
Pédophilie juive, pédophilie catholique. À propos de M de Yolande Zauberman
Le film est accablant sur des délits de pédophilie gravissimes, commis au sein des très grandes familles ultra-orthodoxes et dans leurs lieux communautaires.
M, le film documentaire de Yolande Zauberman, suit le retour de Menahem à Bnei Brak, près de Tel Aviv, où vivent des communautés de haredim (juifs ultra-orthodoxes « craignant Dieu »). La raison qui le fait revenir dans sa ville natale ne relève ni de la nostalgie ni du tourisme. Menahem, trente-cinq ans, chanteur lyrique de son état, personnage joyeux et attachant, veut comprendre ce qui lui est arrivé entre sept et onze ans (peut-être même entre quatre et onze ans) : des attouchements et des viols répétés de la part de trois violeurs – tous trois des religieux (le troisième à la yechiva, quand il avait onze ans). Il a quitté Bnei Brak à quinze ans, en rupture avec le judaïsme étouffant de ces communautés fermées et avec sa famille : son père ne l’a-t-il pas traité, lui, d’« impur » et n’a-t-il pas laissé ses violeurs tranquilles ? À plusieurs reprises au cours du film, Menahem s’étrangle d’indignation en repensant à ce mot de son père : « impur », lui, alors qu’il était victime !
Les séquences de conversations se succèdent de manière discontinue, la plupart du temps la nuit, avec une absence de transition qui les rend parfois peu compréhensibles. Elles sont aussi accordées au personnage insolite, désaccordé, surprenant et contradictoire (parfois dans la même phrase) qu’est Menahem… Apparu au tout début, torse nu, sur une plage où il chante une cantilène mystérieuse sur un jeune au sort peu enviable, arrivé en ville avec une « trans » arabe (chrétienne) superbe dont il compare le sort au sien, il se lance ensuite dans une suite ininterrompue (selon le montage du film) d’entretiens avec d’anciens amis, des jeunes gens de rencontre ou encore ses frères.
En effet, Menahem parle, il parle sans cesse, questionne, explique, rit, provoque, se récrie, proteste… – racontant ainsi, par pièces et par morceaux, son histoire et leur histoire, leur destruction physique (sexuelle), psychique et morale. Le film est accablant, au total, sur des délits de pédophilie gravissimes, commis au sein des familles nombreuses ultraorthodoxes et dans leurs lieux communautaires. On ne voit pratiquement aucune femme dans le film (sauf la mère, effondrée au moment de l’explication avec le père), juste quelques visages de petites filles : c’est un univers exclusivement masculin. On en voit les conséquences quand, dans une conversation, un garçon qui va se marier ne comprend pas comment des lesbiennes peuvent faire l’amour puisque « les femmes n’ont pas de sexe »… Les autres s’esclaffent, mais le lieu de la pédophilie dans ce milieu d’hommes haredim qui ne serrent pas la main des femmes, interprétant les lois de pureté de façon délirante, est ici suggéré sans ambigüité : la femme qui n a pas de sexe ne saurait être ni un objet ni un sujet de plaisir, juste une machine à faire des enfants… (même si une autre conversation évoque la douceur du sexe féminin au moment de l’amour : les échanges et les dérapages verbaux – entre hommes – sont parfois très crus).
La transgenre au tout début est finalement la plus belle ou la seule féminine… Les fêtes religieuses se passent uniquement ou ne sont actives qu’entre « mecs », dans des danses rituelles animées, où les hommes jeunes se rapprochent fortement – tandis que les femmes restent en dehors du cercle. On devine pourtant, dans ces moments d’excitation, la liesse communicative (et tentante !) qui règne dans ces groupes, leur union forgée lors des fêtes joyeuses du hassidisme, alors que pour le regard extérieur, le spectacle des ultra-orthodoxes dans la rue et dans ces événements communautaires, avec leur affublement et leur coiffure ridicules, est incompréhensible, à la fois comique et désolant.
Église catholique et ultra-orthodoxes juifs
Par contraste avec la pédophilie dans l’Église, institution vaste et multiple, et aux abus dus à des prêtres (séparés des fidèles laïcs), on assiste ici à la pédophilie qui sévit dans un milieu intrinsèquement religieux de familles très nombreuses, vivant entre elles en circuit fermé, dans un univers religieux ségrégué par rapport à la société environnante (dans des quartiers réservés, avec leur temps et leurs espaces propres, leurs magasins, etc.). Mais les violeurs sont là encore des religieux, et on peut, on doit même, comparer M avec Grâce à Dieu de François Ozon : contrairement au célèbre Spotlight, qui s’intéressait à l’enquête sans concession de journalistes désireux d’informer sur la pédophilie des prêtres dans le diocèse de Boston ainsi que sur sa gestion désastreuse et les tentatives de l’évêque du lieu, Mgr Law, pour la dissimuler, les deux films, le français et l’israélien, s’intéressent d’abord aux victimes et à leur parole. Sauf que c’est une prise de parole très différente. Pour les victimes catholiques, la médiation de l’Église – c’est-à-dire du pape et des évêques – est essentielle : il s’agit qu’ils comprennent enfin leurs souffrances, et de les mettre face à leurs responsabilités par rapport aux prêtres qui ont commis et commettent des actes pédophiles, y compris au prix de la condamnation des évêques qui ont failli par rapport à la loi civile en vigueur qu’ils disent respecter. De comprendre aussi comment l’Église, qui n’est pas une secte et se dit soucieuse du droit et du respect des personnes, en est venue à devenir un système pervers offrant sa protection aux prêtres pédophiles.
À l’inverse, Menahem ne semble pas mettre en cause d’abord les dirigeants des communautés haredi. D’une part, il tente de s’adresser directement à ses violeurs ( il en interpelle un en pleine nuit, depuis le bas de l’immeuble où celui-ci habite, et on apprend – par son père – qu’un autre a été retrouvé et condamné par la justice civile israélienne) et, d’autre part, le film enchaîne les conversations, à deux ou à plusieurs, sur ce qui lui est arrivé – des propos qui ne théorisent pas, mais soulignent concrètement la tragédie des victimes, leur destruction, en particulier les conséquences sur leur vie sexuelle qui, même « libérée », est mal vécue : dérives sexuelles de Menahem et d’autres, impossibilité de parler des viols sous peine de rejet par les religieux et la famille, mariage qui se termine par un divorce trois mois après… Il y a cependant un point commun entre catholiques et juifs : les familles peinent à dénoncer les religieux violeurs. Mais les communautés haredi sont assez peu mises en cause comme telles. Il est simplement suggéré que la question sexuelle mal traitée – maltraitée et refoulée – dans ce milieu religieux aboutit à des exutoires déjantés, des trajectoires anomiques : le film fait allusion aux sorties en boîte ou chez des prostituées de jeunes haredim, pour leurs expériences et initiations sexuelles.
Pour sa part, Menahem a eu un problème avec son père : il répète qu’il n’a pas été aimé par cet homme dur. De ce point de vue, sa rencontre avec son père et sa mère, auxquels il vient demander des comptes, est un moment de vérité du film : le père tape sur la table et laisse éclater sa douleur en révélant que son gendre (donc le mari d’une de ses filles) a commis des choses abominables sur des bébés. Au cours de cette rencontre mémorable, Menahem comprend que ce père, auquel il reproche de ne pas l’avoir aimé et de l’avoir rejeté comme impur, a été lui-même victime de la dureté de son père, rescapé mais sorti mentalement dérangé de la Shoah. L’explication avec lui a-t-elle un effet de réconciliation ? La fin du film est en tout cas ambiguë, car on assiste à une sorte de résilience (de réconciliation ?) de Menahem, à la fois familiale et communautaire, puisqu’il chante dans une communauté « sans maître » où il se sent heureux. Est-ce la « parole qui guérit » qui lui a permis de retrouver une forme de paix intérieure, ou son séjour à Bnei Brak l’a-t-il de nouveau aspiré dans la sociabilité chaleureuse qui règne dans ces groupes, au-delà des formes délirantes du religieux qui y règnent et qu’il a critiquées tout au long ?
En va-t-il autrement des victimes des prêtres pédophiles ? On ne le sait que très partiellement. On a pu lire des récits de sorties tragiques, ou très partielles, sans guérison, ou si peu. Si on suit le film d’Ozon, la temporalité n’est pas la même que celle de M : restés dans l’Église ou non, les garçons victimes (sauf un) du P. Preynat s’en étaient « tirés », du moins extérieurement, et donnaient l’image de pères heureux dans des familles classiques. La parole qu’ils ont prise et qui est devenue « parole libérée » les a jetés ensuite dans la tempête du procès Barbarin et du scandale de la pédophilie en général. Ont-ils retrouvé, retrouveront-ils la sérénité après le jugement et la condamnation du cardinal ? On ne le sait pas. On pourrait ajouter que, dans l’Église, les prêtres pédophiles sont des cas relativement individualisés, qui peuvent certes abuser de nombreuses victimes pendant très longtemps, mais sans lien entre eux autre que le sacerdoce. Par ailleurs, les responsables de l’Église récusent tout lien entre célibat et pédophilie, et les prêtres protestent à bon droit contre les généralisations qui font d’eux des « suspects », voire des pédophiles en puissance. Il n’empêche : si les victimes catholiques prennent aussi la parole, leur « salut » semble résider dans la médiation de l’Église. Les évêques et le pape lui-même sont mis en première ligne dans la reconnaissance qu’elles espèrent, qui passe aussi par le châtiment des coupables et le nettoyage des écuries d’Augias. Certains quittent l’Église, mais sans la tenir quitte et peut-être sans être « réparés » intérieurement pour autant. En lisant certains témoignages, on a pu avoir du moins l’impression que tout n’est pas réglé en réglant les comptes avec l’Église.
La pédophilie en milieu juif ultra-orthodoxe se passe dans une société intrinsèquement religieuse : tous les garçons passent par l’éducation dans les yechivot, les prescriptions religieuses sont omniprésentes dans la famille et dans la rue, les rabbis (maîtres) sont partout… On est dans un monde d’hommes sexuellement frustrés qui sont en contact permanent avec une foule d’enfants. Cette continuité fait penser à une sorte de contamination de la pédophilie ou à un syndrome de répétition imparable, qui se répand comme une malédiction (Menahem, c’est M. comme M le Maudit !). Les victimes d’actes pédophiles, comme tous les non-conformes (sceptiques, incroyants, homosexuels…), sont condamnés à quitter les lieux ou à se ranger et se réconcilier avec l’institution et sa loi, et leur famille. Cela peut sembler une trajectoire plus simple, mais l’exemple même de Menahem, qui a quitté son milieu haredi pour y revenir des années après, et celui d’autres dissidents du système ultra-orthodoxe vus de-ci de-là à la télévision, montrent combien la violence d’institutions qui promettent le bien et font le mal à travers leurs membres en principe les plus « saints » a quelque chose d’irréparable. Pour couronner le tout, si l’on peut dire, dans M, la cinéaste elle-même porte un regard ambivalent sur la réalité qu’elle découvre en filmant : « Ce monde, je le regardais de l’extérieur jusque-là. J’éprouvais une forme de fascination et en même temps de répulsion. En y entrant avec Menahem, c’est-à-dire avec une blessure, un couteau, c’est tout mon amour qui a pu s’exprimer. » Il est vrai que la langue de Menahem, c’est le yiddish, et grâce à lui elle renoue avec sa propre origine enfouie.