
Patrimoines contestés
Introduction
La contestation du patrimoine colonial et esclavagiste relève d’une pratique iconoclaste de vexation des symboles. On peut l’appréhender comme une contre-proposition, ou comme un mode non professionnel d’animation du patrimoine, qui participe à ce partage du sensible qu’on appelle l’histoire.
Alors que le projet était de profiter du temps et de la distance pour mieux comprendre les différentes formes qu’avait prises la contestation du patrimoine colonial et esclavagiste à la suite de l’assassinat de George Floyd le 25 mai 2020, le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février dernier a imposé de réfléchir à nouveau au sens de ce numéro d’Esprit. Dans un tel contexte, était-il toujours opportun d’étudier les raisons et la façon dont les signes de l’histoire avaient été interpellés, altérés ou dégradés au cours des deux dernières années ? À l’aune de la guerre – non pas de la seule destruction des signes, mais bien de maisons ou d’hôpitaux, et de la mort de femmes, d’enfants ou d’hommes –, quel sens pouvaient prendre l’observation et l’analyse d’une statue taguée, d’une autre déboulonnée, ou de la pression communautaire pour le retrait d’une image perçue comme une offense et encore sa soustraction d’un espace public jugé complice ?
D’une certaine manière, les textes qui forment ce numéro font la démonstration que l’angle patrimonial est une entrée – parmi d’autres – dans la compréhension des conflits, probablement moins à l’échelle interétatique qu’au sein d’une même nation : entre groupes sociaux ou entre communautés culturelles, voire entre générations, tels qu’ils sont pris dans le processus historique d’ajustement continu des valeurs qui président à la vie collective. Aussi avons-nous tenu à raccorder plus explicitement notre projet à l’histoire de la violence, en conscience de ses différents niveaux d’intensité. Seule la variété des exemples développés dans l’ensemble des articles convainc de la nécessité de comprendre les agressions, même minimes, des statues, la maltraitance, même superficielle ou réversible, des monuments et, d’une manière générale, les vexations de divers ordres des symboles (gribouillis visant à souiller, slogan intempestif, attribut dérisoire, bris spectaculaire…) pour mieux les situer dans la galaxie des voies de fait. Cette hétérogénéité des cas exige en effet le déploiement d’une grille qui permette de saisir à sa juste place chaque événement dans sa singularité et dans l’archétype qu’il décline.
Ainsi, Jérôme Bazin rouvre le dossier du cimetière des statues staliniennes dans les pays communistes d’Europe de l’Est dans les années 1950. Il nous invite à penser cette intervention de l’État dans le but de sauvegarder des effigies héroïques devenues problématiques comme une forme de préemption du débat public qu’aurait pu provoquer une interpellation citoyenne. Éloi Ficquet replace l’appropriation, par la communauté d’opposition éthiopienne oromo, d’un geste relevant du répertoire de la vague de déboulonnage des statues de confédérés aux États-Unis au cours du printemps et de l’été 2020. Le détour par le geste vandale américain permet à la fois d’inscrire la guerre civile en Éthiopie dans un mouvement de soulèvements citoyens qui s’est acquis une audience politique internationale et, en même temps, de requalifier la figure historique de l’empereur Haylè-Selassié, ainsi associé aux figures illégitimes de pouvoirs violents, et nullement épargné par la couleur de sa peau. Enfin, Audrey Célestine élargit le spectre de la compréhension des déboulonnages survenus à la Martinique au cours de l’été 2020, relativisant toutefois la pertinence de les inscrire dans une série d’événements internationaux à la suite de l’assassinat de George Floyd. Au contraire, le contexte éclairant est ici celui de l’histoire locale, qui se caractérise par un épuisement de l’efficacité des formes traditionnelles de lutte contre la vie chère, mais aussi par l’actuelle béance dans la transmission intergénérationnelle du combat politique.
En France, les travaux fondamentaux des historiens Jacqueline Lalouette et Emmanuel Fureix ont permis d’appréhender ce moment de crise historienne et culturelle, parce qu’ils donnent accès à la diversité de la statuaire publique, comme à la longue durée des interventions iconoclastes1. Leurs ouvrages relativisent l’effet de surprise face à cette internationale du démontage des symboles nationaux, caractérisé par une irruption soudaine et un nombre élevé de déboulonnages, qui saisit les sociétés au sortir du confinement dû à la pandémie. Dans ce numéro, la compréhension des événements par Claire Barbillon, à la fois conservatrice et historienne de la sculpture, tient d’un souci patrimonial dont elle revendique la compatibilité avec les transformations sociales.
Les pistes ouvertes par l’anthropologue Daniel Fabre dans la compréhension des manières de vivre et d’habiter le patrimoine s’avèrent particulièrement utiles pour saisir les interventions relevant de ce moment Black Lives Matter dans lequel nous sommes encore2. Ses enquêtes ethnographiques ont révélé le décalage qui s’installe entre un monument et ses contemporains : outre les acteurs du tourisme et du patrimoine, les usagers involontaires qui n’ont choisi la proximité avec une effigie ni sur le plan symbolique ni sur le plan spatial. Cette proximité subie provoquerait des sursauts de distinction qui se manifesteraient, entre autres, par l’endommagement de l’aura au moyen de la dégradation ou de la pollution de l’objet. Avec Michel de Certeau, Daniel Fabre qualifie ces gestes de « tactiques locales d’appropriation » et en inventorie les formes : parcourir, grimper, figurer, écrire, quatre formes d’action liées au mode d’habitation du patrimoine, auxquelles nous voudrions ajouter vexer, dans le sens de malmener, heurter voire faire une ruine. En effet, ce sont des processus et/ou des modes non professionnels d’animation du patrimoine que les deux dernières années ont incarnés.
Ce sont des processus d’animation du patrimoine que les deux dernières années ont incarnés.
Le temps présent serait alors une des réponses à la question posée par Daniel Fabre en 2010 : « À ce tournant de l’histoire, on voit donc se confronter le pressentiment d’une perte de mémoire, qui affecterait l’ambition monumentale en soi, et l’évidence qu’une émotion moderne est à la source du goût pour les ruines qui, elles, demeurent d’inaltérables machines à exciter le sentiment du temps. Mais ne serait-il pas possible de conjoindre le projet pédagogique national qui multiplie les monuments pour la mémoire et la mystérieuse force d’évocation qui émane des lieux du passé ? Telle est la question qui hante depuis le xixe siècle les politiques d’une incarnation et d’un partage sensible de ce que l’on continue à nommer l’“Histoire”3. » Si l’on acceptait de prendre au sérieux le moment historique défini par Daniel Fabre et d’interpréter l’été 2020 comme son pic, il faudrait envisager que ce que certains ont ressenti comme une remise en cause de l’histoire et comme le risque d’une « perte de mémoire », d’autres, tout autant habités par le désir d’histoire, voyaient au contraire dans la fabrique de la ruine (au sens large de l’altération de l’unité originelle du monument) le meilleur moyen d’« exciter le sentiment du temps ». Si cette explication s’avère un outil pour comprendre les événements patrimoniaux de 2020, il faut aller au bout de la préconisation de l’anthropologue et envisager la réconciliation des deux bords autour du « partage sensible de ce que l’on continue à nommer l’“Histoire” ».
- 1. Jacqueline Lalouette, Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes (France, 1801-2018), photographies de Gabriel Bouyé, Paris, Mare et Martin, 2018 ; et Emmanuel Fureix, L’Œil blessé. Politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019.
- 2. Daniel Fabre, « Introduction. Habiter les monuments », dans D. Fabre et Anna Luso (sous la dir. de), Les monuments sont habités, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010, p. 17-52.
- 3. Ibid., p. 31.