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Omerta, nouvelle revue pro-russe

Ce qui frappe en parcourant ce premier numéro d’Omerta, média engagé qui se propose de révéler tout ce qui est tu en France sur la guerre en Ukraine, c’est ce qu’il ne dit pas, ce qui est tu et qui est en réalité décisif pour juger de la guerre en cours.

Vladimir Poutine et son « opération spéciale » ont de fervents partisans en France : des sympathisants qui lui trouvent des excuses, des soutiens sournois qui s’avancent plus ou moins masqués, des inconditionnels et des furieux qui expriment leur admiration à ciel ouvert.

Le 22 février 2023 est ainsi sorti en kiosque, entre revue et magazine, un trimestriel de soutien au titre ambigu, en format A4, papier glacé, avec une guerre illustrée par des photos en noir et en couleur. De quoi Omerta (la « loi du silence » de la mafia) est-il le nom, ou plutôt le faux-nez ? Quels sont ses arguments ?

Dès l’annonce de sa création, Libération (13 octobre 2022) et Le Monde (17 novembre 2022) l’avaient clairement identifié comme un nouveau média pro-russe, avec des dirigeants et des journalistes marqués à l’extrême droite ou à droite de la droite, et un financement venu du même bord. Bien que d’un format médiatique très différent, la revue prenait, selon ses accusateurs, le relais de la chaîne de télévision RT (Russia Today) France et de l’agence de presse Sputnik. Ces dernières, financées par le gouvernement russe et considérées comme des organes de propagande, se sont vues interdites de diffusion sur le territoire de l’Union européenne dès le 1er mars 2022. La présidente de la Commission, Mme Ursula von der Leyen, avait alors annoncé elle-même la mesure en invoquant un règlement européen de 2014, qui prévoit des dispositions pour s’opposer aux actions « menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine ». Elle dénonçait les mensonges de ces médias « pour justifier la guerre de Poutine », « leur désinformation toxique et nuisible en Europe ».

Par la voix de son directeur de la rédaction, Régis Le Sommier, auparavant grand reporter à Paris Match et très présent sur RT France, Omerta a rejeté ces accusations. Il présente la revue comme un « média privé », qui ferait « de son cœur de métier des enquêtes de terrain et des documentaires ». Soit, mais « des enquêtes de terrain et des documentaires », il s’en fait des dizaines tous les jours. Cela ne dit rien de l’orientation qu’on leur donne et de l’idéologie qui les anime.

Quelle loi du silence ?

Or quelles sont ici l’orientation et l’idéologie ? Nul besoin d’aller loin pour le savoir. Sur la couverture cartonnée de son premier numéro ressortent trois têtes dessinées : au centre et un peu en hauteur, celle de Vladimir Poutine, visage avenant, ouvert, contemplant de haut et au loin un avenir a priori avantageux pour lui. À sa droite (à gauche, pour le lecteur) la tête de Volodymyr Zelensky, la mine soucieuse et le regard inquiet (tourné vers… le néant ?). À la gauche de Poutine, le président Joe Biden, sourcils froncés, intimant le silence avec l’index sur la bouche… Un grand titre barre cette une : « Ukraine, la vérité qui dérange ». En dessous, un alignement de noms, dont certains bien connus : Henri Guaino, Michel Onfray, Arno Klarsfeld, et d’autres qui ne sont pas forcément inconnus : Bernard Squarcini, Maurice Gourdault-Montagne, Pierre Conesa.

Sauf à prendre ses lecteurs pour des demeurés, la maquette indique clairement l’omerta dont il est question dans Omerta, média engagé qui se propose de révéler tout ce qui est tu en France sur la guerre en Ukraine, sur les prétendus non-dits, interdits, désinformations et contre-vérités répandus par les médias français conformistes sur l’« opération spéciale » de M. Poutine. La même « opération vérité » (revendiquée) de ré-information sera pratiquée sur d’autres sujets annoncés, comme l’immigration, la corruption, l’Union européenne et aussi les « dérives diversitaires » (?). Autrement dit, on aura le juste point de vue, celui de l’extrême droite et de ses amis anciens ou récents, sur ses sujets de prédilection, agrémenté de récits de terrain et de reportages photos. En ce sens, la revue prend bien le relais de RT et Sputnik, qui ne dédaignaient pas de donner la bonne information sur les désordres français – les Gilets jaunes, par exemple, que la police russe aurait ramené à la raison (d’État) dès la première manifestation… – et l’auraient certainement donné aussi sur l’« opération spéciale » en Ukraine si on les avait laissés faire.

À vrai dire, ce qui frappe d’abord en parcourant ce premier numéro d’Omerta sur l’Ukraine, c’est ce qu’il ne dit pas, ce qui est tu et qui est en réalité décisif pour juger de la guerre en cours. Rien n’est dit, par exemple, des dérives autoritaires et totalitaires de Poutine, de la fin de l’État de droit et du règne de l’arbitraire en Russie, de la mise au pas de toutes les institutions démocratiques, du contrôle et de la suppression totale des libertés publiques, de l’effacement du travail de mémoire sur Staline et le stalinisme, de l’idéologie à la fois impérialiste, nationaliste, identitaire et anti-occidentale de Poutine, des accusations délirantes sur l’Ukraine nazie et fasciste, des menaces imaginaires que l’Otan aurait fait peser sur la Russie – une Russie érigée en modèle national, moral, culturel et religieux face à un Occident perverti, où, selon Vladimir Poutine, « la destruction des familles, des identités culturelles et nationales, la perversion, la maltraitance des enfants et jusqu’à la pédophilie sont déclarées comme étant la norme, tandis qu’on impose aux prêtres de bénir des mariages homosexuels » (discours du 21 février 2023). Omerta « oublie » aussi, bien sûr, de rappeler que toute information contradictoire sur la guerre est inexistante en Russie poutinienne – sous peine de sanctions importantes (quinze ans de prison pour quiconque diffuse des informations mensongères sur la guerre ou discréditant l’armée russe).

En réalité, ces « oublis » couvrent la véritable réalité de la guerre : la reconquête menée par Poutine et les moyens russes pour la mener, qui consistent à détruire les infrastructures et à terroriser les populations civiles. Ils dissimulent la capture et la déportation d’enfants ukrainiens dans des orphelinats, les méthodes criminelles des mercenaires du groupe Wagner, l’enrôlement dans l’armée des prisonniers de droit commun… Sans compter les délires mortifères sur une Ukraine entièrement nazifiée, ou les rêves de restauration au profit de la vieille Russie mythifiée et de tout le territoire de l’Est européen asservi par l’Union soviétique de Staline. Le silence d’Omerta dit tout, au fond, de la cécité, volontaire ou non, dans les démocraties de l’Ouest (non seulement à l’extrême droite, mais aussi à gauche sinon surtout à gauche) sur la nature totalitaire du régime de Poutine, qui fait qu’on ne sait pas ce qu’il veut et jusqu’où il veut aller pour asseoir sa volonté de puissance, et que s’asseoir à une table avec lui est extrêmement risqué. C’est une concession qui est déjà une défaite annoncée, car ne connaissant pas ses intentions ou ses arrière-pensées, tout traité signé avec lui risque de n’être qu’un chiffon de papier. Peut-être ne faut-il pas « humilier » la Russie quand elle sera défaite, encore faut-il admettre qu’elle peut et doit être défaite.

L’Ukraine ? Une guerre conventionnelle

Ce qui n’est manifestement pas le cas d’Omerta. Selon son directeur de la rédaction, « la guerre en Ukraine, c’est le retour d’un conflit conventionnel avec un front, des duels d’artillerie guidés par des drones, à la fois ultra-modernes et en même temps archaïquement barbares ». Le rôle de la revue consisterait dès lors à évaluer avec rigueur et objectivité, dans une position neutre, l’évolution du front, les avancées et les reculs des belligérants, la diversité et l’état réel des armes utilisées, le nombre considérable de victimes, pour ne pas dire la boucherie inhumaine en cours, et les moyens d’en sortir. Le responsable n’est pas clairement nommé mais, même si le déclenchement de la guerre par Poutine est évoqué et condamné, il n’en est tiré aucune conséquence pour la suite – comme si Poutine était un belligérant conventionnel… On sous-entend nettement que c’est la faute de l’Ukraine, qui résiste à l’invasion russe grâce à la quantité massive d’armement fourni par les membres actuels ou futurs de l’Otan – les responsables initiaux de la guerre et de son aggravation continue étant bien entendu les États-Unis et l’impérialisme américain, avec ses manœuvres perverses pour étendre son empire à l’Est. Comme Henri Guaino, interrogé à la fin du numéro (ou comme Jean-Luc Mélenchon et d’autres finalement), on pense que des raisons et des intérêts géopolitiques, surtout ceux de l’Otan, en tout cas dépassant de très loin le conflit local en Ukraine, sont en jeu et justifient qu’on se mette à table avec Poutine.

Il y a aussi le rappel, manié à l’occasion par Poutine lui-même pour justifier la sienne, de l’invasion, pour des motifs mensongers, de l’Irak par George W. Bush en 2003, ou de l’ingérence unilatérale de l’Europe (et des États-Unis) en Serbie en 1998. Un rappel légitime, mais outre que l’objectif n’avait rien à voir avec une reconquête de territoire, il faut revenir sur ce point à la raison démocratique : en décidant ce genre d’« opération spéciale », les dirigeants des États de droit courent un gros risque politique en cas de défaite ou même de conséquences négatives de leur victoire ; ils sont obligés avant, pendant et après d’informer leur peuple et de s’expliquer publiquement sur la guerre en cours. Rien de tel pour Poutine, qui a instauré une omerta totale, gardée par la police, et qui, défaite ou victoire, n’a rien à craindre a priori, pas même, selon les spécialistes de l’histoire russe, l’hécatombe de milliers de soldats.

On trouve dès lors sans surprise, dans Omerta, des articles présentés comme des analyses de journalistes informés (qui ne citent pas leurs sources…), pour éclairer les vilenies de l’Ukraine et de son président (la « double face » de Zelensky et la corruption dans son pays), la calamiteuse va-t-en-guerre européenne Ursula von der Leyen, les efforts des États-Unis pour « coloniser » les élites mondiales et s’assurer les juteux profits de la guerre… Des articles médiocres, plats et mal écrits (et mal ou non relus : les fautes de français et d’orthographe sont légion), complétés par des entretiens avec des spécialistes (de l’armement, du renseignement, du complexe militaro-industriel, de l’économie) et des généralistes bavards, comme l’inévitable Michel Onfray, désormais souverainiste effréné, qui ouvre le bal des interviewés en proférant (sur quatre pages) imprécations et insultes contre tout le monde, Poutine compris. Tout commence, selon lui, avec la vassalisation de la France par les États-Unis en 1944, et tout continue avec le traité de Maastricht, qui l’asservit encore plus. La cible principale d’Onfray est le « foutriquet » Macron, serviteur zélé des États-Unis quoi qu’il en dise (mais Onfray est-il devenu lui-même autre chose que le « foutriquet » de la philosophie ?).

Un peu plus loin, c’est l’avocat Arno Klarsfeld, opposé à l’agression de Poutine mais reprenant à son compte son discours sur l’Ukraine, qui plaide pour un « compromis territorial » : pour lui, Russie et Ukraine, c’est blanc bonnet et bonnet blanc, et son animosité anti-ukrainienne est surtout due à la réhabilitation, ces dernières années, de Roman Choukhevytch et Stepan Bandera, des nationalistes ukrainiens de la fin des années 1930 et des années de guerre, opposés à la Pologne et à la Russie, et ralliés à l’Allemagne nazie et à l’antisémitisme. Le sujet est discuté (comme chez nous la mémoire de la colonisation ou de l’Algérie française), mais Klarsfeld semble incapable de contextualiser le passé et le présent controversés de l’Ukraine. Ce qui est en cause n’est pas le retour d’un passé nauséabond dans une partie de la population ukrainienne, mais la réaction politique face à ce passé qui ne passe pas…  

Quant au reportage (autorisé – à quel prix – par la Russie ?) avec les photos sur l’armée russe, cantonnée quelque part sur un théâtre de la guerre, où des soldats de métier accueillent et forment des conscrits nouvellement arrivés (des recrues contraintes ou non ? On ne le saura pas…), il ne témoigne de rien de plus, dans sa banalité, que de la cruauté insupportable de la guerre pour les corps de ceux qui sont obligés de la faire à portée des balles et des bombes à fragmentation de l’ennemi.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…