce contexte fébrile pour les territoires, la complémentarité du vélo et du train régional doit être mise à profit à deux titres : dans l’éventualité de la fermeture de lignes régionales, avec un recentrement autour des métropoles, le vélo, y compris électrique, constitue un moyen de déplacement efficace pour rallier une gare un peu plus lointaine. Au contraire, pour assurer la fréquentation de lignes régionales et donc leur rentabilité, le choix de s’orienter vers le marché des cyclistes peut être une option intéressante. S’il s’agit d’un marché « de niche », on peut espérer qu’il ne fera que croître ces prochaines années à la faveur d’une prise de conscience écologique de la population et des efforts des communes pour faciliter et encourager le déplacement à vélo. La SNCF a donc tout à gagner à la complémentarité train-vélo.
Enfin et en particulier, le développement du cyclotourisme en France constitue le troisième argument pour développer le transport de vélo dans les trains, que ceux-ci soient nationaux ou régionaux. Deux fois primée « pays le plus populaire du tourisme à vélo » lors de l’ITB Berlin (salon mondial du tourisme) en 2018 et 2019, la France constitue en effet un terrain de jeu idéal pour les cyclotouristes : première destination touristique au monde, avec une grande diversité de paysages, nombreuses petites routes de campagne goudronnées et, depuis quelques années, de nombreux projets de voies vertes et autres routes de randonnée cycliste. Sur les 70 000 km des vélo-routes EuroVelo, plus de 8 000 sont prévus en France et, au 1er janvier 2019, 85 % étaient réalisés, parmi lesquels la Loire à Vélo de Nevers à Saint-Nazaire ou la ViaRhôna du lac Léman à la Méditerranée. Mais on peut aussi citer les vélo-routes et voies vertes nationales que sont le Tour de Bourgogne à vélo, le canal de la Garonne de Bordeaux à Toulouse et le canal du midi de Toulouse à Sète, la DolceVia en Ardèche… À titre d’exemple, la Loire à vélo a coûté 50 millions d’euros environ pour des retombées économiques annuelles estimées à 19 millions d’euros. À l’heure où les territoires misent autant sur le cyclotourisme pour leur attractivité, la SNCF devrait accompagner ces investissements.
Mobilités orientées
La politique actuelle de la SNCF va contre le sens de l’histoire et, il faut espérer bientôt, contre la législation européenne. Le règlement européen du 23 octobre 2007 sur les droits et obligations des voyageurs ferroviaires, qui prévoit en son article 5 le sort réservé aux vélos, est en train d’être revu. Le nouveau projet de texte a été publié le 27 septembre 2017 par la Commission et transmis le jour même au Parlement et au Conseil. Or le Parlement européen a voté le 15 novembre 2018 un amendement spécifiant que les trains neufs ou rénovés devaient comporter au moins huit emplacements pour des vélos non démontés. Cet amendement pourrait bien ne pas apparaître dans la version finale, car il reste encore le reste du processus législatif pour aboutir à un accord avec le Conseil sur cette refonte de règlement et il est à parier que les associations de cyclistes continueront de suivre ce sujet de près. Cependant, il faut être vigilant : l’obligation minimale de huit places par train neuf ou rénové ne doit pas être considérée comme un plafonnement pour tous les types de trains.
C’est justement ce que pourrait permettre la future loi d’orientation des mobilités (LOM), dont le projet a été déposé au Parlement en novembre 2018. Non prévu dans le projet de loi initial, le transport de vélos dans les trains a fait l’objet d’un amendement en commission de l’aménagement du territoire au Sénat pour reprendre l’amendement européen de huit emplacements minimum dans chaque train. Cet amendement a ensuite été modifié en séance publique pour prévoir un nombre minimum d’emplacements pour vélo mais à fixer par décret, le gouvernement ayant souhaité pouvoir moduler en fonction des catégories de train. La LOM dans sa rédaction actuelle comprend de nombreuses autres dispositions affectant les vélos et l’inter-modalité : apprentissage du vélo à l’école, obligation de places de vélo dans les gares pour favoriser les combinaisons entre le vélo et le train, création du forfait « mobilités durables » pour les employeurs[2], l’inscription d’un schéma national des vélo-routes… Cependant, l’avenir de ce projet de loi reste encore incertain en raison de l’échec de la commission paritaire mixte début juillet, repoussant son adoption à l’automne 2019 et donc d’autant l’entrée en vigueur de ces dispositions.
La prochaine ouverture à la concurrence du réseau ferroviaire français, prévue pour la fin 2020, pourrait également changer la donne : d’autres entreprises ayant perçu l’importance de cet enjeu cycliste pourraient bien détrôner la SNCF sur ce marché spécifique. Quoi qu’il en soit, la politique de la SNCF de bannir petit à petit les vélos non démontés des trains semble bientôt contrainte par les récentes orientations législatives, française comme européenne. L’orientation générale vers une plus grande utilisation du vélo, la facilitation de la mobilité active en ville comme à la campagne ainsi que la pression sociale pour aller vers une société plus écologique devraient faire prendre conscience à la SNCF qu’il faut revoir l’orientation prise ces dix dernières années. Il s’agit d’encourager une société plus active[3], émettant moins de carbone et où les mobilités se renforcent les unes les autres.
[1] Voir l’excellent historique de l’association Droit au vélo et les informations fournies par Jean Sivardière interrogé par Reporterre.
[2] La possibilité (mais non l’obligation, comme on aurait pu le croire) pour les employeurs de compenser une partie des dépenses lorsque l’employé effectue ses déplacements domicile-travail en vélo ou en voiture partagée (extension de l’indemnité kilométrique vélo créée par la loi sur la transition énergétique du 17 août 2015).
[3] Avec à la clé des économies sur les dépenses de la Sécurité sociale. Voir notamment la note de Matthieu Orphelin, député du Maine-et-Loire, remise à la ministre fin 2017 au sujet de l’extension de l’indemnité kilométrique vélo.