
En Ukraine et en Russie, le temps de la guerre
Introduction
La guerre en Ukraine est une agression violente, conduite par une association de malfaiteurs sur la base d’un mensonge d’État. Cette confiscation du passé est aussi, pour les Russes, une confiscation de leur avenir. Mais il existe en Russie un travail critique clandestin qui rétablit patiemment la vérité des expériences.
La guerre fait tout exploser. Elle remet en cause analyses, certitudes et calculs économiques. Elle invalide le discours politiquement correct et stratégiquement faux, qui a altéré la pensée et l’action, en France comme dans d’autres pays européens, pendant de longues années. La guerre en Ukraine ouvre béant le gouffre de l’horreur, de la déraison et de l’inhumanité. C’est une guerre de terreur, de destruction, de meurtres de civils, contre une société européenne et pacifique, contre un grand pays de 45 millions d’habitants, à la frontière de la Pologne, de la Hongrie, de la Slovaquie et de la Roumanie.
C’est une agression d’une violence extrême, décidée par un homme, entouré d’autres hommes, sur la base d’un mensonge d’État, toujours plus monstrueux, propagé par une puissante machine de propagande et de répression. La désinformation et les images fabriquées d’horreurs commises par les prétendus « ennemis nazis » ont pour but d’installer un chaos cognitif, une terreur dans les têtes, une sidération des Russes qui, pour une moitié d’entre eux, restent otages de la télévision. Dans les écoles, les instituteurs doivent mettre en scène les enfants soutenant l’« opération militaire spéciale » et en diffuser les images. Les recteurs d’université et directeurs de théâtre doivent démissionner s’ils refusent de cautionner l’invasion. Car ils savent que les Ukrainiens n’ont jamais menacé la Fédération de Russie et ses 140 millions d’habitants. Ce sont le Kremlin, son armée, ses mercenaires, ses guébistes et ses cyber-attaqueurs qui ont agressé l’Ukraine au printemps 2014, annexé la Crimée et occupé la partie orientale du Donbass. Ce sont eux qui harcèlent, emprisonnent les opposants et la société civile russe, et n’hésitent pas à tuer. Ils écrasent non seulement les nouveaux dissidents, mais leur propre peuple, et mènent une forme de guerre en Russie même.
Ces hommes, et ceux qui leur obéissent, sont coupables de crimes de guerre. Et pourtant, certains de nos politiciens dissertent sur la dénomination du régime et de son chef, hésitant à définir le diktat et les crimes par les mots « dictature » et « dictateur ». Mais quel gouvernement pourrait se prétendre démocratique en commettant de tels crimes contre un pays voisin, au mépris du droit humanitaire et des conventions internationales ?
Il est essentiel de dire la vérité aux citoyens français et européens, de ne pas leur faire espérer des « percées diplomatiques » ou des arrangements avec un groupe d’hommes sans foi ni loi. Il faut leur dire que nous nous sommes trompés : le danger était là, mais il n’a pas été traité comme une menace existentielle.
Il est trop tard pour chercher à gagner du temps. Il est illusoire d’attendre un mea culpa des agresseurs. Tant pis si nous n’avons plus d’« État » avec lequel négocier à Moscou. Cela fait des années que la Russie n’est plus gouvernée par des hommes d’État, mais par une association de malfaiteurs qui s’est emparée des institutions publiques, a piétiné la Constitution, spolié les ressources et manipulé le suffrage universel.
La Russie n’est plus gouvernée par des hommes d’État, mais par une association de malfaiteurs.
Cette réalité était pourtant observée, analysée, dénoncée par nombre d’universitaires, d’experts ou de journalistes ayant une connaissance sûre de la Russie et de l’espace post-soviétique. Avec constance depuis une vingtaine d’années, Esprit s’en est fait l’écho en publiant des articles sur la dérive du régime Poutine, les conflits et l’ingérence extérieure, ainsi que sur la demande de droit et de démocratie en Géorgie, au Bélarus, en Ukraine, en Moldavie, en Arménie, et sur la menace que les autoritarismes font peser sur les sociétés démocratiques. Dans la droite ligne de ses engagements plus anciens aux côtés des dissidents d’Europe centrale, la revue a prêté attention aux intellectuels, artistes et citoyens engagés, représentant la diversité de sociétés en pleine transformation, marquées par les crimes et les souffrances du passé soviétique et aspirant à un autre avenir.
« Deux considérations anthropologiques fondamentales ont motivé notre construction après 1991 », nous dit en ouverture de ce dossier le philosophe ukrainien Constantin Sigov, resté à Kiev avec son fils pour défendre la ville : « Pouvoir ne plus avoir peur de la violence et avoir le droit de dire la vérité. »
De cette aspiration fondamentale, il est question dans quasiment tous les articles de ce dossier, dont le projet s’était d’abord précisé à la fin de l’année 2021, alors que la justice russe prononçait la dissolution de l’association Memorial International, puis du Centre de défense des droits de l’homme Memorial. Après des années de harcèlement judiciaire, ces décisions iniques signalaient qu’un nouveau seuil décisif avait été franchi dans la répression et la fermeture des derniers espaces de liberté intellectuelle et politique en Russie. Le pouvoir poutinien entendait achever son entreprise de réécriture du passé, dont l’invocation obsessionnelle de la « victoire russe contre les nazis » en 1945 ne sert plus aujourd’hui qu’à imposer la guerre permanente contre l’ennemi ontologique que serait l’Occident.
Établir patiemment la vérité des faits et des expériences, collecter des preuves et entendre des témoignages, comme l’on fait avec constance les historiens et citoyens dans l’association Memorial, comme le font aussi tant de romanciers, de cinéastes et de journalistes, c’est au contraire lutter contre la confiscation de ce passé, qui est aussi, pour les Russes, les Ukrainiens ou les Bélarusses, une usurpation de leur avenir. Dans la version qu’en donnent Vladimir Poutine et ses sbires, les peuples seraient enfermés dans un éternel retour, sommés de prendre une revanche sur l’histoire, condamnés à des luttes sans merci. L’usage dévoyé du droit et des tribunaux pour habiller la répression interne, l’instrumentalisation de l’information et des réseaux sociaux pour semer le trouble et la division, le recours à la menace et au chantage dans l’arène internationale font système : il s’agit toujours d’écraser l’ennemi.
Aujourd’hui, la guerre provoque une incertitude immense, mais elle crée aussi une ouverture, une obligation de reconsidérer les postulats des vingt dernières années sur le régime Poutine et sur l’avenir des pays de l’entre-deux, pris en étau entre Moscou et l’Europe, entre la dictature et l’État de droit. Le droit des Ukrainiens à vivre dans un pays libre et souverain doit être défendu. En Russie, il nous faut soutenir la résistance contre la guerre en Ukraine.
Comment penser aujourd’hui ce qui était inconcevable hier encore ? Comment anticiper les conséquences de la guerre sur l’Europe, la Russie, l’Ukraine, le Bélarus et le monde entier ? Cette mission intellectuelle, humaniste et citoyenne semble difficile à mener aujourd’hui, mais nous devons nous y atteler. Elle est en effet essentielle pour préparer l’avenir, aussi inconfortable soit-il.
Rien ne serait plus grave qu’un retour à la Realpolitik, au repli protectionniste et souverainiste, à la stratégie trompeuse d’une « diplomatie économique » pour contenir les dictateurs. L’expérience nous a montré maintes fois, et pas seulement à l’égard de la Russie ou de la Chine, qu’on n’achète pas la paix au moyen de deals conclus avec des pouvoirs autoritaires. Par « sécurité », ces pouvoirs entendent la protection des clans dirigeants, la corruption, le contrôle de plomb sur les autres acteurs, la répression des minorités, la militarisation et l’enfermement de la société. L’Europe doit aujourd’hui être capable de promouvoir une tout autre notion de la sécurité, qui englobe celle des individus, des sociétés, des institutions publiques, de l’information et des libertés, de la culture, de l’économie, des flux et des échanges, et qui fasse droit à la pluralité des cultures, des expériences et des convictions.
En Ukraine, la résistance a trouvé des ressources, tant morales que matérielles, qui forcent l’admiration et nous invitent à défendre à notre tour, avec la même vigueur, les valeurs « indivisibles et universelles » au fondement de l’Union européenne. L’élan de solidarité envers les Ukrainiens a été massif et spontané. Faisons en sorte qu’il enclenche un cycle vertueux, écartant le souverainisme xénophobe et les attaques contre la démocratie. La conscience européenne est aujourd’hui fondée sur la responsabilité qui nous incombe de préparer l’avenir de tout un continent.