
Homicides policiers et refus d'obtempérer
La loi a-t-elle rendu les policiers irresponsables ?
La loi de février 2017 relative à la sécurité publique autorise les policiers français à tirer sur les occupants de véhicules même lorsqu'ils ne représentent pas une menace immédiate, ce qu'une simple analyse statistique permet de relier à l'augmentation du nombre de décès à partir de cette date. Pourtant, les dirigeants politiques et les organisations syndicales persistent à nier le rôle de la législation, en restreignant le débat public autour de la seule question des comportements dangereux des citoyens.
La multiplication des homicides policiers depuis plusieurs années1, et en particulier l’annonce de onze décès consécutifs à des tirs policiers sur des occupants de véhicules pour la seule année 2022, a déclenché un très légitime débat public autour des causes d’un tel phénomène. Une question simple mérite réponse : la loi de février 2017, qui permet aux policiers de tirer sur des citoyens même lorsqu’ils ne représentent pas une menace grave et immédiate – s’affranchissant ainsi en partie du cadre de la légitime défense2 –, est-elle une cause de cette augmentation ? La présente étude, fondée sur une analyse statistique rigoureuse du nombre mensuel de victimes de tirs, tend malheureusement à démontrer que tel est très probablement le cas. Il ne s’agit pas ici d’alimenter le faux débat qui voudrait que l’on soit pour ou contre la police – parler de la police n’a aucun sens indépendamment du comportement de ses membres –, mais plutôt de savoir si nous avons affaire à de la « mauvaise » police3, et si ces actes dommageables trouvent leur source dans la loi.
À l’Intérieur, la politique de l’autruche
Jusqu’à présent, la réponse du gouvernement et de l’administration policière a consisté à minimiser l’importance des vies citoyennes perdues, tout en évacuant la responsabilité des agents, d’une part, et surtout la leur, d’autre part. Les travaux d’études sur les tirs policiers mortels disponibles à l’étranger suggèrent pourtant que les caractéristiques d’un système de police donné ont des effets sur les violences policières mortelles : la croyance selon laquelle le comportement de l’agent peut être expliqué de manière satisfaisante par les caractéristiques d’une confrontation a très tôt été mise en cause par les résultats obtenus. Les politiques gouvernementales, comme celles des directions générales de la police, comptent4. La sélection, l’éducation et la formation, la discipline et la supervision affectent les tirs policiers5. De même, il est apparu que la codification légale de l’usage des armes avait une importance.
Ce dernier point a fait l’objet de plusieurs déclarations ces dernières semaines sans que, pour autant, une analyse étayée n’ait été proposée dans le débat public. Après une série d’homicides par arme à feu commis sur des civils, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a réagi en assurant « tous les policiers et gendarmes de France » de son « soutien » : « Il faut encourager nos policiers et nos gendarmes, qui tous les jours risquent leur vie pour pouvoir rétablir l’ordre républicain » ; et le ministre d’ajouter : « Je ne suis pas de ceux qui doutent du travail de la police. A priori je fais confiance aux fonctionnaires qui sont sous mon autorité6 ». Les informations ont par ailleurs été présentées de manière plutôt alarmiste, en dénombrant les « refus d’obtempérer » selon une base horaire (« un refus d’obtempérer toutes les trente minutes »), ce qui ne rend pas compte du risque moyen par policier : plus un pays est grand, et plus il compte de policiers, plus un phénomène sera fréquent. Le ministre a, du reste, choisi de citer la statistique de l’intégralité des refus (27 700), laquelle comptabilise aussi les situations qui ne présentent pas de danger pour les policiers, au lieu de mentionner celle des seuls refus dangereux (4 5007), plus pertinente. De son côté, le directeur général de la police a déclaré : « Jamais la police n’est à l’origine de ce qui se passe8. » À la question : « La police française dégaine-t-elle trop rapidement ? », il répond : « Absolument pas » ; interrogé sur la loi de février 2017, qui a étendu le cadre d’usage des armes, et dont beaucoup se demandaient si elle était « trop floue », il répond de nouveau : « Non, absolument pas. » Il estime au contraire que les policiers sont de plus en plus confrontés à des situations de danger, faisant ainsi écho à la thèse de « l’ensauvagement de la société » portée par M. Darmanin et les organisations professionnelles majoritaires.
La police aurait donc « a priori » et « toujours » raison, même en cas d’homicide, et le cadre légal serait satisfaisant. Pourtant, même s’il est important de remarquer – et de saluer – un début de transparence dans la communication de certaines données relatives à l’action des polices par les inspections internes (par l’IGPN et IGGN), ces nombreuses affirmations publiques n’ont, jusqu’ici, pas été étayées par une étude systématique des cas de tirs policiers.
Les effets de la réforme de février 2017
Il est évidemment nécéssaire pour travailler à la résolution d'un problème de faire davantage de place à la connaissance. La question des homicides commis par les forces de police est ainsi une préoccupation des organes chargés de la protection des droits de l’homme, et une section du rapport « Global study on homicide » des Nations unies y est consacrée9. Précisons ici que l’homicide désigne l’action de tuer un autre être humain; on parle d’homicide policier lorsque c’est un policier qui tue un autre être humain.
Nous avons engagé un travail sur le recensement et l’analyse des facteurs associés aux tirs policiers mortels, afin d’essayer de mieux comprendre les déterminants des tirs ou encore ceux des décès. Concernant les tirs, nous ne disposons pas encore de toutes les données nécessaires10 ; nous nous concentrerons donc uniquement sur les décès. Les résultats que nous présentons ici sont les premiers issus d’une recherche plus large11. Faute d’un instrument de mesure officiel remontant jusqu’en 2011, nous avons eu recours à des sources de presse12 afin de recueillir et de classer l’ensemble des interventions policières mortelles. Nous avons fait de même en Allemagne (les données sont librement accessibles) tandis qu’en Belgique, nous avons eu communication par l’inspection de la police des décès consécutifs au tir d’un agent. Nous avons ensuite pris en compte ces éléments supplémentaires dans notre modèle ou, lorsque ce n’était pas possible, présenté les données séparément.
Les dénombrements que nous avons effectués confirment qu’en France, sur la période retenue qui s’étend de 2011 à 2022, les tirs policiers mortels sur les occupants de véhicules en mouvement sont plus fréquents à partir de la loi de février 2017. Pour s’assurer que la cause de cette augmentation se trouve bien dans la réglementation, nous avons procédé de manière quasi-expérimentale13, en mesurant si l’introduction d’une modification dans la loi fin février 2017 influençait ou non le comportement de tir des agents de police. Pour ce faire, il faut regarder de façon symétrique, et pour un nombre égal de mois avant et après le changement légal, les variations du nombre de décès causés par des tirs de policiers14.
Figure no 1 : Nombre mensuel moyen de personnes tuées par des tirs de police avant et après février 2017, par type de tir (véhicules en mouvements vs. autres tirs). Intervalle de confiance à 95 %
Pour mesurer la significativité éventuelle de l'effet de la réglementation, nous avons d’abord construit un modèle qui distingue les tirs des policiers sur les véhicules en mouvement de ceux effectués sur d'autres cibles, et ce chaque mois de septembre 2011 à février 2017, puis pour les mois postérieurs. Il utilise des données mensuelles, qui permettent d’articuler la mesure exactement autour du mois de la réforme. Puis, nous avons pris comme population de contrôle les tirs de police ayant eu lieu dans les pays voisins, pour lesquels nous avons réussi à obtenir des données valides, à ce jour, pour la Belgique et l’Allemagne. Grâce à ces deux dispositions, d’une part, nous avons vérifié que les tirs mortels sur les occupants des véhicules en mouvement étaient plus fréquents après la réforme de février 2017 (0.32 décès par mois à l'issue d'un tir sur un véhicule, contre 0.06 avant la réforme), tout en nous assurant que ce n’était pas le cas des autres tirs policiers mortels (0.52 décès après la loi, contre 0.59 avant) ; d’autre part, nous avons confirmé que cette élévation ne se produisait pas dans les pays voisins, ce qui permet d’exclure l’hypothèse d’une évolution plus générale des modes d’action policiers parfois qualifiée de « militarisation ». Ces premiers résultats interpellent. Si la loi de 2017, qui assouplit les conditions de tir sur les occupants de véhicules, était hors de cause, comment expliquer que ce soit uniquement ce type de tirs qui augmente ? Ainsi, nous pouvons conclure que les tirs plus fréquents sont bien spécifiques à la police française après février 2017.
D’autres facteurs déterminants
Ce n’est pourtant pas suffisant pour trancher. Les connaissances actuelles sur les tirs policiers mortels au niveau international montrent qu’ils sont associés à diverses causes : il existe des facteurs individuels, psychologiques, ou culturels (la prévalence d’une culture de l’honneur, par exemple) que nous laisserons ici de côté car ils ne sont pas susceptibles d’expliquer des changements de court terme dans les comportements. Mis à part ces causes, on retient notamment celles qui relèvent de la dangerosité de la situation dans laquelle un policier se place ou se trouve malgré lui (parce qu’il y est envoyé par exemple), ou encore celles qui renvoient à la formation des agents et à leur expérience.
À propos du rôle joué par la dangerosité des situations, il est délicat de trancher complètement, mais il semble que ce facteur ne soit pas de nature à invalider l’effet de la loi de 2017. De manière générale, en effet, la violence homicide décroit en France et en Europe, à la fois sur le long et le plus court terme, depuis le début des années 199015. Les décès de policiers en service sont également en déclin sur la même période16. Sur le plan routier, selon l’ONISR, les conducteurs ont un comportement de moins en moins accidentogène, mis en évidence par la baisse du nombre de décès, tandis que le nombre d’infractions à la réglementation sur la consommation d’alcool au volant décroit nettement, ce qui montre un souci accru pour les règles de prévention. La société devient donc moins violente. En ce qui concerne les situations de contrôle routier, il n’existe pas de décompte mensuel accessible aux chercheurs permettant d’en mesurer la dangerosité et d’étudier l’évolution des risques de décès pour les policiers. Les seuls chiffres disponibles sont les « Refus par le conducteur d’obtempérer à une sommation de s’arrêter dans des circonstances exposant autrui à un risque de mort ou de blessures » pour chaque année. Étant donné que nous n’avons pas d’indication sur la géographie de ces refus, il n’est pas possible de montrer leur correspondance avec celle des tirs. Peut-on cependant constater une corrélation entre la fréquence des refus graves d’obtempérer et celle des décès par tir policier ? Il y a bien une élévation des refus d’obtempérer enregistrés. Entre 2012 et 2016, le nombre moyen de refus graves d’obtempérer était d’environ 2 800, contre 3 800 en moyenne chaque année depuis 2017, soit une multiplication par 1.35. Néanmoins, il ne semble pas que cette augmentation puisse à elle seule expliquer la multiplication par 5 du nombre de tirs mortels sur véhicules en mouvement enregistrée entre les deux périodes. En effet, intégrer dans notre modèle le nombre de refus graves d’obtempérer17 n’invalide pas l’effet de la loi de 2017, probablement parce que ces refus avaient commencé à augmenter avant la loi, tandis que les tirs mortels n’ont augmenté qu’après.
Il serait également souhaitable de prendre en considération la sélection et la formation des agents. Le policier qui a tiré à Lyon avait vingt-trois ans ; celui qui a tiré au Pont-Neuf, à Paris, en avait vingt-quatre. Or nous savons que le niveau des agents recrutés a été diminué pour atteindre les objectifs politiques de recrutement en un temps court de 10 000 agents supplémentaires assignés lors du premier mandat d’Emmanuel Macron : près d’un candidat sur cinq est désormais admis dans les rangs de la police, contre un sur cinquante il y a dix ans. De même, la formation en école pour préparer les recrues a été réduite de douze à huit mois en juin 2020. Nous savons également que les policiers n’effectuent pas l'intégralité des exercices annuels au tir pourtant prévus par la réglementation. Cela fait au moins deux variables (niveau, tirs annuels) pouvant prétendre au statut de cause. Pour en tester la pertinence, il faudrait pouvoir traiter de manière statistique ces éléments d’âge, de date d’entrée et de durée de la formation ; ce qui n’est pas possible, faute de base accessible.
Les organisations syndicales majoritaires ont tenté, avec un certain succès, de cadrer le débat public, et de réduire l’explication des homicides policiers à une seule cause : les comportements dangereux des citoyens, et ici des conducteurs. Si l’on peut comprendre la logique d’organisations qui se mobilisent pour défendre les intérêts de leur groupe professionnel, fut-ce au détriment de celui des citoyens, il convient de noter que celles-ci ne semblent animées ni par la recherche de la vérité, ni par le souci d’une démonstration. Ces organismes n’ont d’ailleurs pas réalisé d’analyse des tirs, mais se sont plutôt livrés à des commentaires de manière précipitée, comme à Nice (tirs du 7 septembre 2022), lesquels ont très vite été confrontés aux vidéos partagées sur les médias sociaux, qui les contredisent18. La crédibilité des affirmations faites sur les plateaux TV et donc à prendre avec toute la circonspection qui s’impose. Si l’essentiel des commentaires journalistiques a porté sur une seule cause envisageables, les refus d’obtempérer, la littérature sur la police a depuis longtemps montré que les interventions policières mortelles et les homicides policiers s’expliquaient par une pluralité de facteurs. La réglementation en fait partie. Or elle dépend des élus qui la votent, pour une part, et de la direction des services de police, pour une autre, qui ont vocation à la préciser et souvent à la resserrer pour garantir la vie des citoyens. Le ministère de l’Intérieur, qui est en charge des deux forces nationales, aurait pu restreindre par le règlement des articles de loi souvent insuffisamment précis, comme de nombreux départements de police le pratiquent à travers le monde. Cela n’a pas été fait.
Sur la base des analyses réalisées à partir des données disponibles, portant sur les homicides policiers commis par tirs sur les occupants de véhicules en mouvement, il apparaît que la loi de 2017 a eu pour effet de plus fréquentes atteintes à la vie des citoyens par la police. Sur la base des séries mensuelles de décès disponibles, il est démontré que cet effet est significatif. Les motifs de cette loi étaient d’abord de satisfaire les revendications de syndicats majoritaires, et peut-être aussi de mieux équilibrer le droit des policiers à tirer et le droit des citoyens à la vie. En étendant l’irresponsabilité pénale des policiers, elle a néanmoins affecté un équilibre délicat. Peut-être les élus croyaient-ils que les principes supérieurs de proportionnalité et d’absolue nécessité allaient prévaloir et encadrer cette liberté plus grande de tirer ? Si tel est le cas, ils se sont trompés, et c’est la règle la moins haute dans la hiérarchie des normes qui a finalement prévalu. En démocratie, une police doit assumer des responsabilités plus grandes. Faut-il rappeler que le droit à la vie et le premier des droits fondamentaux ? Nos résultats devraient interpeller les parlementaires et le ministère de l’Intérieur et les pousser, dans une approche pragmatique, à approfondir leur connaissance, afin de reconsidérer la pertinence de la législation au vu des faits. C’est d’autant plus nécessaire qu’aucune preuve de l’utilité des homicides policiers sur la sécurité de la société n’a été apportée jusqu’à présent en France.
- 1. Voir la base de données librement mise à disposition par le site d’information Basta! ; voir également le rapport annuel de l’IGPN, qui est désormais disponible avec une série rétrospective bien que sur une plus courte période.
- 2. Les policiers peuvent désormais tirer si les occupants sont susceptibles de perpétrer dans leur fuite des atteintes à leur vie, à leur intégrité physique ou à celles d'autrui.
- 3. Sébastian Roché, La Nation inachevée. La jeunesse face à l’école et la police, Paris, Grasset, 2022.
- 4. Peter Scharf et Arnold Binder, The Badge and the Bullet. Police use of deadly force, Westport, CT, Praeger Publishers, 1983.
- 5. Laurence Miller, “Why cops kill: The psychology of police deadly force encounters”, in Aggression and Violent Behavior, vol. 22, May-June 2015, p. 97-111.
- 6. Gérald Darmanin, dans une déclaration du 19 août 2022.
- 7. Voir les chiffres de l’ONISR pour la dernière année connue.
- 8. Voir l’entretien diffusé par France Info, « Tir lors d’un refus d’obtempérer : “Ce n’est jamais la police qui est à l’origine de ce qu’il se passe”, affirme le directeur général de la police nationale », 8 septembre 2022.
- 9. Un résumé de ce rapport est disponible en ligne.
- 10. Nous avons émis des demandes auprès du ministère de l’Intérieur, de la police et la gendarmerie pour obtenir les informations mensuelles nécessaires ; l’instruction de ces demandes est en cours. Une fois obtenues, l’analyse des tirs pourra être effectuée.
- 11. Sebastian Roché, Paul le Derff, Simon Varaine, Citizens’ right to life versus police freedom to use of weapons. A quasi-experimental study on the effect of regulation (à paraître).
- 12. À l’aide de la base de données presse Europresse qui répertorie un très grand nombre de médias.
- 13. Thomas D. Cook et Donald T. Campbell, Quasi-Experimentation: Design and Analysis Issues for Field Settings, Boston, Houghton Mifflin, 1979.
- 14. Il est nécessaire de prendre en compte plusieurs années en raison de la nature particulière des données : de nombreux mois comportent la valeur zéro, et les totaux annuels sont rarement supérieurs à 10.
- 15. Voir par exemple le travail de Matt Ashby, réalisé à partir des données Eurostat, « Chart: Homicides haven’t only increased in Britain », 27 janvier 2020.
- 16. Voir les données mises à disposition par le Mémorial des policiers français victimes du devoir.
- 17. Dans l’attente des séries mensualisées, nous avons attribué à chaque mois de l’année la valeur moyenne annuelle.
- 18. Certaines de ces vidéos ont été diffusées sur la chaîne YouTube de L’Obs.