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Mea res agitur. Lettre ouverte à Sigmund Freud

janvier 2018

#Divers

Bien que je l’imite en t’écrivant cette lettre, je ne suis pas d’accord avec ce que dit Yosef Hayim Yerushalmi dans le dernier de ses livres sur le dernier des tiens[1]. Je ne crois pas que tu cherchais à suivre la recommandation paternelle de ne pas négliger l’étude de la Torah quand tu as écrit Moïse et le monothéisme[2]. Ton père, tu y pensais quand tu te trouvais sur un chameau en Égypte et que tu culpabilisais de voir les pyramides sans lui. Encore et encore, tu as essayé de dire l’importance de l’Égypte pour toi. Tu as même avoué que tu avais lu plus d’archéologie que de psychologie et que personne ne saurait jamais quels sacrifices tu avais fait pour obtenir les objets d’art de ta collection d’antiquités grecques, romaines, égyptiennes et asiatiques. Quel jeu d’ombres et de lumières dans cette phrase ! Au moins, l’artiste Robert Longo semble avoir compris l’importance de ces objets. Il a dessiné au fusain et à la craie quelques-unes de tes statuettes, et cela à une échelle monumentale. Elles étincèlent de mystère.

Robert Longo - Untitled (View of Study Room, with Books, Desk and Window, 1938), 2004 | Archival pigment print

L’été dernier, je me suis consacrée à la lecture de Spinoza pendant un mois. Je l’ai lu en anglais, dans la merveilleuse traduction d’Edwin Curley. L’ironie du Traité théologico-politique de Spinoza, je la retrouve dans toute ton écriture quand tu décris nos transes. Tout en proposant une analyse on ne peut plus rigoureuse, Spinoza se moquait de la témérité des prophètes qui décrivent un dieu à leur image : un dieu droitier s’ils sont droitiers, un dieu gaucher s’ils sont gauchers. Des prophètes qui imaginaient des victoires quand ils étaient de bonne humeur et des guerres ou d’autres malheurs quand ils étaient déprimés. « Un triangle dirait – du moins, s’il avait la faculté de parler ! – que Dieu est éminemment triangulaire[3] ! », écrit Spinoza à un de ses amis. C’est le rire amer du philosophe conscient de sa solitude, qui rit seul. Je pense que la philosophie de Spinoza tenait un peu au passé, à cette expulsion de la communauté juive du Portugal, pendant l’Inquisition. Il parlait en enfant de réfugiés, en enfant dont la famille est en décalage par rapport au pays d’adoption et qui, lui-même, ne peut s’attendre qu’à un destin bancal dans ce nouveau pays, destin auquel il a sagement tenté de renoncer. Son Éthique est un manuel pour créer une utopie. Je retourne en enfance quand j’essaie d’imaginer avec lui une société dans laquelle le citoyen ne ressentirait plus le besoin impérieux de persécuter son voisin. Reconnaissant son ignorance des vraies causes des choses, il agirait prudemment, raisonnablement, et chercherait le Dieu caché dans la nature. Quant à moi, je suis d’accord pour partir à la recherche du dieu triangulaire qui donne son essence au triangle, mais il est vrai que j’ai été un peu déçue que Spinoza ait eu si peu à dire sur le désastre. S’il arrive ce qui ne devait jamais arriver, supportez-le calmement, dit-il. Oui, plutôt que d’aggraver le cercle vicieux des affects incontrôlables et de leurs conséquences tragiques. Supportez-le calmement. Supportez-le calmement. C’est vite dit.

Toi, tu t’es tourné vers le futur, vers ce futur incertain qui est apparu si clairement à Virginia et Leonard Woolf quand, en 1935, ils sont venus en Allemagne voir ce qu’il en était. Plaisantant, Leonard a raconté plus tard que c’est grâce à leur animal de compagnie, Mitzi, un ouistiti, qu’ils ont été sauvés, puisqu’aux yeux des Nazis qui les ont interrogé à la douane, « personne n’ayant une aussi charmante créature sur les épaules ne pouvait être juif[4] ». Tu as écrit Moïse et le monothéisme quelques années plus tard, disant les choses de manière suffisamment énigmatique pour que personne ne t’accuse de simplifier les choses. Tu as occulté Dieu dans une histoire naturelle darwiniste et lamarckiste du monothéisme. Beaucoup de gens pensent que tu n’as pas écrit le livre que tu aurais voulu écrire. Robert Paul a même décidé de l’écrire ce livre : Moïse and Civilization, une anthropologie psychanalytique de l’origine de la civilisation[5]. Rectification passionnante, mais ton livre était délibérément un acte manqué, n’est-ce pas ? Ne l’as-tu pas toi-même décrit comme une statue de bronze montée sur des pattes en terre cuite ?  Un acte manqué peut en cacher un autre. Une dissonance collective, peut-être ? Le Livre de Daniel et L’Enfer de Dante décrivent tous les deux une statue en or, argent, fer et bronze et qui repose sur un pied en terre cuite qui ne peut soutenir son poids. La statue de Dante tourne le dos à l’Égypte, au sud et à l’est et se regarde, à l’ouest, en Rome, comme en son miroir, tout en pleurant des larmes de sang. Tu as essayé de nous mettre en garde contre les faux miroirs. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ?  Nous parlons à peine la langue de nos propres corps.  

Quand j’ai habité à Manhattan pendant deux ans, j’aimais aller faire de la gymnastique dans le centre culturel juif en face de chez moi, un édifice empli de lumière naturelle, une sorte de pyramide en verre. Après la gymnastique, bravant la surprise dans leurs yeux devant un corps brun, inattendu, c’était la douche avec les membres du centre, des femmes juives du quartier pour la plupart. Ce n’était qu’une fois dans la douche, nue, scrutant les tuyaux en métal comme si autre chose que de l’eau chaude pouvait en sortir, qu’à chaque fois, ça me tombait dessus : le choc d’une communauté, mille fois ré-imaginée, confrontant une histoire encore récente.

Frances Bodomo, Afronauts (2014)

Ai-je assez parlé de moi ? J’ai l’impression de m’être effacée dans ma propre lettre. Qui dépose ce caillou sur ton tombeau ? Comment me dire ? Justement, après avoir lu Spinoza, j’ai vu le film de Frances Bodomo, Afronauts (2014). Les livres et les films sont nos paraboles, nos rêves collectifs, n’est-ce pas ? Eh bien si c’est vrai, alors je crois que ce film raconte l’histoire de ma vie, celle de ta fille, Anna, aussi peut-être. Anna, qui a survécu à toi et à tes sœurs, toutes trois mortes à Treblinka, et qui, avec son partenaire, Dorothy, a continué ton travail. En tout cas, ce court métrage raconte l’histoire d’une jeune femme africaine, une albinos, qui cherche à faire plaisir à son père. Après des entraînements, le père et ses amis l’installent dans une fusée et l’envoient dans l’espace. Mais la fusée explose et retombe sur Terre, sans son astronaute. Pendant quelques secondes, le père croit au désastre, puis il décide qu’une fusée vide est bon signe. Il imagine sa fille, son enfant unique, sur la lune. Il imagine qu’elle a réussi sa mission, qu’elle a réalisé ce rêve dont il parle depuis si longtemps.

La science-fiction, les rêves, des lettres aux morts… Nous sommes prêts à tout essayer, quand il s’agit pour nous d’essayer d’accéder à ce que tu appelais mea res agitur – tout ce qui est au plus proche de moi. Même un miroir fêlé peut faire l’affaire. Je trouve vraiment émouvant que Yosef Yerushalmi ait succombé aux affects à la fin de son livre, rompu avec la retenue exigée d’un essai publié par une maison d’édition universitaire et trouvé insoutenable de ne pas inclure cette lettre à la fin de son livre dans laquelle il imagine une confrontation avec toi. Sa solitude se regarde au miroir de la tienne. Oui, même un miroir fêlé peut faire l’affaire.

Rose Réjouis



[1] Yosef Hayim Yerushalmi, Le Moïse de Freud. Judaïsme terminable et interminable, traduit par Jacqueline Carnaud, Paris, Gallimard, coll. « Nrf essais », 1993.

[2] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, traduit par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2012.

[3] Spinoza, Correspondance, traduit par Maxime Rovere, Paris, Flammarion, coll. « Gf », 2010, lettre 56 à Hugo Boxel (automne 1674).

[4] Leonard Woolf, Ma vie avec Virginia, traduit par Micha Venaille, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Domaine étranger », 2016.

[5] Robert A. Paul, Moses and Civilization. The Meaning Behind Freud’s Myth, New Haven et Londres, Yale University Press, 1996.