
Contre la vie appauvrie
Les précaires – le jeune qui n’est pas « rangé », l’artiste dont on ignore le travail, le « travailleur pauvre », la mère isolée qui multiplie les ménages… – vivent dans un entre-deux, ni exclus, ni inclus, soumis aux aléas de l’époque. La précarité devient la marque de notre modernité, avec la systématisation des risques de désaffiliation sociale (rupture familiale, isolement, perte d’emploi, contrat court et temps partiel subis, désœuvrement et dévalorisation sociale, chute des revenus, exclusion du logement, etc.), leur plus grande diversité (risques environnementaux, numériques, etc.), leur fréquence accrue au fil d’une même trajectoire de vie et une plus grande magnitude des difficultés quand ces risques se matérialisent. Rompant avec un siècle de structuration du corps social autour de l’émancipation individuelle et de la création d’assurances collectives, la démocratisation de la précarité constitue une victoire conservatrice.
Précariser
Depuis un peu plus de trente ans, le primat de l’efficacité concurrentielle s’est imposé à tous, débordant la seule sphère économique. L’équilibre assurance-émancipation en est déstabilisé. Des droits emblématiques de cet équilibre, tels que la limitation du temps de travail ou le droit à l’avortement, vacillent. La stabilité des affiliations et des droits est devenue le privilège d’une minorité. Pour les autres, la démocratisation de la précarité accompagne une sourde désintégration de la société, entretenue par l’escamotage des fruits du progrès et le déni du destin commun.
D’abord, le progrès n’est plus une conquête collective, mais une force anxiogène, tout entière dévouée à la recherche d’un profit individuel. Les conservateurs, gouvernants ou possédants, n’associent plus le progrès à l’ouverture de nouveaux droits, de nouvelles assurances contre des risques plus élevés d’aliénation. Non seulement ils ont accaparé les produits de l’automatisation et de la numérisation, mais ils en ont socialisé la précarité et détruit tout potentiel d’émancipation. Tous insistent sur l’inéluctable remplacement de l’homme inutile par la machine plus performante, ou sur sa concurrence généralisée et dérégulée. Ceux qui ne possèdent pas de machines doivent accepter l’exclusion ou la précarité : une vie appauvrie.
Ensuite, la démocratisation de la précarité s’organise autour de la confrontation individuelle à des risques toujours plus nombreux, ce moteur utile d’une croissance déshumanisée : la peur du chômage, de la perte de revenu, de l’obsolescence de ses compétences, alimente une compétition propice à l’exploitation de l’homme. Les progrès de l’assurance collective sont sapés par la « flexibilité », habillée d’une rhétorique vantant la mondialisation bienfaitrice, et consistant au détricotage en règle de cadres protecteurs. Par exemple, l’obtention d’un diplôme ne garantit plus une inclusion professionnelle et le fait de travailler, même au-delà de la quantité légale, ne suffit plus à « gagner sa vie ». Tous les risques ne sont pas également « dés-assurés », car tous ne servent pas également l’exploitation productive. Que le risque soit universel – être jeune, être vieux, devenir parent, devenir dépendant – et la socialisation de son assurance sera plus aisée, parce que perçue comme naturelle, à l’exception du risque « jeunesse ». En revanche, que la réalisation du risque touche un sous-groupe de personnes – perdre son emploi, échouer à l’école, vivre dans une famille pauvre – et la socialisation de son assurance sera remise en question. La robustesse de l’assurance collective est également relative au degré de responsabilité individuelle, réel ou fantasmé, associé au risque : par exemple, le traitement collectif du handicap est plus généreux que celui de la pauvreté.
Parallèlement à la « dés-assurance » collective des risques de la vie, le « chacun pour soi » est prôné comme la seule stratégie gagnante pour émanciper l’individu d’aliénations (familiales, sociales, communautaires) ou d’assignations (de genre, d’origine ethnique ou géographique) socialement construites. Cette généralisation de la concurrence comme forme de vitalité sociale condamne les revendications à rester atomisées ; elle les précarise. Les « modèles sociaux », jugés inadaptés, seraient à réformer dans le sens de l’anéantissement des recours collectifs et régulés (syndicaux, prud’homaux) et des mobilisations plus spontanées (manifestations menacées par l’assurance policière du risque terroriste). Sans recours institutionnel, il devient facile de diminuer les droits communs : le droit au soutien financier des moins riches que l’on rabote (par exemple, la baisse annoncée des aides au logement) ; la promesse de débouchés solides qu’on ne tient pas (aléas des admissions post-bac) ; le droit à la sécurité qu’on détourne en persécution systématique pour certains citoyens (par exemple, la mort d’Adama Traoré) ; le droit à une vie digne qu’on refuse à des milliers de migrants.
Comment le règne du « chacun pour soi » peut-il ainsi prévaloir ? Pourquoi est-il devenu le corollaire de l’émancipation de tutelles anciennes et nouvelles ? Les possédants dépensent des moyens colossaux pour bâtir des murs entre eux et les précaires. Pis, cette inégalité suscite le désir d’en être, de franchir les barrières plutôt que de les abattre, qui se transmet à travers une chaîne du « précariat », nouvelle hiérarchie sociale qui ordonne les individus selon leur accès aux assurances collectives et leur capacité d’établir les règles de révocation de ces assurances. Ce désir se nourrit d’une médiatisation outrancière de destins singuliers et brutaux, soit parce que le succès individuel prend la forme d’une victoire sur les autres, soit parce que la colère et la frustration s’expriment dans la violence.
La nouvelle charité
Face à cette flambée inédite de la vie précaire, on se tourne vers les recettes classiques de la lutte contre l’exclusion, pourtant pétries de contradictions et impuissantes. À leur fondement, on trouve l’acte de charité, selon lequel celui qui aide se penche vers celui qui est aidé, dans un geste supposé désintéressé de l’un pour atténuer la souffrance de l’autre.
Ce désintéressement est pourtant illusoire : il est vain, sinon dangereux, d’imaginer que le donateur agit sans intérêt propre, notamment celui de choisir les personnes auxquelles on vient en aide au lieu prendre les premières qui se présentent. La charité conditionne l’aide à la conformité au référentiel de valeurs de l’aidant, aux dépens de l’équité de traitement des personnes aidées. Instituée et révocable au bon plaisir individuel, l’aide charitable est aussi aléatoire. L’État-providence a sorti les enjeux de solidarité des mains privées pour en faire une politique publique de cohésion sociale garantissant, par les structures démocratiques, la poursuite de l’intérêt général et l’équité de traitement. Or à l’heure où la précarité redevient une norme et prend des formes nouvelles, la tentation d’un primat du privé sur le public, en matière d’inclusion sociale, fait son chemin. On vante les mérites et la flexibilité des fondations ; on dénonce le manque de performance des services publics ; on propose de s’appuyer sur le bénévolat pour faire face aux processus massifs de désocialisation. Forces d’appui précieuses, les fondations liées à des intérêts marchands, avec leurs bataillons volatils de bénévoles, ne constitueront pourtant jamais une réponse pérenne aux phénomènes structurels de raréfaction de l’emploi salarié, de ségrégation urbaine, d’éclatement des cellules familiales, d’isolement, etc.
Dans le cadre de la nouvelle charité, le soutien est strictement indexé à l’évaluation du mérite individuel de celui qui est soutenu. Cet attachement à la responsabilité plonge les personnes aux vies précaires dans un jeu de droits et de devoirs dont elles ne définissent pas les règles et qui suit une dynamique inexorable d’inflation des devoirs (comme l’interdiction de refuser plusieurs offres d’emploi et l’obligation de rendre des services bénévoles pour les bénéficiaires du Rsa), combinée à un étiolement des droits (comme le pilonnage des contrats aidés, jugés contraires au culte productiviste). Il en découle un abandon de leur quête d’épanouissement par les personnes précaires, qui estiment que la société ne peut rien pour elles, et un sentiment d’impuissance des services d’accompagnement et d’assistance, qui passent trop de temps à tempérer les frustrations, sans solution sérieuse à proposer.
Cette focalisation sur le mérite individuel revient à nier l’existence des déterminismes sociaux. Pourtant, comment considérer, en France, que près de neuf millions de citoyens pauvres, ou encore six millions de chômeurs et travailleurs précaires, sont autant d’incapables ? D’un côté, on demande une exemplarité sans faille à ceux à qui la vie en société a réservé un accueil compliqué. De l’autre, on ne pose aucune exigence particulière, en termes de contribution au bien d’une communauté, à ceux à qui la vie a tout apporté sur un plateau. On en viendrait presque à débrancher toute forme de soutien social pour ceux dont on estime qu’ils ne le méritent pas… puisqu’ils ne s’en sortent pas sans soutien.
Les approches caritatives entretiennent enfin une vision étroitement monétaire de la lutte contre la précarité, qui prend pourtant des formes multiples et complexes. Les enjeux d’accès aux droits (santé, logement, formation, etc.), de discriminations liées à l’origine ou au handicap, de fragmentation familiale, de pénibilité au travail, de flexibilité plus ciblée sur les emplois de services à faible qualification, ne se résolvent que partiellement via l’attribution d’aides financières. Ces dernières années, l’idée d’un chèque « Débrouillez-vous » a fait son chemin, selon une conception minimaliste du revenu universel, c’est-à-dire sans proposition émancipatrice associée.
Proposer
Comment se battre collectivement contre la précarité sans s’en remettre à la charité institutionnalisée ? Une politique de régulation démocratique permettrait à chacun de cultiver un sentiment d’appartenance et d’inclusion, des parcours de vie épanouissants et une forme de paix collective, en se fondant sur le principe d’égale dignité de chacun.
Reconnue depuis plus de deux cents ans, l’égalité universelle en droit peine à se réaliser dans les faits. Tout d’abord, l’inégal accès de chacun au droit, ou plutôt à ses droits, est un phénomène bien documenté : le non-recours aux droits est en constante progression et directement corrélé au niveau de précarité du contexte de vie. Ensuite, l’inégalité en dignité se manifeste dans le champ des activités humaines. Dans le cadre d’une vision caritative, stratifiée et concurrentielle de la société, des individus aux mérites inégaux ne se livreront pas aux mêmes activités : diversifiées et sophistiquées au sommet de la hiérarchie sociale, réduites aux besoins fondamentaux pour les précaires. Pourtant, il suffit d’observer la solidarité qui s’organise dans les écosystèmes de vie précaire (monde rural isolé, banlieues désœuvrées) et d’écouter leurs habitants pour percevoir que tous les citoyens désirent à la fois consommer et produire, fabriquer des ouvrages qui demeurent, participer au monde commun et à la vie en société, réfléchir et rêver1. Voilà la dignité, et un objectif politique de premier ordre : quand la société rend possible, pour chacun de ses membres, l’expression harmonieuse de toutes ces activités.
Chacun aspire à participer, même modestement, à l’amélioration du monde commun. Nous proposons de reconnaître le droit et de garantir les moyens à chacun de s’impliquer dans la vie démocratique en multipliant les propositions et les espaces de participation. La systématisation de la précarité a épuisé la capacité libératrice et gratifiante des activités « travail » et « œuvre », au point de nourrir une société de « travailleurs sans travail », ainsi que d’ouvriers sans ouvrage. Contre l’alternative de l’entrepreneur et du paresseux, une société moderne et fondée sur la dignité de ses citoyens doit proposer à chacune et chacun des activités de travail et d’œuvre de qualité (reconnaissance de leur utilité sociale, rétribution décente, prévisibilité, convivialité, confort dans l’exercice de l’activité, etc.). Contre la précarité démocratisée, nous devons en outre imaginer collectivement un nouveau contrat d’assurance sociale qui protège, contre les aléas de la précarité, les jeunes dès leur majorité, les parents isolés, les immigrés, les travailleurs touchés par l’automatisation, dans la même ligne généreuse que l’assurance santé universelle ou le minimum vieillesse.
Pour s’extraire de la bataille de l’équilibre entre les droits et les devoirs, nous pensons essentiel de mettre la notion de proposition au cœur des politiques de cohésion sociale. À la multitude précarisée, quel soutien, quelle reconquête de stabilité proposent nos sociétés actuelles ? Que proposent les services publics et leurs partenaires, qu’ils œuvrent pour la formation, l’aide sociale, l’accès à l’emploi, etc., aux personnes qu’ils accueillent et accompagnent ? Cette notion de proposition se situe à la lisière entre ce qui relève de la responsabilité de la collectivité – émettre les propositions – et celle du citoyen – participer à leur conception et s’en saisir. Face à la démocratisation de la précarité, nous rêvons d’un droit à la proposition.
- 1.
Selon Hannah Arendt, la modernité doit pouvoir reposer sur un équilibre entre la contemplation, le travail, l’œuvre et l’action : voir H. Arendt, la Condition de l’homme moderne [1958], traduit par Georges Fradier, préface de Paul Ricœur, Paris, Pocket, 2002.