
Le meurtre de Samuel Paty et les exigences des Lumières
Face au terrorisme djihadiste, il faut faire front et ne sacrifier aucune liberté. Mais il faut également penser stratégiquement et ne pas sacrifier la dispute démocratique. N’est-ce pas pour avoir diffusé l’esprit des Lumières que Samuel Paty a été assassiné ?
Le terrorisme djihadiste nous soumet à deux obligations qui sont inévitablement en tension l’une avec l’autre. La première obligation est de faire front et de ne se soumettre à aucune intimidation, de ne sacrifier aucune des libertés de l’esprit que la terreur veut détruire. C’est pourquoi on ne peut entrer aujourd’hui dans des débats sur la pertinence des caricatures de Charlie Hebdo et de leur usage comme matériel pédagogique : ce genre de discussion ne peut pas être mené sous la contrainte d’une menace de mort qui en fausse le sens. Le maintien de la liberté de la discussion oblige à la solidarité inconditionnelle avec ceux qui sont la cible d’une visée meurtrière et dont la liberté d’expression doit être défendue coûte que coûte.
Les assassinats de Nice qui ont fait suite au meurtre de Conflans-Sainte-Honorine ont d’ailleurs montré que les caricatures ne sont qu’un prétexte de la violence terroriste, qui exploite selon ses propres visées l’émotion sincère que peut susciter chez des personnes pieuses ce qu’elles perçoivent comme un blasphème. À Nice, l’inhumanité du crime a frappé des fidèles fréquentant une cathédrale, alors même que l’Église catholique pratique l’œcuménisme et qu’elle est plus que réservée à l’égard des caricatures qui tournent le sacré en dérision. Mais il est vrai que, pour l’intégriste, les représentations de Dieu que propose l’art chrétien sont tout aussi blasphématoires que les caricatures de Charlie : elles violent un interdit religieux. Le fanatique radicalise cette logique : il tient pour une offense toute personne qui n’adhère pas à sa propre vision du religieux.
En France, la stratégie djihadiste vise à polariser non-musulmans et musulmans dans une hostilité réciproque et radicale, de manière à gagner les musulmans en les empêchant d’adhérer aux principes d’une société laïque où ils pourraient trouver les voies heureuses d’une foi tolérante. Le but de la violence n’est pas de conquérir le pays, mais de s’opposer à la constitution d’un islam ajusté à la laïcité. Pour cela, il faut convaincre les non-musulmans que les musulmans doivent être traités, non en concitoyens, mais en ennemis au moins potentiels. Et il faut faire en sorte que les musulmans en viennent à croire qu’ils sont placés devant une alternative qui serait : ou bien trahir l’islam, ou bien rejoindre le camp islamiste. Cette alternative folle est aussi celle que veulent imposer des politiciens islamistes moins radicaux, comme Erdoğan, qui cherchent à s’approprier l’indignation d’une part du monde musulman devant des images. La surenchère dans l’horreur permet aux djihadistes de contrer cette appropriation, en obligeant ceux qui reculent devant la violence extrême à se trouver dans la position difficilement tenable de devoir exprimer leur soutien à la France qu’ils appellent à boycotter.
Nous ne pouvons pas faire taire nos désaccords et nos perplexités sous prétexte que le « salut public » exigerait un unanimisme des esprits.
Nous sommes ainsi conduits devant une deuxième obligation : celle de penser politiquement, c’est-à-dire aussi stratégiquement, afin de déjouer une stratégie consciente d’elle-même. Beaucoup d’experts mettent en garde contre le piège de la polarisation tendu par les djihadistes. À l’obligation de faire front s’ajoute ainsi celle de ne pas mettre fin à la dispute démocratique, qui est un des ressorts de l’espace social de la raison publique. Nous ne pouvons pas faire taire nos désaccords et nos perplexités sous prétexte que le « salut public » exigerait un unanimisme des esprits. La défense de l’État de droit démocratique contre un terrorisme qui attaque les droits de l’homme en attaquant la liberté d’expression ne peut pas consister à rabaisser l’État de droit tout en répétant les rengaines qui font des droits de l’homme la source de tous les maux. Dans le contexte présent, la répétition de ces rengaines revient à reproduire l’inversion des rôles qui consiste à accuser la victime d’être coupable de l’agression qu’elle subit. Ceux qui dénoncent à l’aveuglette un « islamo-gauchisme » en partie réel et en partie fantasmé1, auquel ils reprochent de dédouaner l’islamisme en faisant de celui-ci un pur effet de l’injustice sociale, ne semblent pas se rendre compte qu’ils imitent le procédé du transfert de responsabilités qu’ils dénoncent (parfois à juste titre) chez leurs adversaires : ils font de la démocratie la cause des menées antidémocratiques qui la prennent pour cible. Ce genre d’analyse nous conduit dans des impasses.
Dans un très bel éditorial de l’Institut Rousseau, en s’appuyant sur son expérience d’enseignant, Frédéric Ménager a souligné la convergence du relativisme débridé et du dogmatisme autoritaire dans un même raidissement : « Vous n’avez pas le droit de contester et d’offenser ma vérité. » Il note à juste titre que, face à cette conviction, un appel abstrait à la « liberté d’expression » risque d’être impuissant, voire retourné en défense de la liberté de Dieudonné ou des négationnistes2.
La défense de la République doit tenir un discours républicain, et pas le discours d’un nationalisme libertarien affirmant simultanément le droit absolu des individus et le lien de l’identité nationale au style de liberté qu’implique ce droit absolu. Si la liberté d’expression doit être défendue, c’est parce qu’elle est la condition sine qua non de l’existence de l’espace commun de la délibération démocratique et de la pratique collective de la raison publique. L’argument décisif, ici, n’est pas un droit imaginaire de chacun à dire n’importe quelle insanité ; il est celui de l’égalité du droit de chacun à participer à une délibération collective qui requiert à la fois la liberté de parole, la protection contre la violence et la non-discrimination.
Si le droit de Charlie Hebdo à attaquer sans ménagement les religions doit être garanti sans réserves, c’est parce qu’il est le symétrique du droit qui est traditionnellement reconnu aux religions de dénoncer les « infidèles » et de les menacer des peines de l’Enfer – une menace où les Lumières du xviiie siècle ont vu le noyau du fanatisme. Il faut ici souligner qu’interdire les caricatures de Charlie devrait logiquement conduire à imposer une censure des textes sacrés des trois religions monothéistes, puisque ces textes sont remplis de présentations caricaturales et offensantes des incroyants et des croyants des autres religions, présentations assorties de menaces qui, historiquement, ont encouragé toutes sortes de violences.
Samuel Paty n’a pas été assassiné pour avoir exercé sa liberté d’expression, mais pour avoir fait de celle-ci, conformément au programme, un thème d’enseignement. Il a été tué pour avoir exercé son métier de professeur – un métier que les réformes passées et présentes de l’Éducation nationale ont fragilisé, en sacrifiant les exigences des Lumières à celles de la satisfaction des clientèles. Il s’est efforcé de former ses élèves à la pratique de l’espace de la raison publique, qui exclut la censure du dicible par des autorités dont les raisons ne sont accessibles qu’à la foi, et qui impose de respecter des normes de vérité et de coexistence partageables par tous. Il faut y insister : ce qui est en jeu, c’est d’abord la diffusion du travail du savoir historique et de la raison critique, qui sont le lieu véritable des Lumières. Kant définissait les Lumières comme « la libération à l’égard de la superstition ». Il s’agit là d’une tâche qui concerne tout citoyen, qu’il soit croyant ou incroyant : non pas désinvestir ses convictions, mais savoir se rapporter à elles sur un mode réflexif – ou, dans les termes de Kant qui voyait là une maxime du « sens commun » : « penser en se mettant à la place de tout autre ».
- 1.Voir les mises au point d’Isabelle Kersimon, « Islamo-gauchisme, islamo-droitisme » [en ligne], Institut de recherches et d’études sur les radicalités, 24 octobre 2020, et de Bruno Karsenti, « “Islamo-gauchisme” à l’université » [en ligne], AEF Info, 26 octobre 2020.
- 2.Frédéric Ménager, « Le désir de loi face à la loi du désir » [en ligne], Institut Rousseau, 22 octobre 2020.