Pour une lecture sociale des revendications mémorielles « victimaires »
On décrypte souvent les revendications touchant à l’histoire en fonction d’une grille culturelle : les « communautés » seraient désormais en concurrence pour la reconnaissance. Pourtant, ces demandes mémorielles sont moins le signe d’un séparatisme latent que le support d’une démarche d’intégration et de conquête de la dignité.
À la bourse des mobilisations, en métropole comme outre-mer, les « revendications de mémoire » bénéficient actuellement d’une cote insolente. Des deux côtés des océans, l’engouement de la société civile rencontre les convoitises des professionnels de la politique. En témoigne, pour ne citer que quelques exemples récents, la multiplication des textes législatifs (de la loi Gayssot pénalisant le négationnisme à la loi Taubira relative à la traite négrière et à l’esclavage, de la loi du 23 février 2005 sur la colonisation au texte portant sur le génocide arménien) répondant dans des termes spécifiques à l’action militante de groupes qui demandent à être reconnus dans l’espace public1.
Ces réclamations, pour beaucoup d’entre elles inédites dans leurs expressions « mémorielles », ont suscité d’intenses mobilisations et polémiques, et, par ricochet, ouvert des débats importants sur le rôle de l’État, la construction d’un récit national, les dispositifs de transmission d’une mémoire commune, la liberté de la recherche historique, les dangers du recours au juge, le métier d’historien. Après une mise sous silence d’un passé pesant, cette « libération » de mémoires « blessées » donnait ainsi lieu à la production d’une abondante littérature2 journalistique et spécialisée qui a contribué à en organiser la discussion publique, avec le concours actif des militants associatifs et responsables politiques, fournissant tantôt des cautions sans nuance, tantôt des disqualifications sans appel.
En complément au dossier présentant la diversité des points de vue ainsi que les résonances universelles du débat antillais et guyanais, nous orienterons notre réflexion dans une double perspective. Tout d’abord, en nous penchant sur le « sens social » de ces retours de « mémoires douloureuses » qui se doublent souvent d’exigences de « commémorations négatives », selon la formule de Charles Taylor. Au-delà des revendications explicites et apparentes, il s’agit de penser les relations entre la question mémorielle constituée autour de la transmission du souvenir de l’esclavage et la question sociale dont elle est étroitement dépendante. Dans cette hypothèse, les conflits de mémoire sont clairement appréhendés ici comme des conflits sociaux. Dans cette optique, il convient de se pencher sur les enjeux de justice et de dignité qui sous-tendent les revendications mémorielles « victimaires », en examinant les malentendus et paradoxes auxquels ils sont parfois noués. Ensuite, il a paru nécessaire de revenir sur la question de la place et du statut de ces revendications sociales d’expression mémorielle dans le débat démocratique. Dans quelle mesure, constituent-elles une avancée ou une régression démocratique ? À quelles conditions traduisent-elles une certaine forme de vitalité de la société civile et incarnent-elles un regain du dialogue démocratique ? Dans quelles limites ne portent-elles pas aussi les germes d’un processus de fragmentation sociale dont elles sont en même temps les symptômes ? Nous tenterons de lier les dimensions explicites des revendications mémorielles avec leur contenu social, en montrant combien les enjeux de fond sont bien ancrés dans la réalité problématique de la place des originaires des Antilles et de la Guyane dans la nation et la république françaises.
Malentendus et paradoxes des demandes de justice et de dignité
Les revendications sociales s’inscrivent toujours dans un passé qui leur fournit leur référentiel historique et un présent qui constitue leur trame contextuelle. Ainsi en va-t-il également des réclamations sociales d’expression mémorielle. On ne revient pas ici sur l’analyse des différentes organisations associatives qui ont soulevé la question du souvenir de la traite négrière et de l’esclavage dans le débat public français3. Pas plus d’ailleurs ne sera soumise à une analyse approfondie la rhétorique militante propre à ces groupes, adossée à une argumentation mythique, lourde éventuellement de haine et de ressentiments, que quelques vagues références liées au passé viennent lester, pour finalement pervertir l’histoire, ou en tout cas la subordonner à des enjeux du présent. Notre parti pris est de privilégier l’hypothèse selon laquelle ces revendications mémorielles qui interpellent tout à la fois la nation et la république sont fondamentalement des demandes de justice et de dignité qui traduisent davantage les frustrations sociales du présent de leurs porteurs qu’une volonté d’apporter une contribution originale à l’actualisation du récit national. Dans cette optique, la mémoire « victimaire » est devenue une ressource politique – qui prend l’histoire en otage – dont les acteurs se saisissent pour défendre des intérêts, attirer des soutiens, revendiquer des places, consolider des positions4.
Des revendications égalitaristes formulées au nom de la mémoire d’un traumatisme historique
S’il est possible – malgré un recul insuffisant – d’esquisser une généalogie du surgissement de la revendication mémorielle constituée autour de l’esclavage, on peut identifier plusieurs facteurs dont la conjonction semble avoir précipité la naissance d’une conscience noire en France. Les milieux associatifs concernés en ont tiré avantage pour faire entendre à nouveau leurs doléances, en exploitant la fenêtre d’opportunité que les circonstances leur offraient ainsi. En premier lieu, la commémoration du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, en 1998, qui a donné le signal d’un nouveau débat public autour de la mémoire de la traite et de l’esclavage colonial, en suscitant une mobilisation sans précédent des populations se réclamant de cette histoire douloureuse. En deuxième lieu, la loi de mai 2001 reconnaissant la traite négrière et l’esclavage comme crimes contre l’humanité qui a fourni à la fois un terrain de ralliement et une pomme de discorde parmi ceux-là mêmes qui se sont mobilisés pour faire avancer cette cause. En troisième lieu, la candidature de Christiane Taubira – députée de Guyane – à l’élection présidentielle de 2002 qui a offert un tremplin symbolique à l’expression des insatisfactions sociales des minorités antillaise et guyanaise, notamment. En quatrième lieu, l’apparition d’un Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), dans un contexte marqué par les polémiques autour de l’humoriste Dieudonné, a permis la canalisation et la médiatisation – conflictuelles – d’un ensemble de revendications sociales qui débordent largement le domaine de la mémoire5. En dernier lieu, la « crise des banlieues » d’automne 2005 a été l’occasion de lier la question mémorielle à d’autres enjeux sociaux qui sont ainsi passés au premier plan des consciences. Pays d’immigration, la France voit ses capacités de maintien de la cohésion sociale marquer le pas. Dans une société minée par un chômage de masse, les difficultés d’insertion sur le marché du travail avivent les frustrations et les rancœurs. Pour autant, la revendication des droits, dans la plus pure tradition républicaine, c’est-à-dire dont l’État est le garant, n’est pas absente. Au fond, ces cinq paramètres délimitent un ensemble de problèmes qu’il est sans doute utile de démêler.
Le premier, en apparence, est a priori celui de la mémoire d’une page douloureuse de l’histoire nationale jusque-là passée sous silence. On en connaît les trois questions saillantes : la traite et l’esclavage, les colonisations, les migrations6. Pour n’en évoquer qu’un ici,
l’héritage de l’esclavage et de ses abolitions pose de nombreux problèmes : comment définir le crime (traite des esclaves et esclavagisme), comment cerner la responsabilité des États et des groupes, comment peser le pouvoir des mots (tels ceux du racisme colonial), quel jugement porter sur le passé (à partir de quelle position et au nom de quelle loi condamner le crime de l’esclavage), comment éviter les écueils d’un révisionnisme de l’histoire (pour ne pas prétendre juger en fonction de critères modernes des événements vieux de plusieurs siècles7) ?
Ce ne sont pourtant pas ces questions épistémologiques qui sont en jeu dans la logique sociale des revendications mémorielles nouées autour de l’esclavage. Pour le dire vite, ce n’est évidemment pas le problème immédiat des militants engagés dans la promotion de la « cause ». Ce qui les presse, ce qui les mobilise, ce qui les interpelle, c’est de parvenir à rompre l’indifférence des pouvoirs publics et le lourd silence qui est son corollaire. Loin de toute prétention savante, les discours associatifs militants doivent être lus comme autant de demandes de reconnaissance formulées par des catégories de la population française convaincues d’occuper une place mineure dans le récit national et d’être reléguées en marge de la société. Au-delà de l’intégration des souffrances et résistances, des silences et créations liées à l’esclavage dans l’histoire nationale, l’action militante vise surtout l’amélioration des conditions de vie présente de citoyens français dont la nationalité ne prémunit pas contre les traitements discriminatoires. La thématique mémorielle apparaît alors comme un écran de projection des insatisfactions sociales présentes. En offrant un vecteur d’agrégation des demandes sociales, la sollicitation du traumatisme historique de l’esclavage ne doit donc pas détourner l’attention de ses ressorts sociaux qu’alimentent les déficits de citoyenneté, réels ou supposés, dans la vie quotidienne.
Le deuxième problème est celui des discriminations dont les populations noires sont victimes – avec d’autres catégories de personnes – dans la vie sociale et économique, notamment dans les domaines du logement et du travail. Dans le discours des militants associatifs, ces pratiques discriminatoires sont souvent présentées comme l’héritage direct du passé de l’esclavage et de la colonisation. Ces présupposés8 d’une continuité entre racisme colonial et discrimination sociale éclairent la centralité acquise récemment par la thématique mémorielle dans la formulation des revendications sociales de certaines catégories de la population nationale. L’appel « Nous sommes les indigènes de la République9 » en est une expression exemplaire :
Discriminées à l’embauche, au logement, à la santé, à l’école et aux loisirs, les personnes issues des colonies, anciennes ou actuelles, et de l’immigration post-coloniale sont les premières victimes de l’exclusion sociale et de la précarisation […] Pendant plus de quatre siècles, la France a été un État colonial… et la France reste un État colonial […] Nous, descendants d’esclaves et de déportés africains, filles et fils de colonisés et d’immigrés… oeuvrons ensemble dans la perspective d’un combat commun de tous les opprimés et exploités pour une démocratie sociale véritablement égalitaire et universelle.
Sans doute parce que traumatismes mémoriels, aspirations à une démocratie sociale, mal-être quotidien, réactions en chaîne et récupérations de toutes sortes s’y côtoient, cet extrait éclaire avec force le processus par lequel la thématique mémorielle a pu permettre le recyclage du discours militant des milieux associatifs concernés.
Le troisième problème est celui de la représentation politique de la société française dans toute sa diversité. Les décideurs politiques nationaux, originaires des Antilles et de la Guyane, sont presque introuvables. Cette quasi-absence peut être repérée à un triple niveau. Dans la distribution des responsabilités et des rangs dans l’organigramme des partis de gouvernement, aucune des grandes chancelleries partisanes n’a pu produire de cadres de couleur susceptibles de mener une carrière nationale. Dans la distribution des chances d’éligibilité sur un marché électoral que la loi sur la parité a rendu encore plus concurrentiel, le coût d’une place en position d’éligibilité ou l’investiture dans une circonscription, acquise ou ouverte, est particulièrement élevé. Très rares sont les militants noirs à avoir obtenu la précieuse investiture. Dans l’attribution des portefeuilles ministériels, corollaire à la hiérarchie gouvernementale, aucun des grands ministères n’a encore été confié à une personnalité de couleur. L’examen de l’échantillon concerné permet de noter une surreprésentation des secrétaires d’État et des ministres délégués ainsi que l’absence de tout ministre de plein exercice. Cette rareté des professionnels de la politique noirs, écrit Pap Ndiaye10,
n’est pas sans relation avec l’indifférence générale teintée d’un paternalisme plus ou moins débonnaire dont la classe politique fait généralement preuve à l’égard des populations d’origine antillaise ou africaine.
Au-delà de leur contenu explicite, les revendications mémorielles renvoient à la représentation de la société, avec ses pendants politiques mais aussi avec ses dimensions symboliques. Tournons-nous à présent vers quelques abus de la mémoire qui font face à des usages contradictoires de l’histoire.
Les malentendus de la politisation et les paradoxes d’une histoire en otage
La mise à l’agenda des revendications mémorielles a été rendue possible non seulement par la mobilisation de lobbies spécifiques mais surtout par l’intervention des professionnels de la politique qui ont provoqué la prise de parole d’historiens professionnels et une couverture médiatique sans précédent. Cela n’a pas été sans malentendus ni paradoxes. En voici quelques-uns qui illustrent bien les dangers d’un mélange des genres et d’une confusion des répertoires discursifs.
Confronté au déferlement inédit des revendications mémorielles, le monde politique s’est empressé de prendre de nombreuses initiatives historiques à haute charge symbolique. Ces initiatives récentes visant à diversifier les expériences historiques commémorées en France, afin de mettre notre politique de mémoire en phase avec la diversité de la société française, sont certes louables. La commémoration qui organise le souvenir, dans un but politique, est une action tout à fait légitime d’un État, d’une région ou d’une commune. Toutefois, la mise en garde récente d’un collectif d’historiens belges11 doit être méditée :
[…] Gardons-nous pourtant de toute pensée magique croyant transformer des écoliers en citoyens tolérants et antiracistes le temps d’un aller-retour à Auschwitz. Cette démarche, utile et méritoire, n’a de valeur qu’ancrée dans un savoir historique qui dépasse l’émotion née du choc des horreurs. Non l’histoire n’est pas un nouveau catéchisme de la multiculturalité, capable de combattre l’extrême droite et la xénophobie, de promouvoir la démocratie, l’idée européenne ou la solidarité mondiale.
Cet extrait du manifeste de professionnels de l’histoire exprime nettement la tentation permanente des hommes politiques sur l’une des questions les plus sensibles et apparemment insolubles qui se soient posées récemment en France. Dans le domaine des « mémoires blessées », ce que l’on croit est parfois plus important que ce qui est vrai.
Ces croyances, ou représentations, ne doivent donc nullement être rejetées, nous rappelle un auteur devenu célèbre12, pour non-conformité aux usages académiques ou parce qu’elles seraient contraires à la réalité historique. Il ne faut pas non plus les réifier ou les légitimer en leur apportant une caution scientifique à laquelle elles ne peuvent prétendre, ce qui, par ailleurs, ne conduirait qu’à une aggravation des tensions. Il faut les étudier pour les comprendre.
Dans ces conditions, comment organiser un dialogue fécond entre militants de la mémoire et professionnels de l’histoire ? S’il y a bien un lien entre mémoire et histoire, les deux démarches répondent, comme chacun sait, à des exigences différentes. La mémoire ne donne pas accès à la connaissance, elle mobilise le passé dans un projet politique ou civique au présent. De son côté, si l’histoire n’est pas étanche à la mémoire, elle ne s’y réduit pas. Son propos est d’expliquer et de comprendre. L’histoire n’est pas au service de la politique alors que la mémoire est chargée d’une vision politique. Pourtant, mémoire et histoire sont façonnées par la demande sociale. C’est pourquoi, les militants de la mémoire ont autant à gagner du concours des historiens que ces derniers à se pencher sérieusement sur les revendications d’expression mémorielle. Bien entendu, il ne s’agit pas d’entériner les catégories des acteurs en figeant des groupes d’appartenance et des modes d’identification mais de soumettre à l’analyse scientifique la manière dont ces mêmes groupes problématisent une question d’intérêt commun. Ce dialogue apparaît à la fois possible et souhaitable, une fois admise l’irréductibilité relative des deux registres discursifs. De fait, l’exactitude de l’histoire ne sera jamais la vérité de la mémoire. Les historiens professionnels et les militants de la mémoire doivent pouvoir faire chacun la moitié du chemin qui mène, à terme, au renouvellement du récit national.
À défaut, les manipulations de l’histoire conduiront encore et toujours à des abus de mémoire. À titre d’illustration13, revenons sur l’opposition exemplaire entre mémoire de l’esclavage et mémoire de l’abolition. La question de la traite et de l’esclavage continue de susciter une réticence, une gêne. À l’histoire d’un peuple qui s’est présenté au monde depuis 1789, comme celui qui a proclamé l’inviolabilité des droits de l’homme, il n’est pas facile d’associer l’histoire d’une servitude organisée. L’abolition de l’esclavage est donc présentée comme un événement dont la République peut légitimement s’enorgueillir. Mais la célébration de l’abolition a jusqu’ici voulu faire oublier la longue histoire de la traite et de l’esclavage pour insister sur l’action de certains républicains et marginaliser les résistances en France et chez les colons à l’abolition de ce commerce et de ce système. Il s’en est suivi une opposition toujours actuelle des deux mémoires : mémoire de l’esclavage et mémoire de l’abolition – la première associée aux sociétés issues de l’esclavage, la seconde généralement à la France métropolitaine. Conscient de cette opposition, le Comité pour la mémoire de l’esclavage (Cpme) a cherché à créer un terrain de rencontre où la mémoire de l’esclavage et la mémoire de l’abolition puissent dialoguer de manière fructueuse et dans un esprit citoyen. C’est sur ce terrain qu’une mémoire partagée pourra se construire et qu’un travail historique pourra se développer.
La prolifération des « mémoires victimaires » : avancée ou régression démocratique ?
Lors d’une intervention à l’occasion d’une table ronde sur « Les lois de mémoire : contestations, justifications. Arguments pour un débat de fond14 », Paul Thibaud déclarait :
Nous sommes inquiets des effets de la concurrence mémorielle qui tend à déchirer le corps politique et à dresser des groupes de victimes de l’histoire les uns contre les autres.
Dans la même optique, Alain-Gérard Slama soutient que dans une nation démocratique,
la loi doit servir l’intérêt général, et non se rendre otage de groupes d’intérêts particuliers. Elle doit garantir la cohésion de la société en rassemblant des citoyens autonomes et responsables, et se garder de céder aux pressions de communautés, ou pseudo-communautés, réunies autour de passions identitaires, ethniques ou religieuses15.
Dans le sens opposé, Christiane Taubira pose la mémoire comme un droit qui découle d’un abus de droit :
[…] Le droit à la mémoire n’est pas un droit catégoriel. Il n’est pas butin des victimes, de leurs proches ou de leurs descendants. Ce droit est universel, en ce qu’il concerne et implique la société tout entière. La mémoire est donc éminemment politique au sens où la politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et se constitue comme relation16.
Contrairement aux convictions dominantes, ces points de vue, également légitimes, ne sont pas irréconciliables. Les revendications mémorielles peuvent participer à l’approfondissement de la démocratie, à trois conditions toutefois. Tout d’abord, la prise en compte de la diversité culturelle et identitaire ne peut se faire au détriment du partage des références communes. Ensuite, la connaissance historique doit être clairement posée comme une exigence démocratique. Enfin, les revendications mémorielles victimaires sont également étroitement liées à une demande de justice sociale.
Du respect de la diversité des mémoires au partage de références communes
La prise en compte de la diversité des mémoires ne peut se faire au détriment du partage de références communes. Cette nécessité n’est pas toujours comprise par ceux qui placent la priorité dans la célébration de la diversité, après avoir tant souffert d’une mise à l’écart de la mémoire nationale ou d’une assimilation forcée à celle-ci. On connaît pourtant les dérives parfois meurtrières de cette tendance qui peut conduire au maintien des « communautés » à l’écart les unes des autres, au nom du respect du droit aux différences. Sans un jeu de références communes, des valeurs centrales de cohésion aux règles élémentaires de civilité, comment une société pourrait-elle durablement contenir les forces centrifuges qui l’animent ?
Rapportée à la mémoire de la traite et de l’esclavage, cette nécessité du partage de références communes n’en est que plus capitale. Dans son rapport déjà cité17, le Cpme souligne
qu’aucune histoire de l’esclavage ne peut s’écrire aujourd’hui sans tenir compte des mémoires différenciées de l’esclavage. Ce n’est qu’en s’appuyant sur cette multiplicité des mémoires qu’il sera possible de créer une mémoire partagée et de construire une histoire commune. La mémoire de l’esclavage qui donne son titre à notre Comité serait alors la promesse de cette mémoire partagée à venir, elle-même produisant ce que le philosophe Paul Ricœur a appelé un récit partagé.
Mémoires au pluriel à intégrer dans une histoire nationale au singulier. En effet, cette histoire ne concerne pas uniquement ceux qui en furent soit les victimes soit les bénéficiaires, mais tous les citoyens. Il ne s’agit pas d’en faire pour autant la seule histoire qui détermine une catégorie de la population mais de faire apparaître dans le présent ses traces vivantes et de revenir sur le passé de manière scientifique et rigoureuse. En proposant au président de la République une date de commémoration annuelle pour la France métropolitaine de l’abolition de l’esclavage, le Cpme poursuivait ainsi plusieurs objectifs : inscrire symboliquement l’abolition de l’esclavage dans le calendrier officiel des célébrations nationales, inviter l’ensemble des citoyens français à se pencher sur cette page douloureuse de l’histoire nationale, favoriser à cette occasion la plus large diffusion d’un récit partagé.
Une fois admise la nécessité de références communes, il importe d’en fixer les modalités pratiques de leur actualisation périodique. Compromis fragile, à l’instar d’un code de vie commune, la mémoire nationale, comparable au savoir vivre ensemble dont elle est un volet sensible, est sujette à renégociation. Dans ce débat autour de la doxa mémorielle, l’enjeu est bien celui de la participation de toutes les composantes de la population nationale et, peut-être même, sous des formes à définir, des non-nationaux. Plus cette participation sera élargie, plus le niveau de cohésion nationale sera élevé. Par là même, les revendications mémorielles peuvent réellement apparaître comme un vecteur d’approfondissement de l’idéal démocratique. Leur prise en compte suppose toutefois l’appel à l’expertise des professionnels de l’histoire.
La connaissance historique comme exigence démocratique
De fait, les historiens professionnels sont directement concernés par les conflits noués autour de l’actualisation de la mémoire nationale. Leur mobilisation actuelle18, notamment pour que la vérité historique soit de leur ressort, et non de celui des politiques, est tout à fait salutaire. Mais comme le fait observer Michel Wieviorka19, comment se fait-il qu’il ait été possible à des gouvernements ou des parlements de les déposséder de cette responsabilité ? Dans certains cas, il faut faire l’hypothèse que l’historiographie française n’a pas su se saisir suffisamment tôt, ou massivement, des enjeux qui alimentent les luttes mémorielles. L’instrumentalisation du souvenir de l’esclavage et les guerres de mémoire qu’elle a provoquées en apportent une expression illustrative. La marginalité de la recherche historique sur ce sujet n’a pas permis de contribuer à l’apaisement des controverses et des polémiques apparues tout récemment. Elle n’a pu suffisamment mettre en lumière la complexité des faits historiques et invalider les mythes et raccourcis idéologiques empruntés par les démagogues peu scrupuleux. De tels amalgames auraient alors peu de prise dans un pays où la recherche serait suffisamment avancée et ses acquis largement diffusés par le système éducatif, comme cela est le cas pour d’autres grands drames de l’histoire. En restituant la trame des récits conflictuels, des mémoires et des archives, elle ouvrirait incontestablement de nouvelles voies à la réflexion, en posant clairement le savoir historique comme un antidote aux dérives des mémoires.
Dans cette perspective, le progrès de la connaissance peut contribuer utilement à une dépolarisation idéologique des débats publics autour des mémoires « blessées ». En diffusant largement la complexité des faits historiques, il peut permettre d’écarter la tentation de caricaturer le passé pour régler ses comptes avec le présent, de sortir d’une idéologie victimaire corollaire à une ancestralité fallacieuse, de s’affranchir d’un ressassement mortifère qui ne saisit du présent que la répétition du passé. Or, le devoir de savoir, moteur de toute entreprise à prétention scientifique, peut dénouer les tensions ou réduire la charge idéologique du rapport au passé. Comme l’écrit justement Jean-Luc Bonniol :
L’éloignement dans le temps et le métissage qui s’est généralisé font qu’il semble bien difficile de démêler dans les généalogies qui étaient les maîtres et qui étaient les esclaves : « coupables » et « victimes » figurent bien souvent dans l’ascendance du même individu20…
Dans cette optique, la diffusion des résultats de la recherche historique peut, à son tour, contribuer à l’approfondissement de l’idéal démocratique, alors même qu’il ne s’agit pas de sa mission première, en favorisant un dialogue avec ceux qui se présentent comme les destinataires désignés des travaux considérés. Ce type de débat peut être une occasion privilégiée d’établir un échange productif en expliquant et en expliquant encore l’irréductibilité de chaque fait ou événement historique.
L’exigence de justice sociale
La prise en compte des revendications mémorielles, sous bénéfice d’inventaire, gagne à être articulée à la réduction des inégalités économiques et sociales. Le traitement politique de la question des « mémoires douloureuses » est encore trop souvent dissocié de la gestion publique de la question sociale dont elle est pourtant l’un des volets devenus très sensibles. Or, la quête d’une société multiculturelle apaisée recoupe la question de la justice sociale et de la lutte contre les inégalités. Les processus de formation et d’affirmation identitaire sont en effet étroitement liés aux phénomènes d’exclusion et de marginalisation découlant des inégalités économiques et sociales. Dans la plupart des cas, les revendications mémorielles « victimaires » traduisent avant tout des demandes égalitaires insatisfaites. Ces revendications traduisent toujours des déficits de citoyenneté intensément vécus et ressentis par certains groupes stigmatisés et objets d’une double mise à l’écart socio-économique et mémorielle.
*
Ce petit plaidoyer en faveur d’une approche sociopolitique récuse les deux tendances dominantes observables dans le traitement journalistique – mais pas uniquement – des revendications mémorielles dites « victimaires ». D’un côté, on tend à minimiser leurs déterminations proprement sociales pour n’en saisir que les dimensions ethniques et raciales et conclure rapidement au caractère inassimilable de ses porteurs dans la communauté nationale. De l’autre, on souligne ad nauseam qu’elles répondent à une logique mécanique de surenchère et de rivalité intercommunautaires, soumise à la convoitise des professionnels de la politique. Dans les deux cas, elles sont assimilées à une régression identitaire incompatible avec les idéaux républicains. Or, ces revendications mémorielles sont moins le signe d’un défaut d’intégration que le vecteur d’une demande de reconnaissance et de dignité21. Ce qui est ici en jeu n’est rien moins que la nécessité d’un nouveau savoir-vivre au pluriel conforme à l’extraordinaire transformation des cadres anthropologiques d’expression identitaire de la société française22.
- *.
Professeur des universités (agrégé de science politique), l’auteur est actuellement en détachement auprès du ministère des Affaires étrangères où il exerce les fonctions de conseiller de coopération et d’action culturelle près l’ambassade de France à Port-Louis (Maurice). Il a publié récemment : « Le débat public autour de l’esclavage : conflits de mémoires et tensions socio-politiques », dans Cités. Philosophie, politique, histoire, no 25, 2006, p. 174-178.
- 1.
Parmi d’autres références, voir le dossier coordonné par Silyane Larcher, « La mémoire de l’esclavage et ses dérives », Cités…, op. cit., p. 151-192.
- 2.
On peut se référer ici notamment à René Rémond, Quand l’État se mêle de l’Histoire, Paris, Stock, 2006 ; Benjamin Stora, la Gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2004 ; Patrick Weil et Stéphane Dufoix (sous la dir. de), l’Esclavage, la colonisation et après ?, Paris, Puf, 2005 ; Pascal Bruckner, la Tyrannie de la pénitence, Paris, Grasset, 2006.
- 3.
On peut utilement se reporter à Françoise Vergès, « Les troubles de la mémoire. Traite négrière, esclavage et écriture de l’histoire », Cahiers d’études africaines, 179-180, XLV (3-4), 2005, p. 1143-1179.
- 4.
Voir l’excellent développement de Tzetan Todorov dans les Abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995, p. 50 sq.
- 5.
On lira avec intérêt l’article de Richard Senghor : « Le surgissement d’une “question noire” en France », Esprit, janvier 2006.
- 6.
Pap Ndiaye, « Noirs, il y a de l’espoir », Libération, « Rebonds », 28 février 2005.
- 7.
Rapport du Comité pour la mémoire de l’esclavage (Cpme), Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, Paris, La Découverte, 2005, p. 11.
- 8.
Emmanuelle Saada, « Un racisme de l’expansion. Les discriminations raciales au regard des situations coloniales », dans Didier Fassin et Éric Fassin, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006, p. 55-72.
- 9.
« Nous sommes les indigènes de la République », Manifeste du 18 janvier 2005.
- 10.
P. Ndiaye, « Noirs, il y a de l’espoir », art. cité.
- 11.
« Quand l’État se mêle d’histoire », 25 janvier 2006 (pétition d’un collectif d’historiens belges).
- 12.
Olivier Pétré-Grenouilleau, « Les identités traumatiques », Le Débat, 2005, p. 9-106.
- 13.
Ce développement reprend les idées contenues dans le rapport du Cpme remis au Premier ministre en 2005 et publié aux éditions de La Découverte la même année.
- 14.
École normale supérieure, Paris, 28 janvier 2006.
- 15.
Propos reproduits sur le site de l’Observatoire du communautarisme (www.communautarisme.net)
- 16.
Christiane Taubira, « Le droit à la mémoire », Cités…, op. cit., p. 164-167.
- 17.
Rapport du Cpme, Mémoires de la traite négrière…, op. cit., p. 28.
- 18.
Voir notamment les pétitions « Liberté pour l’histoire » et « Quand l’État se mêle d’histoire », respectivement lancées, en 2005 et 2006, par des collectifs d’historiens français et belges.
- 19.
Michel Wieviorka, « Quand le récit national est fragmenté par la mémoire de l’esclavage », Le Figaro, 10 mai 2006, p. 6.
- 20.
Jean-Luc Bonniol, « Comment transmettre le souvenir de l’esclavage ? Excès de mémoire, exigence d’histoire… », Cités…, op. cit., p. 181-186.
- 21.
Ulrich Beck, « Banlieues : la dignité blessée des insurgés », Le Figaro, 18 novembre 2005.
- 22.
Sur ce point, on peut se reporter à notre petit essai : le Multiculturalisme, Paris, Flammarion, 2000, p. 55 sqq.