
Naître à la parole
L’Assemblée constituante chilienne s’est longuement penchée sur des problématiques formelles, relatives à la prise de parole et à la représentation politique, plutôt que sur des sujets de fond. Ce formalisme permet de ménager un espace de participation pour des sujets politiques jusqu’ici ignorés et invisibles.
Si l’on compare l’actuelle Assemblée constituante chilienne avec d’autres, on observe que certaines sont particulièrement bruyantes et dotées d’idées, tandis que celle qui a lieu en ce moment au Chili semble silencieuse, concentrée sur des problèmes formels, liés à la réglementation de la prise de parole.
Pensons à l’Assemblée nationale constituante française de 1848. C’est à ce moment-là qu’on entend le magnifique discours de Victor Hugo en faveur de l’abrogation de la peine de mort. Ce discours est hué ou acclamé par l’Assemblée. Au Chili, durant la Constituante en cours, dont le processus est entièrement public, le débat a jusqu’à présent moins porté sur des principes politiques que sur la façon dont on accède à la parole et sur ceux et celles qui peuvent être considérés comme sujets et objets d’une constitution. Alors que, d’un point de vue politique, ce qui a été le plus inattendu au Chili, ce sont les sièges réservés aux peuples indigènes dans l’Assemblée constituante, d’un point de vue formel, ce qui a fait principalement débat depuis le début du processus, ce sont des questions liées à la modalité de la prise de parole et à l’utilisation du langage en général : où se réunir ? Quel temps octroyer à la prise de parole ? Le mot « génocide » sera-t-il ou non employé pour aborder le massacre, récent, des peuples autochtones ? Qui parle quelle langue et dans quelle langue allons-nous nous adresser les uns aux autres ? Voici autant de questions qui ont été élaborées de façon interne ou sous forme de tribunes et de débats publiques. Ainsi, tandis que la Constituante de 1848 est flamboyante d’idées, au Chili, le processus aura été plutôt silencieux, réservé à des questions relevant du métalangage. Ce silence condamne-t-il à l’inertie des normes ? N’est-il que formel ? Quelle est la puissance politique de ce formalisme ?
Le problème du silence a été un thème central de l’actuelle Constituante. Avant même que des élections s’engagent pour en définir les membres, le débat public tournait principalement autour de la question de la page blanche. Allons-nous faire table rase de la Constitution antérieure, celle élaborée sous le régime de Pinochet, par Jaime Guzmán ? Ou allons-nous au contraire reconnaître cet héritage et, de façon plus générale, les principes qui guident actuellement la société ? Il s’agit de déterminer si, avec ce processus constitutionnel, il en va d’une refondation ou d’une transformation, d’un nouveau commencement ou plutôt d’une composition avec le passé – un passé douloureux, qui concerne la dictature et la façon dont elle a déterminé les structures sociales.
L’élaboration du règlement, qui a pris presque un an, a été une façon de déjouer cette alternative. En effet, se demander si l’on est ou non devant une page blanche revient à demander de quoi, de quels nouveaux principes, de quelle idée directrice il en ira dans cette nouvelle constitution. Or le règlement se préoccupe d’ouvrir le champ à de nouveaux acteurs politiques. Il est centré sur « le mécanisme, les instruments et les méthodologies de participation et d’éducation populaire constituante ». C’est la question qui ?, et non la question quoi ?, qui est privilégiée dans ce processus1. L’objectif du règlement consiste ainsi à définir des modes de participation au processus constitutionnel permettant d’inclure des sujets qui, jusqu’alors, ne jouissaient pas d’une reconnaissance politique. En plus des sièges réservés aux peuples indigènes, il est par exemple question d’ouvrir la Constituante aux enfants et adolescents, aux détenus, aux habitants et travailleurs des zones rurales et aux migrants. Le caractère formel de ce processus a donc bien un enjeu politique : il s’agit d’établir des principes communs à partir de ce qui jusque-là se tenait au bord du politique, voire du juridique.
Cette situation singulière, dans laquelle un règlement ne présuppose pas ses sujets mais leur donne droit de cité et les interpelle, signifie-t-elle que les principes de cette nouvelle constitution seront un mélange d’intérêts aussi divers que ceux des enfants et adolescents, des peuples indigènes (qui ne sont certainement pas homogènes) aussi bien que des individus dont les formes de vie et les modes de représentation politique sont issus de la colonisation ? On peut rapporter cette question à un débat qui, curieusement, n’a pas encore eu de retentissement public concernant l’idée rectrice de la constitution. Alors que, dans l’actuelle Constitution, le Chili est défini comme une République démocratique, il est désormais question de considérer le Chili comme une « démocratie plurinationale ». Ces deux formes ne sont pas nécessairement opposées. Toutefois, l’idée de démocratie plurinationale reste floue. En l’absence de « chose commune » (res publica), d’institutions où le commun s’incarne, ne risque-t-on pas d’être confronté à une tyrannie du pluralisme, et de se retrouver enfermé dans des mondes privés au lieu de favoriser la reconnaissance et la rencontre ?
Cette diversité d’acteurs articule la question de la reconnaissance à celle de la naissance.
Face à cet écueil, on peut toutefois penser que cette diversité d’acteurs articule la question de la reconnaissance à celle de la naissance. En effet, le problème n’est pas que les peuples indigènes, les enfants, les détenus ou les migrants ne soient pas reconnus, mais qu’ils n’aient pas de statut, c’est-à-dire pas de façon d’être sujets. En ce sens, ils ne sont pas enfermés dans une identité ; ils ont à naître comme sujet politique. C’est d’ailleurs cette absence de statut, de condition de sujet, qui enferme dans une pseudo-identité. À cet égard, on peut penser à l’intervention d’un représentant selk’nam de l’Assemblée constituante, José Luis Vásquez Chogue. Alors qu’il expliquait à l’Assemblée que ses grands-parents avaient été les seuls survivants d’un massacre et qu’à l’école, il avait toujours entendu dire que les Selk’nam n’existaient plus (ce qui revenait à nier sa propre existence), il a dû interrompre son discours sous le coup de l’émotion et une femme assise à ses côtés a pris sa main dans la sienne en marque de soutien. Il a alors raconté qu’il est difficile d’expliquer à l’Assemblée qui il est, tant que l’État chilien ne le reconnaît pas. Or, si ce « qui » a créé une telle émotion, c’est bien parce qu’il est tout entier à naître. En réalité, cette interruption de la parole lors d’un discours politique a été un processus – douloureux – de naissance, individuel et politique à la fois.
Revenons à la parole de Victor Hugo lors de la Constituante de 1848. Celle-là, certainement forte d’une reconnaissance, circule dans une Assemblée composée uniquement d’hommes. Dans ce contexte, on peut entendre l’idée grandiose de Victor Hugo, qui consiste à dire que la peine de mort ne peut être autorisée que par Dieu, alors que nous sommes seulement des hommes, mais on ne peut entendre la fragilité de l’être humain, seul argument qui conduira finalement à l’abrogation de la peine de mort, deux siècles plus tard. Dans une Assemblée composée uniquement d’hommes, aucune faille n’est audible. En revanche, le contexte mixte, hétérogène, de la Constituante chilienne, crée des vides, des brèches, qui rendent possible certaines ruptures. Sans rien garantir, elles pourraient fournir l’occasion pour que l’extrême formalisme du processus nous rapporte au langage et, ainsi, à ce qui nous constitue comme sujets politiques d’une autre façon. Paradoxalement, plutôt que de figer les individus dans une forme, ce règlement produit des failles dans les sujets. Loin d’être un projet refondateur ou en rapport de simple continuité avec le passé, la Constituante chilienne pourrait nous conduire à devenir autres devant une histoire qu’il faut lire et écrire à nouveaux frais2.