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Matteo Salvini via Flickr
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Le populisme chrétien, un phénomène transatlantique ?

La politisation du christianisme connait différentes variantes : en Europe de l’Ouest, elle se joue sur les attitudes à l’égard des musulmans mais aussi de la famille chrétienne ; en Europe de l’Est, elle associe le refus de l’islam à la critique du libéralisme ; aux États-Unis, elle a basculé dans un national-conservatisme qui voudrait faire des émules en Europe.

Loin de se réclamer d’un électorat traditionaliste comme à l’époque de Jean-Marie Le Pen, le Rassemblement national se présente aujourd’hui comme laïque, voire « laïcard », dans ses batailles contre le port du voile ou la défense de la loi de 19051. Marine Le Pen se réfère pourtant fréquemment aux « racines chrétiennes de la France », tout comme Louis Aliot, qui semble connaître le nombre exact d’églises sur le territoire français. Elle n’hésite pas non plus à dénoncer la présence musulmane comme une invasion et un « basculement civilisationnel », tandis qu’au sein de son propre parti comme à sa marge immédiate, une nébuleuse catholique dite de « droite hors les murs » appelle plutôt de ses vœux le leadership charismatique de Marion Maréchal-Le Pen, pour porter haut sa bataille de France, faite de défense identitaire mais aussi de foi catholique et de conservatisme moral. Surfant sur cette vague, Éric Zemmour utilise la référence chrétienne à la fois comme symbole du « déclin français » et comme arme à plus large spectre, pour combattre le « grand remplacement » islamique2.

La politisation du catholicisme au sein de la droite populiste française n’est pas un phénomène isolé. Elle fait écho à la forte poussée en Europe, comme en Amérique, de la référence chrétienne au sein des mouvements identitaires et des partis nationaux-populistes. Le phénomène de « christianisation » des populismes a donné lieu à de nombreuses analyses depuis 2016, parallèlement aux recherches sur le populisme en général et ses effets politiques3. Plus rares pour l’instant sont les analyses de l’influence du populisme sur le christianisme4. Pour rendre compte de ces convergences, les chercheurs anglophones ont nommé ce nouveau courant politique Christian Nationalism, Christian Populism ou Christianism. En opérant un tour d’horizon international, on remarque cependant de forts contrastes géographiques dans l’utilisation de la référence chrétienne : plutôt superficielle en Europe de l’Ouest, la « christianisation » des populismes est beaucoup plus tangible en Europe centrale et aux États-Unis, de sorte que trois tendances, dans la défense des racines et valeurs chrétiennes des peuples et nations, se différencient. Le crédit que des électeurs chrétiens leur accordent ainsi que leur propre responsabilité dans cette évolution politique y sont inégaux. Le rejet de l’islam et de l’immigration musulmane, notamment, n’y joue pas exactement le même rôle : dans deux de ces trois tendances, la question de l’islam « conquérant » et de l’immigration indésirable est concurrencée par celle de la déliquescence des valeurs chrétiennes, étouffées par la tyrannie libérale. Cette concurrence signale une projection du populisme chrétien américain vers l’Europe. Elle explique aussi l’impossibilité d’un rassemblement idéologique transatlantique autour du nationalisme chrétien.

Trois variantes de « christianisation » des populismes

En Europe de l’Ouest, certains populismes et mouvements identitaires de droite ont fini par utiliser la référence chrétienne, en ce qu’elle permet d’exclure l’islam intrusif et l’immigré envahisseur du panorama national idéalisé. Cependant, comme c’est le cas pour le Rassemblement national, cette identité chrétienne, aussi importante qu’elle paraisse dans les discours et la symbolique, reste pour l’instant un vernis. Le vernis d’un préjugé facile à utiliser pour un électorat sécularisé, voire déchristianisé, souvent venu de la gauche populaire. L’illusion identitaire chrétienne que les populismes d’Europe de l’Ouest contribuent à façonner légitime sans discussion le rejet xénophobe – trop d’étrangers déchirent le tissu national – et le refus « viscéral » de l’islam. Ces populismes défendent aussi la laïcité, la promotion des femmes, leurs droits reproductifs et la liberté des homosexuels. Si la plupart des mouvements identitaires, comme Pegida en Allemagne, sont ostensiblement machistes et homophobes, les « partis de l’identité nationale » réussissent à combiner leur défense de la laïcité avec l’héritage du christianisme. En défendant la laïcité, voire le féminisme et l’homosexualité comme tend à le faire le Rassemblement national, ils justifient encore plus facilement leur rejet de l’islam.

L’orientation laïque de ces partis les pousse aussi à éviter les références chrétiennes dans leurs regroupements transnationaux. Séduire, dans ce contexte, les chrétiens pratiquants moins nombreux, voire minoritaires en Europe de l’Ouest s’avère compliqué. Car si ces chrétiens sont souvent circonspects face à une présence musulmane en croissance, tandis qu’eux-mêmes perdent leur visibilité et leur poids culturel, ils sont tout aussi inquiets de l’autre mutation sociale que représente le décentrement ou délitement symbolique de leur vision du couple et de la famille au profit d’une normalisation de l’homosexualité et des identités transgenres. Parallèlement, ils déplorent le manque de respect médiatique pour leurs croyances et pour les pratiques religieuses en général, islam inclus, dans une solidarité entre croyants impensable avant Vatican II. Les catholiques pratiquants sont par ailleurs assez hermétiques à la haine des musulmans et sensibles à la stigmatisation et aux difficultés des immigrés. De cette façon, leur électorat a résisté jusqu’à aujourd’hui aux sirènes populistes. Notons cependant que nous sommes peut-être à un point de bascule. Que continuent dans des églises des attentats parés d’intentionnalité vengeresse, que ces attentats continuent de toucher des prêtres et des fidèles, et la digue compassionnelle ainsi que le sentiment de proximité bienveillante des catholiques pratiquants envers les musulmans céderont. Un remous profond se fait sentir en France depuis les attentats de 2015, qui conteste l’assimilation charitable dans l’enseignement de l’Église catholique entre accueil du prochain et ouverture à l’immigration, laquelle signifie aussi, quand cette immigration provient d’espaces islamiques, l’accélération de leur propre minoration5. Une tentation populiste peut porter électoralement les chrétiens minoritaires vers des partis qui défendent leur religion.

En Europe centrale, la défense de l’identité catholique-chrétienne associe le refus de l’immigration musulmane avec la critique du libéralisme.

En Europe centrale, la défense de l’identité catholique-chrétienne est bien différente sur deux points : elle associe le refus de l’immigration musulmane à la critique du libéralisme et les chrétiens, plus nombreux, y votent majoritairement pour les partis qui portent celle-ci. Un ensemble de pays formant les anciennes terres du Saint-Empire catholique, soit l’Europe dite de Visegrád – la Slovaquie, la République tchèque, la Hongrie et la Pologne réunies en « groupe » depuis 1991 – plus l’Autriche, la Slovénie et la Croatie, possède des partis nationaux-catholiques puissants, même s’ils ne portent pas cette étiquette et préfèrent se considérer comme nationaux-populaires. Pour ces partis, la référence religieuse est à double fond. Elle enracine l’identité immémoriale du peuple-nation, scellée par la conversion et le baptême d’un antique roi fondateur. L’identité nationale permet d’invoquer un légendaire sacré, fait de passé glorieux, de royaumes et d’empires sanctifiés, ayant résisté maintes fois aux armées infidèles puis survécu à la période communiste. En même temps, la référence religieuse justifie l’exclusion des immigrés musulmans hors du périmètre national6, exclusion soutenue sans contradiction par le clergé catholique7.

Au premier abord, la mémoire nationale chrétienne et celle de la « résistance à l’islam » permettent un rapprochement transnational entre populistes de l’Ouest et nationalistes (catholiques) du centre de l’Europe, voire nationalistes orthodoxes d’Europe de l’Est, des Balkans et de Russie. Tous semblent partager une même vision du caractère non national et intrusif de l’islam. L’image du peuple en état de siège spirituel évoque pour les populismes et nationalismes d’Europe un mythe qui a émergé dans les années 2000 et s’est renforcé depuis : le « grand remplacement » et l’islamisation des sociétés occidentales avec en contrepoids la Reconquête – croisade révolutionnaire du peuple. Mais cette proximité intense se dissipe dans le détail. Les partis de « l’autre Europe » portent en effet une vision politique qui oscille entre démocratie populaire et tentation autoritaire. Ils remettent en cause l’État de droit démocratique-libéral, présenté comme une nouvelle imposition remplaçant la férule communiste8. Superposée à la guerre de civilisation contre l’islam se joue une autre guerre, celle des valeurs contre le libéralisme. Ces partis n’hésitent pas à s’en prendre à d’autres libertés, sous couvert de protection du peuple contre les comploteurs à l’œuvre – gays, féministes, athées, antichrétiens, apatrides des milieux d’affaires. Tous seraient en train de détruire de l’intérieur la grande civilisation chrétienne.

Le même alarmisme civilisationnel caractérise une troisième tendance, aux États-Unis, où la droite chrétienne a officiellement basculé dans le populisme trumpiste9. Cette tendance rassemble les catholiques électeurs et militants les plus conservateurs, associés aux évangéliques et aux néo-pentecôtistes, dans un grand œcuménisme radical. Les chrétiens radicaux prônent, au nom du « vrai » peuple américain, une politique anti-immigrée, antimusulmane et antilibérale. En même temps, leur American Christianism défend la nécessité d’un retour au christianisme public, la préservation des « vraies » valeurs américaines et la fin de la confusion morale dans les relations de couple et de famille, l’arrêt immédiat de la légalisation de l’avortement et du mariage homosexuel10. La campagne présidentielle de 2016 a permis la cristallisation de l’American Christianism, avec l’intégration insidieuse des relents suprémacistes de l’alt-right. La mandature de Donald Trump a pu être définie comme un temps de mise en œuvre du populisme chrétien qui s’est constitué avec lui11 : les élites américaines, corrompues, cupides, sans foi ni loi et organisées en mafia « globaliste », seraient responsables de l’effondrement annoncé des États-Unis. Selon Philip Gorski, l’intégration de ce récit dans la communication de la campagne de Donald Trump, en 2016, a servi de récit fondateur au national-populisme qui en est sorti. La référence chrétienne a été le facteur d’adhésion le plus important dans le vote pour Donald Trump et a fonctionné comme un levier de rassemblement populaire. Gorski parle d’une forme « sécularisée-civile » de nationalisme religieux, qui fait désormais de l’identité chrétienne américaine le creuset de l’appartenance nationale.

Une série d’ajustements théoriques a ainsi permis l’émergence d’une nouvelle synthèse politique états-unienne reprenant les thèmes de la droite religieuse. L’immoralité des élites sécularisées (qui détruisent la civilisation occidentale en institutionnalisant l’athéisme et en favorisant une interprétation dénaturée des droits et libertés) a fusionné avec la dénonciation populiste du complot des élites qui sacrifient leur patrie sur l’autel du libre-échange et de l’immigration de masse. Toutefois, si Donald Trump a eu la faveur des évangéliques et des électeurs catholiques blancs en 2016, les autres catholiques, qui composent 40 % de cette dénomination, n’ont pas suivi. En 2020, la majorité des catholiques américains, toutes couleurs confondues, a finalement voté pour Joe Biden, porteur d’une rhétorique compassionnelle.

Un élan « christianiste » (ex)porté par les États-Unis

Les idées de la droite religieuse américaine connaissent aujourd’hui un essor certain en Europe. À coups de transferts d’argent et de façonnage des opinions, une rhétorique américanisée a saisi les réseaux de la militance chrétienne dédiés à la défense de la famille et des droits humains. Mais elle a autant investi les partis et sommets internationaux entre leaders populistes et nationalistes européens organisés par… des acteurs américains12. Sonnant le tocsin d’une Europe dépeinte comme assoupie tandis que sa maison brûle, livrée aux flammes de l’invasion islamique, du libéralisme de l’Union et du mondialisme de Davos, les idées nationales-populistes américaines ont creusé de nouveaux sillons, en premier lieu desquels la guerre contre le « lobby gay » et les élites libérales qui le favorisent.

Ainsi, les réseaux de plaidoyer catholique qui ont cherché ces dernières années à freiner la normalisation de l’homosexualité et sa reconnaissance légale dans le mariage et la parentalité ont été lentement contaminés par un prêchi-prêcha homophobe et antiféministe – peu entendu en France – caractéristique de la droite chrétienne américaine depuis le tournant des années 2010. Ce discours répand l’idée d’un lobby gay mondial complotant au renversement des familles et des sociétés chrétiennes, y compris jusqu’au Vatican. C’est le cas par exemple de l’European Center for Law and Justice, branche européenne de l’American Center for Law and Justice (ACLJ), fondé en 1990 par le télévangéliste Pat Robertson avec mandat de « protéger les libertés constitutionnelles et religieuses », et actuellement dirigé par un proche de Donald Trump, Jay Sekulow. Cette organisation a contribué au conseil et à l’animation des débats médiatiques et des recours judiciaires d’associations catholiques ou de familles auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. En février 2020, elle s’est mise à dénoncer la mainmise du milliardaire George Soros sur cette Cour, le même Soros ayant été accusé par Fox News en 2010 de haïr les États-Unis et de vouloir détruire les valeurs américaines13. À partir de 2015, ce dernier est également pris en grippe par les populistes européens pour sa position médiatisée en faveur d’une grande politique d’accueil des réfugiés et de protection des « minorités sexuelles ». En Hongrie, le Premier ministre Viktor Orbán n’a pas hésité à le taxer de « financier américain qui spécule contre les peuples européens » : George Soros y a même fait l’objet d’une « consultation nationale » où il a été accusé de conspirer avec la Commission européenne pour faire entrer un million de réfugiés par an en Europe.

Les élections européennes de 2019 ont été un temps de connexion intense entre les réseaux de la droite religieuse américaine et les nationaux-populistes d’Europe.

À l’exemple de l’ACLJ, d’autres réseaux américains ont cherché à promouvoir la thèse du lobby gay dans les arènes politiques nationales d’Europe. Une enquête du média en ligne britannique openDemocracy – en partie financé par George Soros – affirme que le parti Vox en Espagne, créé en décembre 2013 dans le but d’abroger le mariage homosexuel, a été financé par les organisations américaines Howard Center for Family et Religion and Society14. La guerre de communication antigay venue d’outre-Atlantique s’est aussi largement appuyée sur des sites en ligne politico-religieux. La création de la plateforme de pétitions chrétiennes en ligne, CitizenGo, officiellement créée à Madrid en 2013, aurait été à l’initiative de Brian Brown, président du World Congress of Families, organisation fondée aux États-Unis en 1999, et d’Ignacio Arsuaga Rato, ancien membre de l’American Phoenix Institute et fondateur de l’organisation espagnole anti-LGBTQ Hazte Oír. Ces mêmes réseaux ont justifié leur lutte contre le développement des droits homosexuels en retournant l’argument de la discrimination et en déclarant les chrétiens comme les nouveaux discriminés attaqués par le lobby gay. Ainsi, le réseau catholique transatlantique Agenda for Europe, fondé en 2013 à Londres, s’est fixé pour objectif de contrecarrer toute légalisation sur l’avortement et les droits sexuels et reproductifs, au nom de la restauration de l’ordre naturel. L’efficacité législative – ou judiciaire – des organisations affiliées à Agenda for Europe depuis 2014 a été à la fois importante et méconnue. Leur action a conduit à de nombreuses restrictions, voire à des blocages sur la légalisation de l’avortement et du mariage homosexuel en Pologne, en Croatie, en Slovénie, en Slovaquie, mais aussi en Roumanie et en Bulgarie.

L’Euroxit incarne une autre idée chrétienne-conservatrice américaine selon laquelle l’Union européenne favorise le libéralisme antichrétien, et l’ouverture à l’immigration musulmane. Les élections européennes de 2019 ont ainsi été un temps de connexion intense entre les réseaux de la droite religieuse américaine et les nationaux-populistes d’Europe. En témoignent le World Congress of Families et son président américain Brian Brown, qui ont tissé suffisamment de liens avec des politiciens et des mouvements populistes et nationalistes de plusieurs pays européens pour les inviter à Vérone en mars 2019, pendant la campagne des élections du Parlement européen, à son 13e Sommet. Matteo Salvini, alors Vice-Premier ministre italien et secrétaire général de la Ligue, est ovationné quand il félicite le World Congress of Families d’être une vitrine de « l’Europe que nous aimons ». En outre, la campagne des élections européennes a vu se démener un protagoniste inattendu, Steve Bannon, conseiller de Donald Trump alors en retrait de la Maison Blanche, venu fonder à Bruxelles une organisation baptisée The Movement15, qu’il imagine comme le nouveau regroupement continental des populismes chrétiens européens et le fer de lance de leur victoire aux élections de 2019. Le slogan de Bannon tourne alors autour de la lutte contre « le parti de Davos », expression censée dénoncer l’élite financière, managériale et culturelle ayant « mené le monde occidental à sa perte16  ». Il récupère aussi dans sa communication la légende noire répandue par les catholiques américains à propos du pape François, décrit comme un « mondialiste » cumulant hérésie doctrinale, esprit de Davos et islamophilie. Leur narration complotiste, voire apocalyptique, associe la destruction de l’Union européenne et la démission ou le départ de « l’antipape » François comme conditions préalables à la reconquête chrétienne du continent17.

La nouvelle coalition judéo-chrétienne

L’offensive de Steve Bannon n’a pas suscité le raz-de-marée présagé. Non seulement l’ambition de l’Euroxit est devenue marginale avec la pandémie mondiale, mais elle a donné lieu à une réaction pontificale particulièrement médiatisée de soutien à l’Union européenne. Pour autant, l’imaginaire de la reconquête chrétienne n’a pas disparu et il a même rebondi en reconquête judéo-chrétienne, à partir des théories (complotistes) de l’extrême droite américaine notamment celle de l’Eurabia, théorie selon laquelle l’Union Européenne serait l’instigatrice d’une conspiration visant à faire de l’Europe une colonie islamique.

La théorie de l’Eurabia est née à la suite des attentats du 11 septembre 2001, se propageant comme une vérité parmi les conservateurs chrétiens américains, déjà convaincus par la thèse du choc des civilisations de Samuel Huntington. Cette théorie se confond avec les thèses de Gisèle Littman-Orebi, d’origine juive égyptienne, plus connue sous le nom de plume hébreu de Bat Ye’or. Cette dernière a consacré plusieurs années à des travaux sur le statut juridique de la « dhimmitude » et à l’histoire de ce statut imposé aux communautés juives et chrétiennes dans les empires musulmans. Elle a ensuite étudié le phénomène de l’impérialisme musulman et a fini par se lancer, après avoir déterminé cet impérialisme comme d’essence immuable, dans une démonstration complotiste à grand succès. Elle y décrit le processus quasi inexorable de la disparition de l’Europe et de l’Occident par la submersion arabo-islamique avec l’assentiment d’élites inconscientes, livrant leur civilisation à la « dhimmitude ». La théorie du « grand remplacement ethno-culturel-religieux » – reprise et popularisée en France par Renaud Camus – et celle de l’islamisation programmée de l’Europe – romancée par Michel Houellebecq dans Soumission – proviennent de sa thèse, selon laquelle juifs et chrétiens (d’Orient) sont liés solidairement par l’expérience et la mémoire de la « dhimmitude », pensée comme l’avenir prévisible de l’Europe.

Remise à l’honneur dans le « trumpisme », la théorie de l’Eurabia a donné corps au mythe de la civilisation judéo-chrétienne. De manière révélatrice, une récente initiative a été menée par l’Edmund Burke Foundation – un think tank américain, à l’origine catholique-conservateur – dont le nouveau président est Yoram Hazony, par ailleurs président du Herlz Institute de Jérusalem, une organisation consacrée à la défense du sionisme et à l’amitié judéo-chrétienne. L’Edmund Burke Foundation a lancé le projet National Conservatism, avec pour intention de renforcer un réseau transatlantique par des rencontres régulières. Pour la rencontre des 3 et 4 février 2020 à Rome, le thème retenu était God, Honor, Country: President Ronald Reagan, Pope Jean-Paul II, and the Freedom of Nations. De nombreuses fondations européennes appartenant à la mouvance nationale-conservatrice ont participé à l’événement. Le thème choisi pour le sommet n’aurait pu mieux symboliser cette nouvelle mouture civilisationnelle de la « judéo-chrétienté », Ronald Reagan et Jean-Paul II figurant l’alliance bénie, au temps de la guerre froide, entre les deux cités, celle des hommes et celle de Dieu, unies contre le communisme. En miroir, cette image de l’empire (judéo)-chrétien où temporel et spirituel marchent de concert pour le salut des nations projetait l’ombre inquiétante de l’anticouple, le pape François et l’Union sans tête, comme deux faux gardiens du faux empire libéral – les fossoyeurs de l’Occident.

  • 1. Voir Ivanne Trippenbach, « Le RN prêche l’identité chrétienne sans passer par le confessionnal » [en ligne], L’Opinion, 21 décembre 2018.
  • 2. Voir Gérard Noirel, Le Venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, La Découverte, 2019.
  • 3. Défini par Cas Mudde dans son chapitre “Populism: An ideational approach”, dans Cristóbal Rovira Kaltwasser, Paul Taggart, Paulina Ochoa Espejo et Pierre Ostiguy (sous la dir. de), The Oxford Handbook of Populism, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 27-47, comme une idéologie simpliste qui considère que la société est, en fin de compte, séparée en deux groupes homogènes et antagonistes, le « peuple pur » contre l’« élite corrompue », et qui soutient que la politique doit être l’expression de la « volonté générale » du peuple.
  • 4. Voir Yann Raison du Cléziou, « National-populisme et christianismes : les ressorts d’un ralliement paradoxal », Esprit, avril 2020.
  • 5. Voir Laurent Dandrieu, Église et immigration. Le grand malaise. Le Pape et le suicide de la civilisation européenne, Paris, Presses de la Renaissance, 2017.
  • 6. Voir Charlotte Boitiaux, « En Pologne, le virage anti-immigration d’un pays… qui n’a accueilli aucun réfugié », InfoMigrants, 14 novembre 2017 ; Ewa Tartakowsky et Paul Zawadzki, « Politique et religion en Pologne », dans Alain Dieckhoff et Philippe Portier (sous la dir. de), L’Enjeu mondial. Religion et politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 297-305.
  • 7. Voir Florence La Bruyère, « Pour l’Église de Hongrie, “Ce n’est pas des réfugiés, mais une invasion” », Libération, 9 septembre 2015.
  • 8. Voir Ryszard Legutko, The Demon of Democracy: Totalitarian Temptations in Free Societies, trad. par Teresa Adelson, préface de John O’Sullivan, New York/Londres, Encounter Books, 2016.
  • 9. Voir Blandine Chelini-Pont, “The Catholic right in the making of US Christian populism”, dans Marie Gayte, Blandine Chelini-Pont et Mark J. Rozell (sous la dir. de), Catholics and US Politics After the 2020 Elections: Biden Captures the “Swing Vote”, Cham, Palgrave Macmillan, 2021.
  • 10. Voir Philip S. Gorski, American Babylon: Christianity and Democracy Before and After Trump, New York, Routledge, 2020.
  • 11. Voir Marie Gayte, “Religion, a significant factor in Donald Trump’s populism?”, dans Karine Tounier-Sol et Marie Gayte (sous la dir. de), The Faces of Contemporary Populism in Western Europe and the US, Cham, Palgrave Macmillan, 2021, p. 217-238.
  • 12. Ou avec leur aide financière, comme le fameux Congrès familialiste et démographique qui se tient à Budapest depuis 2017, sous la houlette du gouvernement hongrois, devenu un véritable sommet du Who’s Who national-chrétien.
  • 13. Voir Éric Lutz, “How George Soros became the target of Republican and far-right conspiracy theorists” [en ligne], Mic, 31 octobre 2018.
  • 14. Voir Francesc Badia i Dalmases et Sergio Calderón, “Reconquering Europe? Vox and the extreme right in Spain” [en ligne], openDemocracy, 27 mars 2019.
  • 15. Voir Nico Hines, “Inside Bannon’s plan to hijack Europe for the far-right” [en ligne], Daily Beast, 20 juillet 2018 et Peter Stubley, “Steve Bannon to set up ‘The Movement’ foundation to boost far-right across Europe” [en ligne], The Independent, 22 juillet 2018.
  • 16. Alessandra Bocchi, “Capitalism vs. tradition in Italy” [en ligne], First Things, 18 mai 2018.
  • 17. Voir Nicolas Senèze, Comment l’Amérique veut changer de pape, Montrouge, Bayard, 2019.

Blandine Chelini-Pont

Professeure d’histoire contemporaine à l’université d’Aix-Marseille, elle a notamment dirigé, avec Roland Dubertrand et Valentine Zuber, Géopolitique des religions (Le Cavalier Bleu, 2019).

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L’amour des marges. Autour de Michel de Certeau

Comment écrire l’histoire des marges ? Cette question traverse l’œuvre de Michel de Certeau, dans sa dimension théorique, mais aussi pratique : Certeau ne s’installe en effet dans aucune discipline, et aborde chaque domaine en transfuge, tandis que son principal objet d’étude est la façon dont un désir fait face à l’institution. À un moment où, tant historiquement que politiquement, la politique des marges semble avoir été effacée par le capitalisme mondialisé, l’essor des géants du numérique et toutes les formes de contrôle qui en résultent, il est particulièrement intéressant de se demander où sont passées les marges, comment les penser, et en quel sens leur expérience est encore possible. Ce dossier, coordonné par Guillaume Le Blanc, propose d’aborder ces questions en parcourant l’œuvre de Michel de Certeau, afin de faire voir les vertus créatrices et critiques que recèlent les marges. À lire aussi dans ce numéro : La société française s’est-elle droitisée ?, les partis-mouvements, le populisme chrétien, l’internement des Ouïghours, le pacte de Glasgow, et un tombeau pour Proust.