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Photo: Arno Mikkor (EU2017EE) Flickr
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Le conservatisme de Boris Johnson

En s’identifiant au passé impérial du Royaume-Uni, Boris Johnson renoue avec le conservatisme de la fin du XIXe siècle, qui voit dans le libre-échange une manière de favoriser la paix et la permanence de la puissance britannique.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, le conservatisme britannique a suivi deux directions principales. Jusque dans les années 1970, les tories sont restés plutôt fidèles à la doctrine one-nation que l’on attribue traditionnellement à Disraeli. Pour l’ancien Premier ministre de la reine Victoria, les conservateurs ne devaient pas nier les méfaits de la révolution industrielle sur les classes laborieuses. Les plus aisés avaient donc une obligation morale de leur venir en aide en vertu d’un sentiment assez paternaliste. Le but était de préserver la stabilité sociale et l’ordre public. Avec les conflits mondiaux, les conservateurs ont ensuite soutenu un certain degré d’intervention de l’État afin de pallier les carences de l’initiative privée. Ils ont promu dès 1944 un National Health Service avant que les travaillistes (qui en avaient eu l’idée) ne le concrétisent. La perception «  disraélienne  » n’est, toutefois, pas progressiste. Elle ne vise pas à remettre en cause la hiérarchisation de la société, les traditions politiques et l’Empire.

À partir des années 1975, c’est une nouvelle déclinaison du conservatisme qui émerge avec Margaret Thatcher. Elle promeut une approche néolibérale du rôle de l’État qui se doit d’être limité. Il est perçu comme une gêne au libre fonctionnement du marché. Lectrice assidue de Friedman et de Hayek, Thatcher en retient l’ardente obligation de contenir la dépense publique, l’inflation et les acquis sociaux. Si l’économie au cœur de l’idéologie thatchérienne doit être libéralisée, il ne faut pourtant pas en déduire une approche libérale des questions de société et des liens entre l’État et les citoyens. La Première ministre est autoritaire, centralisatrice et fidèle à un certain ordre moral. Elle n’hésite pas à adopter une attitude impérialiste dans les affaires étrangères, ainsi qu’en témoigne le conflit des Malouines. Avec l’Union européenne, les rapports sont ambigus, mais finalement assez conformes à l’approche historique des Britanniques dans le champ de la diplomatie continentale : accepter de participer à ce concert d’États puissants, mais à la condition que le Royaume-Uni y gagne, c’est-à-dire que son commerce continue d’en profiter.

Laissant de côté un instant le clivage des tories sur la question de la construction communautaire (puisqu’on sait que l’actuel Premier ministre a soutenu le Brexit), comment se situe Boris Johnson par rapport à ces deux courants du conservatisme ? Le discours qu’il a prononcé le 2 février à Greenwich en donne des indications très claires. Il apparaît comme un véritable manifeste de la pensée politique de Boris Johnson dans le contexte des négociations sur les relations futures avec l’Union européenne.

Dans le fil de l’histoire

Le début de l’allocution du Premier ministre est marqué par une référence élégante aux lieux dans lesquels il s’exprimait. Au-delà de certaines attitudes et de convictions qui ont de quoi exaspérer, l’orateur est incontestablement doté d’une bonne culture classique. Le Old Royal Naval College abrite un vaste salon décoré par James Thornhill. L’œuvre est surnommée la «  chapelle Sixtine britannique  » en raison de sa beauté fastueuse. Reprenant les métaphores picturales du peintre baroque anglais, Boris Johnson a déployé un argumentaire qui renvoyait expressément à la vocation historique du Royaume-Uni. Le Premier ministre s’est résolument placé sous l’égide de Guillaume III et de la reine Marie II, qui trônent au centre de la fresque murale du Painted Hall. Le couple régnant à partir de 1689 aurait ouvert une période de « stabilité, de certitudes et d’optimisme », doublée d’une « explosion du commerce globalisé, propulsé par une nouvelle technologie navale ». Cette identification du Premier ministre au passé triomphal de Britannia n’est pas si coutumière dans le discours politique de ces vingt-cinq dernières années. Par cette envolée rhétorique, Boris Johnson renoue avec le conservatisme du xixe siècle et du début du xxe siècle qui a fait de l’empire commercial un trait caractéristique de la culture britannique. La mythologie whig est aussi présente1: Boris Johnson érige le Brexit en une nouvelle «  Glorieuse Révolution  » qui ouvrirait des espoirs similaires à ceux de 1688-1689.

L’analyse du Premier ministre est évidemment angélique. Elle l’est d’autant plus si l’on tient compte de la crise sanitaire actuelle dont l’un des motifs indirects est une mondialisation mal contrôlée des échanges. Comme d’autres États, le Royaume-Uni subit violemment une épidémie qui interroge la pertinence d’un certain libéralisme. Dans son discours, Boris Johnson, qui n’avait pas encore été victime du virus venu d’Asie, s’est fait le chantre du libre-échange contre le retour du protectionnisme, par une référence assez sommaire au philosophe Adam Smith et au spéculateur David Ricardo. Le Premier ministre a poursuivi sa démonstration en mentionnant Cobden, qui voyait dans le libre-échange « la diplomatie de Dieu » dans la mesure où il s’agit « du seul moyen crédible d’unifier le peuple dans des liens de paix, car plus les marchandises circulent librement entre les frontières, moins les armées les franchiront ». Cette logique est au cœur de la politique britannique depuis des siècles et Boris Johnson en fait un leitmotiv de sa conception des relations internationales. Le Royaume-Uni doit redevenir le héraut du libéralisme « dans un moment où l’humanité a besoin d’un gouvernement qui, quelque part, affirme sa volonté de soutenir la liberté des échanges ». La formule emprunte à une espèce de vocation messianique du Royaume-Uni que promouvait déjà une partie de l’élite parlementaire de l’ère victorienne.

Rule, Britannia ?

L’invocation d’une dialectique tory/whig est, finalement, très «  dix-neuvième, début vingtième  », période historique qui a vu la puissance britannique se déployer sur l’ensemble des continents. D’aucuns diront que l’actuel Premier ministre a rendu, en outre, un hommage implicite à son idole, Winston Churchill, qui fut aussi à l’aise dans le camp conservateur que dans celui des libéraux. Toutefois, Boris Johnson ne se contente pas de s’appuyer sur les plus belles pages du roman national écrites par les libéraux et les conservateurs. Il vante dans la seconde partie de son discours la qualité de la législation sociale et environnementale de son pays qui, sur bien des plans, serait plus ambitieuse que les standards promus par l’Union européenne.

Durant sa campagne de juillet 2019 pour prendre la tête du parti conservateur, Boris Johnson avait déjà manifesté sa volonté de réinvestir dans plusieurs services publics, au premier rang desquels figuraient le National Health Service et la police. Présenté au début du mois de mars 2020, le budget du nouveau chancelier de l’Échiquier, Rishi Sunak (un exemple de succès du multiculturalisme britannique selon ses admirateurs), marque un infléchissement dans ce sens comparé aux orientations des précédents gouvernements, plus proches du conservatisme thatchérien. L’actuel gouvernement s’extrait par exemple des pétitions de principe qui caractérisaient les orientations de David Cameron. Prétendant s’inspirer du concept de Big Society, fondé sur des solidarités collectives développées à partir d’initiatives locales et la participation active des citoyens au fonctionnement de certains services publics, ce dernier avait surtout mené une stratégie d’économies budgétaires drastiques.

Boris Johnson se présente en réalité comme un néo-réactionnaire.

En prononçant un discours empreint de lyrisme patriotique, qui rompt avec le langage technocratique, Boris Johnson se présente en réalité comme un néo-réactionnaire. Il assume un retour à une forme de paternalisme bienveillant, par l’idée de one-nation Britain, ce qu’avait d’ailleurs tenté d’esquisser Theresa May au moment de prendre le pouvoir en juillet 2016 (sans réussir à le mettre en œuvre). Cependant, ce projet, même s’il paraît moins destructeur que le néolibéralisme de Margaret Thatcher, se fonde sur des postulats erronés et des omissions opportunistes. Le Royaume-Uni n’est plus un empire au faîte de sa gloire. La mondialisation et la financiarisation ont accentué les inégalités sociales et territoriales. L’interventionnisme de l’État doit être réinventé bien au-delà de la simple reprise d’idées qui ont montré leurs limites dans le Royaume-Uni de l’après Seconde Guerre mondiale. La crise du Covid-19 a d’ores et déjà rendu obsolète une partie du discours du Premier ministre sur le libre-échange. Il faudra encore bien des efforts à Boris Johnson pour que son rêve de devenir un nouveau Churchill ne devienne réalité.

 

  • 1. Les whigs, assimilés à un courant libéral adversaire des tendances absolutistes des Stuarts, dominent la vie politique avec les tories avant d’être supplantés par les travaillistes à partir de la Première Guerre mondiale.

Aurélien Antoine

Professeur des universités, spécialiste du droit britannique, il est l'auteur de Droit constitutionnel britannique (LGDJ, 2016). Il a fondé et dirige l'Observatoire du Brexit (brexit.hypotheses.org), une plate-forme scientifique ayant pour but de suivre et d'expliquer en continu le processus de retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne.

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