
Quelques jours à Khartoum
À Khartoum, du 6 avril au 3 juin, les révolutionnaires soudanais ont occupé le quartier autour du ministère des Armées pour exiger la passation du pouvoir aux civils et l’avènement d’une véritable transition démocratique dans leur pays. La réalisatrice Hind Meddeb est allée à la rencontre des Soudanais qui ont participé à l’émergence de cette ville dans la ville, microcosme d’un Soudan à venir.
Arriver dans la nuit, à une heure tardive dans une ville que l’on ne connaît pas. Le vieil aéroport délabré situé en plein centre avec ses pistes d’atterrissage qui jouxtent des quartiers résidentiels me propulse dans un autre espace-temps. Nous sommes le 19 mai, cela fait un peu plus d’un mois que les révolutionnaires soudanais occupent les rues adjacentes au ministère des Armées et que l’opposition civile, désormais réunie sous la bannière des Forces pour la liberté et le changement, tente de négocier avec les militaires une passation du pouvoir aux civils. C’est tout un peuple qui retient son souffle, entre espoir et inquiétude. La situation est périlleuse. La semaine qui vient de s’écouler à Khartoum a été sanglante : quatre morts et de nombreux blessés. Les révolutionnaires du sit-in ont été attaqués par des snipers disséminés dans les étages d’un immeuble en construction. Sont-ils des membres de l’ancienne police secrète du régime ou des miliciens proches des militaires qui ont pris le pouvoir après avoir renversé le dictateur Omar Al-Bachir ?
Un mois plus tôt, le 11 avril, face à un soulèvement populaire sans précédent, l’armée prenait opportunément le parti du peuple en destituant celui qui avait tenu plus de trente ans à la tête du pays. Ce jour-là aurait dû être annonciateur d’une liberté nouvelle ; il fut immédiatement suivi d’une reprise en main autoritaire, avec la création d’un monstre à plusieurs têtes, le Conseil de transition militaire, sous le commandement des généraux Abdel Fattah Al-Burhan et Mohammed Hamdane Daglo surnommé Hemetti, connus pour leurs crimes de guerre au Darfour, dans la région du Nil bleu et du Kordofan. Les militaires ont profité du soulèvement populaire pour s’installer dans le fauteuil du vieux dictateur déchu. Les révolutionnaires soudanais l’ont tout de suite compris. Observateurs attentifs des révolutions qui ont secoué les pays voisins, ils rejettent de toutes leurs forces un scénario à l’égyptienne. C’est ce qui les a déterminés à occuper l’espace public et à s’installer durablement dans les rues adjacentes aux ministères des Armées, formant l’un des plus grands sit-in démocratiques de l’histoire. Leur slogan : « Je ne rentrerai pas chez moi, j’ai mes revendications. »

« Nos seules armes sont nos paroles » © Hind Meddeb
Une ville dans la ville
Khartoum est une ville couleur sable dont les contours semblent s’estomper au contact de l’air chaud qui vous balaye le visage. De grandes tours modernes jouxtent des terres agricoles sur les bords du Nil. Certains quartiers en construction donnent le sentiment de traverser une ville inachevée. Khartoum est hostile aux marcheurs. Pour se rendre d’un district à l’autre, il faut emprunter de grandes avenues à quatre voix. L’ami soudanais qui vient me chercher m’explique que depuis la chute de l’ancien régime, les Toyota blanches du NISS (services de renseignement) ont été remplacées par des pick-ups kaki équipés d’armes de guerre. Ils sont de plus en plus visibles et de plus en plus nombreux avec leurs mitrailleuses automatiques, les fameuses DShK soviétiques, leurs AK47 et des fusils d’assaut installés à l’arrière de leurs véhicules. Les Forces de soutien rapide (RSF), surnommées Janjawid (« démons à cheval ») lorsqu’elle sévissaient au Darfour, dans la région du Nil Bleu et au Kordofan où elles sont coupables d’avoir commis des crimes de guerre, campent désormais à chaque rond-point de la capitale. Les soldats sont très jeunes. Leur uniforme camouflage et leur béret rouge les distinguent de l’armée régulière. On les voit étendre leur linge, prier à l’heure de la rupture du jeûne, préparer le thé ou faire la sieste à l’ombre d’un arbre.
En pleine période de ramadan, à plus de cinquante degrés à l’ombre, la ville tourne au ralenti. Nous rejoignons le sit-in démocratique en passant par la rue du Nil, du côté qui jouxte le grand pont ferroviaire. Pour se protéger et sécuriser cette nouvelle ville dans la ville, les révolutionnaires ont construits des barricades et se relaient jour et nuit à l’entrée de ces check-points de fortune qui sont aussi des lieux de sociabilité et d’échanges. « Fouille à droite pour les femmes, fouille à gauche pour les hommes. » On se fait palper par des jeunes gens joyeux qui chantent : « Soyez patients ! Personne ne se met en colère contre personne. Nous ne faisons qu’un. » Les préposés à la fouille vérifient scrupuleusement qu’aucune arme ne s’immisce à l’intérieur. Un petit haut-parleur posé au sommet de la barricade diffuse une chanson de Mahmoud Abdel Aziz, le plus apprécié des chanteurs soudanais ; un rythme joyeux se mêle subtilement à des notes mélancoliques, célébration d’un peuple uni dans sa diversité, ce morceau contemporain de la dictature véhicule de manière détournée un message de résistance aux propagandes racistes qui justifièrent, en son temps, la guerre contre les ethnies africaines au Sud-Soudan et au Darfour. Étapes obligées pour circuler à l’intérieur de cette cité révolutionnaire, les check-points deviennent des lieux de création collective. Les instruments de la répression sont détournés de leur usage premier pour devenir des éléments de décor : des guirlandes lumineuses fabriquées en entrelaçant des capsules vides de gaz lacrymogène, les pavés de la révolution transformés en pyramides de briques multicolores recouvertes de messages peints à la main, rêves éveillés d’un Soudan à venir.
Les révolutionnaires ont démonté les panneaux publicitaires géants du centre-ville pour en faire des barricades. Face au ministère des Armées, certains ont grimpé dessus pour y accrocher les symboles de l’ancien régime ; ainsi, flotte dans les airs, aux yeux de tous, la moto que chevauchait les agents de la police secrète pour suivre les opposants, surveiller et terroriser la population ; on reconnaît aussi l’attirail du soldat, sa paire de boots, son fusil et son uniforme militaire et enfin le koz, l’emblématique timbale en fer blanc qui donna son nom aux intégristes religieux de l’ancien régime. Hassan Al-Tourabi, redoutable théologien au service d’Omar Al-Bachir, avait ainsi déclaré au début des années 1990 : « La religion est une mer, et nous sommes ses keizan [pluriel de koz, l’équivalent soudanais du mug communément utilisé pour boire de l’eau, du thé ou du café]. » Le mot « keizan » est aujourd’hui utilisé pour désigner les religieux corrompus et, par extension, la dictature dans son ensemble. Vivre dans la peur, surveillé, écrasé et privé de liberté, c’est ce que ces objets suspendus dans les airs au-dessus du sit-in racontent de trente ans de dictature militaire et religieuse.

« Général Burhan, rendez le pouvoir au peuple ! » © Hind Meddeb
Les héritières des Kandakat
L’instrumentalisation de la religion à des fins politiques et la charia dans la Constitution ont constitué la base idéologique de la dictature ; les révolutionnaires soudanais ont compris la supercherie. Ils sont religieux et croyants pour la plupart, mais ils considèrent que leur pratique doit se limiter à la sphère privée. L’un de leurs objectifs est d’instaurer un gouvernement civil, libéré du joug militaire et religieux, ce qui impliquerait de changer profondément le régime juridique de leur pays. Quelques jours avant la chute d’Omar Al-Bachir, une image a pris le dessus sur toutes les autres. Alaa Salah, vingt-deux ans, étudiante en architecture, est devenue malgré elle une icône. Dans une vidéo devenue virale sur les réseaux sociaux et reprise par tous les médias internationaux, on découvre la jeune femme enveloppée d’un voile traditionnel blanc, perchée sur le pavillon d’une voiture, s’adressant à une foule qui scandait en chœur « Révolution ! » entre chacune de ses phrases. Mais que chantait-elle ? Un poème d’Azhari Mohamed Ali intitulé « La balle ne tue pas » :
Ils nous brûlent au nom de la religion
Ils nous tuent au nom de la religion
Ils nous emprisonnent au nom de la religion
Mais la religion n’a pas à être accusée
Sous la dictature, les Soudanaises ont souffert de leur statut d’éternelle mineure. Elles n’avaient pas le droit de sortir sans être accompagnées de leur mari, de leur frère ou de leur père. Elles devaient se voiler et n’avaient pas le droit de porter de pantalon. Elles pouvaient à tout moment être accusées d’atteinte aux bonnes mœurs, être arrêtées par la police de l’ordre public et se faire fouetter en public. C’est sans doute ce qui explique qu’elles aient été aussi nombreuses à descendre dans la rue malgré les risques, depuis le début des manifestations jusqu’à la mise en place du sit-in. Elles savent que leur avenir en dépend et qu’elles devront se battre pour obtenir l’égalité devant la loi. Elles se présentent comme les « héritières » des Kandakat, ces reines nubiennes de l’Antiquité, célèbres pour leur beauté et leur courage, qui érigèrent des pyramides et résistèrent aux invasions romaines.
Les femmes sont nombreuses à camper sur le sit-in jour et nuit. Maha est étudiante, elle est là depuis le jour de la marche fondatrice du sit-in, lorsque les Soudanais sont descendus dans la rue par millions. « Depuis le 6 avril, je ne suis pas rentrée chez moi », me dit-elle. « C’est la première fois que je m’affranchis de ma famille. Comme je vivais dans un quartier très conservateur, avec beaucoup de gens proches du régime, je partais manifester secrètement. Personne ne savait que nous allions manifester. Sinon, nous nous serions fait dénoncer. » Une autre femme installée sous une tente me dit : « Au début, nous étions là du matin au soir, mais c’était épuisant. Alors, on a décidé, avec mon mari et notre famille, de nous installer pour de bon. Maintenant, c’est comme si nous étions à la maison. Nous avons temporairement arrêté de travailler ; l’avenir du pays en dépend. Tant que les revendications du peuple soudanais ne seront pas satisfaites, nous ne bougerons pas. Nous voulons un gouvernement civil. »

Distribution de repas pendant le ramadan © Hind Meddeb
Le temps de la solidarité et du partage
La journée, quand le soleil est encore écrasant, les habitants du sit-in se reposent à l’ombre des arbres ou sous leurs tentes. Les plus lettrés se retrouvent à la librairie, bibliothèque solidaire née du désir de partager les livres. Al-Tahir et ses amis me racontent : « C’est une librairie où l’on ne peut pas acheter les livres ; il faut les consulter sur place. Au début, on a commencé avec cinq livres, puis on a invité tous ceux qui le souhaitaient à donner des livres. En quelques semaines, nous avons constitué une bibliothèque en plusieurs langues. La plupart des livres disponibles ici étaient interdits par l’ancien régime. » Que l’on passe à cinq heures du matin ou à minuit, on y voyait toujours une dizaine de lecteurs attentifs.
Autre lieu de partage et de solidarité : les deux cliniques et l’infirmerie. Ici aussi, tout fonctionne autour du don et du partage des tâches : dons de médicaments et bénévolat. Des médecins et des infirmières viennent ici faire des heures supplémentaires.
En traversant les lieux, on se fait parfois arrêter par une équipe de télévision imaginaire. Des groupes d’adolescents, avec leur caméra en carton, leur micro-perche sous forme de gobelet en plastique, s’amusaient à vous interviewer avec le plus grand sérieux sur la stratégie à adopter pour faire plier les militaires.
À l’heure qui précède le coucher du soleil et la rupture du jeûne, une agitation joyeuse traverse le sit-in. Dans les cuisines improvisées sous les tentes, les volontaires se bousculent pour que tout soit prêt à temps. On prépare les jus de fruits frais et les tisanes glacées à l’hibiscus dans d’énormes sceaux en plastique. L’assida, pudding de farine bouillie et le moulah, sauce tomate à la viande qui l’accompagne, mijotent dans des marmites géantes. Des voitures et des camions se frayent un chemin sinueux pour livrer des repas préparés à l’extérieur par des familles solidaires. Chaque tente dresse la table à même le sol en étendant des bâches en caoutchouc ou des nattes tressées en osier. Les organisateurs invitent les passants : « Venez rompre le jeûne avec nous. » Personne ne doit se sentir seul ou isolé, c’est le temps de la solidarité et du partage. Chaque soir, le sit-in communie autour d’un immense repas convivial. Dans ce contexte, je remarque quelque chose d’inhabituel ces dernières années en pays musulman : la tolérance envers ceux qui ne font pas le ramadan. Personne ne se cache. La liberté de conscience est un droit que réclame les révolutionnaires. Pendant trente ans, la dictature a instrumentalisé les différences de religion et d’ethnie pour entretenir un état de guerre permanent, condition de sa propre survie. Les slogans révolutionnaires inverse la propagande du régime en multipliant les appels à la tolérance et à la non-discrimination, le plus célèbre d'entre eux étant « Nous sommes tous darfouris », en réponse aux massacres perpétrés au nom de la race et de la religion dans cette région.
Ces guerres menées au Darfour, dans la région du Nil Bleu et du Khordofan, ainsi qu’au Sud Soudan ont laissé derrière elles des centaines de milliers d’orphelins. Les plus chanceux arrivent à faire le voyage jusqu’à Khartoum. Ils survivent en mendiant aux feux rouges et aux alentours des stations-essence. Jusque-là relégués aux marges de la société, les enfants des rues ont été accueillis et pris en charge par les révolutionnaires du sit-in. Ils y ont même un semblant de maison : une grande tente a été installée pour eux. Ils y rangent les crayons de couleur, les cahiers et les vêtements qu’ils ont reçus en cadeaux. La nuit, ils se blottissent les uns contre les autres pour dormir. Pour la première fois de leur vie, ils se mélangent à d’autres classes sociales et bénéficient d’une attention toute particulière. Les révolutionnaires ont imaginé une école mobile qui se déplace au gré des activités organisées par des artistes, des professeurs, des étudiants. Les enfants suivent des ateliers d’écriture, de dessin, de théâtre, de danse. Rufaida, l’une des bénévoles engagée auprès de ces enfants, m’a expliqué ce qui la motivait : « Ces jeunes sont l’avenir de notre pays. Ils ont ardemment participé à cette révolution. Nous avons la responsabilité de ces enfants. Ils ont des talents hors du commun. C’est sans doute la vie dans la rue qui a développé chez eux cette forme d’intelligence si particulière. L’ancien régime les avait abandonnés, méprisés. C’est pourquoi, nous voulons un gouvernement civil. Nous allons bâtir avec eux un nouveau Soudan »
Sur le sit-in, les Soudanais ont mis en place un système d’autogestion harmonieuse. Constitués en équipes, les volontaires se relaient pour réapprovisionner les lieux en eau et en nourriture, assurer le nettoyage quotidien, sécuriser les différentes entrées, organiser les débats politiques, les concerts et les ateliers artistiques. Les grandes régions du pays, certains quartiers emblématiques comme Burri ou Omdurman, les différentes ONG locales, des associations de défense de droits de l’homme, des collectifs féministes, tous ont fait de leur tente un stand d’information. Jusque-là, la société civile était éparse, les mouvements de résistance, les associations et les artistes n’avaient aucun espace d’échange, aucune possibilité de se réunir ou de travailler ensemble. Le sit-in a révélé toutes les composantes de la société soudanaise. Trente ans de dictature les avaient isolés les uns des autres. Le sit-in est pour eux un lieu de ralliement où l’on peut se rencontrer, débattre, mettre les idées et les forces en commun et dessiner ainsi à une petite échelle la société dont ils rêvent.
La nuit, le sit-in est une fête. Des milliers de visiteurs viennent s’ajouter à ceux qui dorment et vivent sur place. Ils affluent, en famille ou entre amis, pour assister aux concerts, aux débats politiques et aux projections. Toutes les générations sont représentées. Des petits cercles se forment spontanément et improvisent des chants révolutionnaires. Tour à tour, des voix s’élèvent au milieu de la foule qui ponctue chaque fin de phrase en scandant le mot « révolution » : c’est un enfant sur les épaules de son père, une adolescente à la voix douce et assurée, les youyous d’un groupe de femmes qui font claquer les couvercles de leurs casseroles comme des cymbales. De ces instants magiques qui surviennent par surprise, je retiens celui-ci chanté par une jeune fille :
Je descends dans la rue
Je vous confie mon sang
Ne gaspille pas mon sang
Ma nation est ma gloire
Protège-moi, je te protègerai
Tu es soudanais et je suis soudanaise
Oh Soudan, terre de la liberté
Nos âmes t’appartiennent
Notre révolution est légitime
Notre mouvement est pacifique
Pacifique, pacifique…
Une forme de partage des infrastructures s’est mise en place en quelques semaines. Un écran géant, des scènes musicales et des estrades ont été installées aux quatre coins du campement. Au milieu de la foule joyeuse, on est interpellé par des messagers silencieux, patients et immobiles, ils nous invitent à lire un texte écrit sur une simple feuille de papier. Nombreux sont ceux qui se posent devant ma caméra pour que je filme leur message : « Pour la liberté de conscience », « Une nation pour tous », « Pour un Soudan libre sans tribalisme », « Pour un gouvernement civil » ou encore « Civils ! Tenez bon. L’histoire n’est pas finie. »
Ozy, un jeune étudiant anglophone, toujours assis au même endroit, à proximité de la librairie, adresse chaque soir son message aux passants. Les gens le connaissent et savent le trouver. Ils s’arrêtent pour discuter avec lui. Ce soir-là, il écrit : « Les préparatifs sont une illusion. »Toujours prêt à commenter la devise du jour, il nous dit : « Ce qui nous a porté depuis le début, c’est l’action. Depuis que d’autres négocient pour nous, tout le monde attend que les militaires acceptent ou refusent la passation du pouvoir aux civils. Mais le fait même de se mettre dans cette position d’attente est dangereux. Lorsque le lion bondit sur la gazelle pour la dévorer, il ne se perd pas dans les préparatifs, il y va. Nous devons faire la même chose. Si nous voulons un gouvernement civil, nous ne devons pas attendre que les militaires nous autorisent, nous devons l’instituer. »
Celles que l’on appelle « les femmes du thé », ouvrent chaque soir leurs petites buvettes mobiles aux passants. Habituellement, ces femmes vivent dans la rue et, pour survivre, elles vendent du thé sur les bords du Nil ou dans les quartiers populaires. Sur le sit-in, elles ont tout de suite été les bienvenues, dans une ambiance bon enfant, elles étaient protégées des agressions dont elles sont régulièrement victimes quand elles sont simplement dans la rue. Le sit-in a pris la forme d’une communauté constituée au sein de laquelle les plus démunis ont trouvé refuge.

« Révolutionnaires, libres », les percussionnistes sur le pont © Hind Meddeb
Répression et résistance
Sur le pont ferroviaire, des jeunes se relayent jour et nuit pour faire sonner la structure métallique et les rails, en tapant à coups de bâtons et de pierres, en rythme, jusqu’à la transe. Et par ce geste d’abord politique, ils produisent un son proche de la musique électronique expérimentale. En rythme, ils chantent en chœur : « Révolutionnaires, libres, nous irons jusqu’au bout ! », « Liberté, paix et justice ». Sous le pont, un vieux monsieur amusé commente la performance : « Le vacarme parvient jusqu’au bureau du général Burhan. Jour et nuit, il les entend. Le rythme infernal arrive jusqu’à ses oreilles et les jeunes révolutionnaires savent que ça le met dans une colère noire ! Pour eux, c’est une manière de lui rappeler que le peuple ne cèdera pas devant les militaires. Tout le monde demande à ce que le gouvernement soit transféré aux civils. » Les percussionnistes et leurs sympathisants qui observent le spectacle sous le pont chantent à tue-tête : « Général Burhan, rend le pouvoir au peuple ! Nous avons un pays à construire ! »
Le 20 mai, les négociations entre le Conseil militaire de transition et les civils représentés par les Forces pour la liberté et le changement sont dans l’impasse. Les jours qui suivent, les nouveaux hommes forts du pays, les généraux Burhan et Hemetti s’assurent de leurs soutiens à l’étranger. Burhan se rend en Égypte et aux Émirats arabes unis. Hemetti s’envole pour l’Arabie saoudite. Des voyages qui préparent la reprise en main autoritaire du pays. Pour marquer son désaccord, l’Association des professionnels soudanais organise une grève générale non chômée : les grévistes se rendent sur leur lieu de travail, bloquent l’activité et organisent des micro-manifestations avec leurs collègues. Le mouvement est très suivi. Pour être prêt à contrer la résistance populaire, des centaines de pick-ups remplis de miliciens sont acheminés vers la capitale. Dans les rues, le nombre de miliciens ne cesse de s’accroître. Les Forces de soutien rapides de Hemetti s’attaquent aux employés de banque qui refusent de retirer leur paye.
Le Conseil militaire multiplie les mises en garde à l’encontre du mouvement de contestation, en essayant de le décrédibiliser et de l’assimiler à « Colombia », surnom donné au repaire de dealers et de consommateurs de drogues, qui est apparu sur les bords du Nil de l’autre côté du rassemblement populaire. Prétextant la présence de cette petite délinquance aux alentours du sit-in, qui serait selon eux une « menace pour la sécurité et la paix publiques », jeudi 30 mai, les militaires encerclent les lieux et tirent à balles réelles. Il y aura une dizaine de blessés et un mort. Le même jour, les diplomates étrangers reçoivent une lettre du ministère des Affaires étrangères leur interdisant de se rendre sur le sit-in ; le bureau de la chaîne Al-Jazeera est fermé, le matériel de leur correspondante sur place confisqué. Le Conseil militaire envoie les signes d’une reprise en main autoritaire du pays. Ces événements précipitent mon départ.
Le lendemain de mon retour à Paris, les militaires attaquent le sit-in par surprise. Après avoir tenu cinquante-sept jours, les révolutionnaires sont pris d’assaut à l’aube. Le lundi 3 juin, à cinq heures du matin, des centaines de miliciens des Forces de soutien rapide, sous le commandement du général Hemetti, encerclent les lieux pour empêcher les gens de s’enfuir. Ils mettent le feu aux tentes, brûlent vifs les dormeurs, tirent à balles réelles sur les jeunes qui tiennent les barricades et sur ceux qui essayent de s’enfuir, fouettent, violent et humilient femmes, enfants, vieillards sans distinction. En quelques heures, ils assassinent plus d’une centaine de personnes et laissent derrière eux des centaines de blessés, selon le décompte du Comité central des médecins soudanais. Des dizaines de personnes sont portées disparues. Les jours qui suivent le massacre, des cadavres ligotés remontent à la surface du Nil. Tout ce que les Soudanais avaient si patiemment mis en commun est méticuleusement détruit. Les deux cliniques et l’infirmerie, le matériel de projection et de sonorisation, la librairie, le local des artistes, tout est mis à sac. Le message adressé aux civils est clair : manifester, c’est s’exposer à la mort. Le procédé est similaire aux campagnes de terreur menées par Hemetti et sa milice au Darfour. Mais c’est la première fois que ce type de répression s’abat sur Khartoum.
Les semaines qui suivent le massacre, les habitants de Khartoum vivent en état de siège, coupés du monde : depuis la tuerie du 3 juin, le Conseil militaire a bloqué l’accès à Internet dans tout le pays. Les militaires veulent d’abord éviter la circulation des images de leurs exactions sur la scène internationale. Très peu de journalistes sont encore sur place. La plupart des informations viennent habituellement des réseaux sociaux. Cette coupure vise aussi à empêcher l’organisation de la lutte. Sans Internet, avec leurs téléphones sur écoute, les révolutionnaires doivent se réunir secrètement en comités de quartier et faire du porte-à-porte.
Pour briser la résistance qui s’organise dans les quartiers, les miliciens s’introduisent dans des maisons au hasard pour agresser, piller et humilier. Ils abandonnent parfois derrière eux des armes, une invitation à peine déguisée à faire basculer les civils dans la violence. Les révolutionnaires soudanais ont tiré les leçons de la tragédie syrienne, sur le terrain de la lutte armée, ils savent que le combat serait perdu d’avance. La résistance pacifique décontenance les tenants de la répression.
Une semaine après la destruction du sit-in, les Soudanais lancent un grand mouvement de désobéissance civile : grève générale, reconstruction permanente des barricades pour entraver le mouvement des milices, marches spontanées pour demander la passation du pouvoir au peuple, réunions de quartier. Mais même la désobéissance civile est devenue difficile à tenir. Les RSF traquent les grévistes jusque dans leur maison pour les forcer à aller travailler. Des employés de banque, des ingénieurs de la compagnie d’électricité et des pilotes d’avion racontent avoir été battus et emmenés de force sur leurs lieux de travail. Le 10 juin, l’université de Khartoum, qui fut en 2012 le foyer d’une révolte étouffée dans le sang par le régime d’Omar Al-Bechir, est mise à sac ; la bibliothèque, les bureaux et les salles de classe sont incendiés. Sur le sit-in désormais occupé par les miliciens, les fresques murales révolutionnaires sont peu à peu recouvertes de plusieurs couches de peinture. Après avoir terrorisé ceux qui rêvaient d’un pays en paix, il faut à tout prix effacer la mémoire révolutionnaire.
Malgré la violence de la répression, les Soudanais ne cèdent pas à la peur. Le 30 juin, à la date anniversaire de la prise de pouvoir, trente ans plus tôt, d’Omar Al-Bachir, ils décident d’inverser les symboles et de célébrer sa chute. Cette journée de manifestations a été minutieusement préparée. Les principales grandes villes du pays se sont mobilisées. Dans la capitale, la multiplication des cortèges et des itinéraires a été pensée pour éviter une dispersion brutale et totale. La stratégie et le nombre important de manifestants ont d’abord tenu les militaires à distance. Mais quand ils ont tenté de converger vers le Palais présidentiel et le quartier du sit-in, les militaires ont bloqué l’accès aux ponts et les ont repoussé avec des tirs de gaz lacrymogène. Ce jour-là, il n’y a pas eu de morts à Khartoum. Mais au Darfour, où les miliciens continuent d’agir sans aucune retenue, on décompte cent quatre-vingt-un blessés et sept morts.
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Le mouvement de désobéissance civile lancé quelques jours après la destruction du sit-in et la démonstration de force de la marche du million le 30 juin ont contraint les militaires à reprendre les négociations. L’unité, la solidarité et le courage du peuple soudanais a fait reculer les militaires.
Le 13 juillet, au quarantième jour de deuil, selon la tradition musulmane, les Soudanais rendent hommage aux révolutionnaires morts en martyrs le 3 juin. Des cortèges s’acheminent vers les maisons des défunts. Les manifestants apportent leur soutien aux familles des victimes. « Justice d’abord ! », « Que justice soit faite ! », clame la foule en chœur en agitant les portraits des défunts.
À la nuit tombée, on allume des bougies et des ballons lumineux sont lâchés dans le ciel. « Les martyrs ne sont pas morts. Ils vivent avec les révolutionnaires. Le sang du martyr est mon sang. La mère du martyr est ma mère. » Les chants retentissent dans la nuit. Les morts et les vivants communient. Symboliquement, ils ne forment plus qu’un seul corps, le corps révolutionnaire. Les manifestants pacifiques n’ont que leur corps, leur détermination et leur nombre à opposer aux armes de guerre déployées par les forces de la répression, elles-mêmes généreusement financées par les puissants pays voisins. Le combat est inégal, mais les Soudanais ont décidé de le mener jusqu’au bout, quoi qu’il leur en coûte.