
Paul J. Crutzen (1933-2021), lanceur d’alerte climatique
La disparition de Paul J. Crutzen est l'occasion de rendre hommage à ce météorologue, prix Nobel de chimie et promoteur du concept d'anthropocène, qui fut l'un des premiers à mettre en garde sur les effets délétères des activités humaines sur la couche d'ozone.
« Une force géologique nouvelle est certainement apparue à la surface terrestre avec l’homme1. »
Vigie écologique et promoteur du concept d’anthropocène, Paul J. Crutzen s’est éteint le 28 janvier 2021, alors que s’élaborait le sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat venant confirmer la gravité et l’urgence de l’alerte climatique qu’il a contribué à lancer. C’est en 1995 que ce météorologue néerlandais accède à la notoriété comme récipiendaire, avec Mario J. Molina et F. Sherwood Rowland, du prix Nobel de chimie pour la découverte des mécanismes destructeurs de la couche d’ozone.
Natif d’Amsterdam, Paul Crutzen acquiert tout d’abord une formation d’ingénieur civil au Hoger Technisch Instituut et collabore au Bureau d’ingénierie des Ponts de la ville. Ayant émigré en Suède, il suit une formation de météorologue à l’université de Stockholm, tandis qu’il y travaille comme programmeur, mettant au point durant sa thèse une simulation numérique de la distribution d’oxygène allotropique dans les différentes couches de l’atmosphère. Cherchant à expliquer la distribution des différents pics d’ozone, il montre en 1970 que les oxydes d’azote sont des catalyseurs chimiques du cycle de destruction de l’ozone atmosphérique2. En 1974, il soutient que les émissions d’oxyde nitrique générés par les activités humaines peuvent provoquer des pertes d'ozone importantes dans la stratosphère3. La même année, Richard S. Stolarski et Ralph J. Cicerone émettent l’hypothèse que le chlore pourrait être néfaste pour la couche d’ozone4. Toujours en 1974, Molina et Sherwood Rowland montrent que les composés chlorofluorés, utilisés comme réfrigérants ou solvants, peuvent engendrer une réaction catalytique et libérer des radicaux chlorés5. En 1977, en collaboration avec Dieter H. Ehhalt, il démontre l’effet dépressif des fertilisants azotés et de la combustion sur l’ozone stratosphérique6.
La mise en évidence de l’effet délétère de ces « cycles catalytiques » sur l’ozone de la haute atmosphère suscite une mobilisation internationale dès la fin des années 1970 pour réduire les émissions nocives. En 1985, la découverte d'un « trou » saisonnier au-dessus de l’Antarctique7 pousse les signataires de la convention de Vienne sur la protection de la couche d’ozone à se doter d’un dispositif contraignant. En 1987, le protocole de Montréal interdit l’usage des composés chlorofluorés afin de stopper la destruction de la couche d'ozone. Désormais adopté par 197 pays, cet accord écologique permet d’éliminer 98 % des substances qui menacent la couche d’ozone, contribuant depuis 2005 à une diminution de 20 % du « trou » antarctique.
L’influence de Paul Crutzen ne se limite pas à la gestion de la couche d’ozone : en 1982, avec John W. Birks, il prédit la survenue d’un hiver nucléaire, dans l’hypothèse d’un succès d’une frappe préemptive, en raison des particules issues des combustions induites8. Le débat sur les conséquences des explosions nucléaires, jusqu’alors confiné au complexe militaro-scientifique, majoritairement optimiste sur un éventuel refroidissement du climat9, en est relancé. Ayant obtenu l’approbation du Comité des scientifiques soviétiques pour la défense de la paix contre la menace nucléaire créé par Iouri Andropov pour « étendre les contacts contrôlés avec les militants occidentaux du gel nucléaire », Gregory S. Golitsyn et Alexander S. Ginsburg publient en 1985 leur modèle informatique d’un hiver nucléaire terrien simulé à partir des tempêtes martiennes10. Négociant la réduction des armements nucléaires, en 1987 par le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire avec Ronald Reagan puis celui de réduction des armes stratégiques en 1991 avec George H. W. Bush, Mikhaïl Gorbatchev admet en avoir été pleinement informé : « Un millième de cette puissance était suffisant pour détruire tous les êtres vivants sur Terre. Et je connaissais le rapport sur l’hiver nucléaire11. »
Paul Crutzen a été un protagoniste clé dans le processus qui conduit la communauté internationale à admettre la réalité du changement climatique. Lors d’une conférence du Programme international sur la géosphère et la biosphère en février 2000 à Cuernavaca (Mexique), Crutzen s’exclame : « Non ! Nous ne sommes plus dans l’holocène, mais… dans l’anthropocène ! » En collaboration avec Eugene F. Stoermer, il publie un bref article soutenant la pertinence de cette intuition12, puis prend position dans la revue Nature pour affirmer que nous sommes désormais rentrés dans une nouvelle ère géologique13. Datant le début de l’anthropocène par le dépôt du brevet de la machine à vapeur (1784), pour l’associer à l’utilisation des énergies fossiles et au mode de production industriel, Crutzen souligne avec Will Steffen que le processus s’est emballé depuis 1945 avec la croissance de la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère14.
Suite à l’éruption du Pinatubo aux Philippines en 1991 et à la chute consécutive d’un demi-degré Celsius de la température mondiale, Paul Crutzen démontre, en collaboration avec Veerabhadran Ramanathan, l’effet parasol de refroidissement des aérosols volcaniques ou issus des feux de forêt dans les couches de l’atmosphère, profitant de son séjour à l’institut océanographique Scripps pour mettre sur pied une campagne de mesures spécifiques dans l’Océan indien15. Devant l’inaction des gouvernements face aux émissions de gaz à effet de serre, Crutzen brise un tabou, dans un essai provocateur publié en 2006, imaginant le recours en dernière instance à des solutions comme la libération de particules de soufre dans la haute atmosphère16. Ce mécanisme de géo-ingénierie peu coûteux s’inspire du refroidissement transitoire provoqué par les grandes éruptions volcaniques du passé. Cependant, il inciterait certains pays à ne pas respecter leurs engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre, et s’effectuerait aux dépens d’autres régions du globe, ce qui ne manquerait pas de susciter de fortes tensions géopolitiques, selon le directeur de la CIA John Brennan intervenant en 2016 devant le Council on Foreign Relations17. Ainsi, a contrario d’autres analyses partisanes, John Brennan ne juge pas utile de travestir les propos de Crutzen pour convenir de la nécessité d’un contrôle multilatéral plus rigoureux des opérations de géo-ingénierie.
Enfin, en 2008, Paul Crutzen alerte sur le potentiel supérieur de réchauffement du protoxyde d’azote émis lors de la production de bio-carburants18. La prise en compte de cette alerte conduit actuellement à reconsidérer les écobilans des différentes filières de production de biocarburants, mais également à réévaluer les stratégies de stockage du carbone dans les sols agricoles19.
Ce n’est pas le moindre des mérites de Paul Crutzen que d’avoir pris soin, à l’issue de ses travaux, de suggérer des mesures de politique publique, même si ses recommandations firent parfois l’objet d’âpres controverses. Formulons le vœu que le processus de résorption de la couche d’ozone puisse servir d’exemple de mobilisation scientifique au service des défis climatiques.
- 1. Wladimir Vernadsky, La géochimie, Paris, Félix Alcan, 1924.
- 2. Paul J. Crutzen, “The influence of nitrogen oxides on the atmospheric content”, Quaterly Journal of the Royal Meteorological Society, vol. 96, n° 408, avril 1970, p. 320-325.
- 3. Paul J. Crutzen, “Estimates of possible variations in total ozone due to natural causes and human activities”, Ambio, vol. 3, n° 6, 1974, p. 201-210.
- 4. Richard S. Stolarski et Ralph J. Cicerone, “Stratospheric chlorine: A possible sink for ozone”, Canadian Journal of Chemistry, avril 1974, p. 1610-1615.
- 5. Mario J. Molina et F. Sherwood Rowland, “Stratospheric sinks for chlrofluoromethanes: Chlorine atomic catalysed destruction of ozone”, Nature, n° 249, 1974, p. 810-812.
- 6. Paul J. Crutzen et Dieter H. Ehhalt, “Effects of nitrogen fertilizers and combustion on the stratospheric ozone layer” Ambio, vol. 6, n° 2-3, 1977, p. 112-117.
- 7. Joseph Farman, Brian Gardiner et Jonathan Shanklin, “Large losses of total ozone in Antarctica reveal seasonal ClOx/NOx interaction”, Nature, vol. 315, 1985, p. 207-210.
- 8. Paul J. Crutzen et John W. Birks, “The atmosphere after a nuclear war: Twilight at noon”, Ambio, vol. 11, n° 2, 1982, p. 114-125.
- 9. National Research Council, Long-term worldwide effects of multiple nuclear weapons detonations, Washington DC, National Academy of Sciences, 1975.
- 10. Gregory S. Golitsyn et Alexander S. Ginsburg, “Comparative estimates of climatic consequences of Martian dust storms and of possible nuclear war”, Tellus, vol. 37, n° 3, 1985, p. 173-181.
- 11. Entretien d’août 1994 cité dans Vladislav M. Zubok, “Eliminating the danger: How the Soviet leader became a nuclear abolitionist”, Boston Review, 1er avril 2000.
- 12. Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, “The ‘Anthropocene’”, Global IGBP Newsletter, n° 41, 2000, p. 17-18.
- 13. Paul J. Crutzen, “Geology of mankind”, Nature, vol. 415, 2002, p. 23 (trad. par Jacques Grinevald et Anïs Rouveyrol, Écologie et politique, n° 34, 2007).
- 14. Will Steffen, Paul J. Crutzen et John R. MacNeill, “The Anthropocene: Are humans now overwhelming the great forces of nature?”, Ambio, vol. 36, n° 8, décembre 2007, p. 614-621.
- 15. Paul J. Crutzen et Veerabhadran Ramanathan, “The parasol effect on climate”, Science, vol. 302, n° 5651, 2003, p. 1679-1681.
- 16. Paul J. Crutzen, “Albedo enhancement by stratospheric sulfur injections: A contribution to resolve a policy dilemma?”, Climatic Change, vol. 77, n°3-4, 2006, p. 211-219.
- 17. “John Brennan on transnational threats to global security”, Council on Foreign Relations, 29 juin 2016.
- 18. Paul J. Crutzen, Alvin R. Mosier, Keith A. Smith, Wilfried Winiwarter, “N2O release from agro-biofuel production negates global warming reduction by replacing fossil fuels”, Atmospheric Chemistry & Physics, vol. 8, n° 2, 2008, p. 389-395.
- 19. Bertrand Guenet et alii, “Can N2O emissions offset the benefits from soil organic carbon storage?”, Global Change Biology, vol. 27, n° 2, 2021, p. 237-256.