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Le projet du Grand Paris peut-il ignorer la question sociale ?

décembre 2009

#Divers

La question du Grand Paris est au cœur de l’actualité médiatique et politique. Le président de la République la présente comme un des dossiers majeurs de son mandat. L’ensemble des acteurs politiques, socio-économiques, professionnels s’en est emparé pour en faire un sujet de débat permanent.

L’écho que rencontre cette question de l’avenir de la région-capitale française tient, semble-t-il, à l’affichage d’un projet conjuguant trois registres, dont la portée dépasse largement la seule agglomération parisienne.

Le premier registre consiste en un défi pour le président de la République et plus largement pour la puissance publique : est-on en mesure de refonder aujourd’hui l’alliance historique du prince et de l’architecte ? Il ne s’agit plus de s’en tenir, comme dans les décennies précédentes, à une production monumentale (le Grand Louvre, la Grande Arche, le Quai Branly…) mais de renouer avec la capacité à transformer la structure urbaine dans sa globalité, comme l’ont fait Haussmann et Delouvrier, selon un parallèle napoléonien et gaullien qui ne saurait déplaire.

À l’évidence, l’organisation de la Consultation internationale pour l’avenir du Grand Paris, autour des grandes figures de l’architecture mondiale, s’inscrit dans cette perspective et impose au projet lui-même de se placer à ce niveau d’ambition.

Le deuxième registre, celui de la gouvernance territoriale et des institutions, est tout aussi emblématique. En superposant sur son territoire un millier de communes, des dizaines d’intercommunalités, huit départements, une ville-centre « État dans l’État » et une région, l’agglomération parisienne apparaît comme un concentré de ces inerties et archaïsmes avec lesquels un gouvernement moderne doit rompre.

Même si chacun sait que cette rupture devra intégrer force compromis, la mise en avant récurrente de la figure simplificatrice d’une institution du Grand Paris tel un chiffon rouge constitue le piège imparable pour la dénonciation de tous les conservatismes. Quelle que soit la configuration géopolitique qui en résultera, l’expérience parisienne sera examinée à la loupe au sein du club fermé des métropoles de rang mondial.

Enfin, le registre économique vient parachever l’ambition moderniste de ce projet pour le Grand Paris. La polémique entre le secrétaire d’État « au développement de la région-capitale » et les élus locaux sur la nécessité de deux points de croissance supplémentaires pour l’Île-de-France pourrait apparaître singulièrement décalée en regard du contexte de crise économique, si cette proposition ne s’inscrivait à une autre échelle : la France, puissance politique et économique aujourd’hui moyenne dans le monde, dispose, de par son histoire, d’une des premières métropoles mondiales. Est-on en mesure de non seulement préserver cet acquis mais de le transformer en termes contemporains, en faisant de Paris un pôle mondial pour l’économie de la connaissance et de la création ?

Cet impératif économique, au nom de la compétition mondiale, est tel qu’il oriente à lui seul tous les partis pris d’aménagement et d’organisation de la vie quotidienne pour le Grand Paris, par exemple au travers de la proposition d’un métro automatique reliant entre eux tous les pôles mondialisés de la métropole.

Une organisation urbaine d’échelle métropolitaine, une gouvernance modernisée, une économie compétitive dans la mondialisation, ces trois piliers du projet pour le Grand Paris ne laissent guère de place à la question sociale. Au mieux, celle-ci est-elle évoquée à titre préventif : il faudrait éviter le risque – en termes d’image – de renouvellement d’émeutes urbaines telles celles de novembre 2005. À ce titre, la seule proposition concrète traitant de la question sociale relève du symbolique : le « grand huit » du métro automatique devant relier entre eux les pôles économiques majeurs de la métropole aurait un arrêt en Seine-Saint-Denis, à Clichy-Montfermeil !

On veut pourtant souligner ici d’une part le caractère inédit, en pleine mutation, de cette question sociale dans le contexte métropolitain, et d’autre part la place centrale qu’elle devrait occuper en regard même des objectifs affichés pour ce projet du Grand Paris.

Les trois nouveaux visages de la question sociale

Depuis vingt ans, la question sociale en région parisienne a considérablement évolué. Certes, son visage le plus visible demeure celui de la concentration de l’exclusion dans les quartiers d’habitat social. Mais même ce phénomène bien connu s’est transformé. D’une part, au gré des mobilités résidentielles, par « évaporations successives », la spécialisation sociale dans ces quartiers s’est aggravée. Et surtout, la géographie de cette relégation urbaine s’est étendue : à la massivité en Seine-Saint-Denis et aux poches de pauvreté de l’ouest parisien (Mantes-la-Jolie…), se sont ajoutés la précarisation sociale de grands quartiers de villes nouvelles et plus largement le basculement de tout l’axe urbain de la vallée de la Seine au sud de Paris, d’Orly à Évry.

Dans le même temps, la pauvreté interstitielle, induite par les migrations internationales, qui a toujours existé dans l’agglomération parisienne, a décuplé. Cela tient d’abord à la concentration des flux migratoires vers la région-capitale. On estime ainsi, au niveau national, que près des trois quarts des primo-arrivants en situation irrégulière « résident » en région parisienne. Mais on assiste aussi à la montée en puissance de nouvelles circulations migratoires, issues notamment de l’Europe de l’Est. Cette population d’origine étrangère, mobile, très précaire, non comptabilisée, souvent « hors droit » se diffuse au sein de l’espace métropolitain, en renouvelant des formes d’habitat précaire (hébergement chez des tiers, hôtels meublés, squats…) ou en ressuscitant des modes d’occupation oubliés de l’espace public (campings, tentes, abris…).

Moins spectaculaire que les précédents, mais tout aussi préoccupant, le troisième visage de la question sociale francilienne est le plus inédit. Il consiste en la fuite des ménages populaires qui en ont la possibilité vers les autres régions françaises et notamment les littoraux. Cette mobilité centrifuge est suffisamment importante pour rendre le solde migratoire d’Île-de-France structurellement négatif depuis une quinzaine d’années. Cette désaffection métropolitaine touche particulièrement les ménages mono-actifs, dont le niveau de revenus est insuffisant pour accéder aux aménités minimales (logement, transports…) de la vie quotidienne parisienne. Massif pour certaines professions, les infirmières par exemple, ou plus largement dans le secteur public, ce phénomène met en cause l’équilibre même de la structure sociale de la région parisienne.

La métropolisation comme dénominateur commun

Cette complexification de la question sociale au sein du Grand Paris est révélatrice d’un changement plus global de la donne urbaine : le passage de l’agglomération à la métropole. On entend par là la recomposition de l’organisation urbaine par la montée en puissance des mobilités de toutes natures, induisant un nouveau rapport « entre les lieux et les liens ».

Ainsi, vis-à-vis de l’extérieur, ces flux se traduisent par des interdépendances croissantes entre la métropole parisienne et le reste du monde. C’est l’attractivité de la métropole à l’échelle mondiale qui génère un nouveau cosmopolitisme, des pratiques migratoires inédites ? différentes de l’immigration de travail qu’avait connue l’agglomération parisienne ? et produit la diffusion de la pauvreté au sein de l’espace public. À l’inverse, c’est la concurrence des autres régions françaises qui suscite une forme de zapping territorial des ménages populaires et fragilise la structure sociale de la métropole.

Au-dedans, la métropolisation a aussi bouleversé la figure spatiale de la question sociale. Ainsi, en dépit d’une apparente continuité, la question sociale de la Seine-Saint-Denis a radicalement changé. Hier, la promotion sociale se traduisait spatialement par une centrifugation des populations modestes et une « gentrification » du centre et notamment de Paris intra-muros. Aujourd’hui, les couches populaires en ascension sociale se déplacent – entre choix et contrainte – vers la seconde couronne et le périurbain, induisant par contrecoup le renforcement de la « ghettoïsation » en proche banlieue. Hier, les inégalités au sein de l’agglomération y superposaient « pauvreté héritée » des Trente Glorieuses et conséquences socio-économiques de la désindustrialisation. Aujourd’hui, les contradictions métropolitaines y font cohabiter au plus près, entre Paris et Roissy notamment, la plus forte croissance économique et l’aggravation de « l’enkystement » social.

Cette métropolisation de la question sociale signifie un changement de nature des enjeux pour l’action publique. Les poches de pauvreté au sein de l’agglomération parisienne pouvaient apparaître comme des « laissés-pour-compte du progrès » qu’une action publique volontaire au nom de l’égalité urbaine pourrait faire disparaître définitivement. C’est tout le sens de l’invocation récurrente d’un « Plan Marshall pour les banlieues ». Aujourd’hui, parce que les trois visages de la question sociale sont le fruit d’interdépendances complexes entre les lieux et les liens, ils constituent en quelque sorte l’envers structurel de la métropolisation. Il ne s’agit donc plus de réduire des poches de pauvreté mais de maîtriser les effets négatifs sans cesse renouvelés de ce basculement métropolitain.

Autrement dit, l’enjeu pour le projet du Grand Paris n’est donc pas réductible à un principe de précaution : limiter le risque d’émeutes. Il s’agit de penser la question sociale comme une dimension intégrante de la performance métropolitaine recherchée et dont l’acuité sera directement proportionnelle à cette dernière.

Quels enjeux urbains ?

Cette question sociale métropolitaine exige, en raison de sa nouveauté et de sa complexité, de revisiter le mode de traitement urbain consacré. Il n’est plus possible de s’en tenir à l’héritage conceptuel de Banlieues 89, c’est-à-dire l’alliance d’une rhétorique de l’égalité urbaine, du transfert du monumental et des attributs de l’urbanité du centre vers la banlieue et d’interventions techniques concentrées sur le désenclavement physique des quartiers déshérités.

Le premier enjeu consiste probablement à ne plus raisonner en termes d’égalité statique entre les territoires, mais davantage à penser la question des conditions d’accès pour tous aux fonctions métropolitaines. En effet, le processus de métropolisation est marqué par une déconnexion croissante entre la « métropole mondialisée » et la métropole du quotidien. Le Grand Paris est moins structuré par une dualité centre/périphérie que par la superposition de l’archipel des excellences métropolitaines et de l’ordinaire du tissu urbain. Autrement dit, il s’agit moins aujourd’hui de rééquilibrer – sur un plan horizontal – un centre et une périphérie, que de connecter – sur un plan vertical – le global et le local. Cela ne passe pas seulement par l’organisation des infrastructures de déplacement, mais plus globalement par une conception nouvelle du fonctionnement urbain. Un certain nombre d’équipes de la consultation internationale pour le Grand Paris ont amorcé ce virage conceptuel et stratégique (voir les concepts de « ville poreuse et isotrope » de Studio 09, de « villes lourde/ légère » du groupe Lin ou celui de « commutateurs métropolitains » de l’équipe Portzamparc). Par contrecoup est posée la question de « l’espace public métropolitain ». Quels peuvent être dans ce nouveau contexte les lieux supports de la coprésence et du brassage social ? Comment renouveler les fonctions que remplissaient la rue et la place publique dans la ville classique ?

Enfin, il y a lieu de réfléchir à ce que pourrait être un modèle de métropole attractive pour les couches populaires qui aujourd’hui, quand elles le peuvent, la fuient. L’injonction au développement durable doit-elle se traduire impérativement par un modèle unique, celui de la ville dense et compacte ? Ce modèle est-il en mesure de répondre à toutes les attentes sociales ? Rien n’est moins sûr. Ce questionnement suggère, pour diversifier les offres urbaines proposées, de reconsidérer la place accordée dans le fonctionnement métropolitain, à l’est. Ce secteur, jusqu’en Seine-et-Marne, est à la fois le dernier refuge des couches populaires et « l’antimodèle », emblème de la périurbanisation. Pourrait-il constituer à terme la figure attractive de « la métropole autrement », à même de fixer les couches populaires et ainsi de repousser le spectre de la métropole duale chère à Saskia Sassen ?

Tel qu’il est actuellement engagé, le projet du Grand Paris évite doublement la question sociale métropolitaine : le président de la République l’ignore largement et du côté des élus locaux, elle reste trop souvent invoquée sur le mode dépassé du recouvrement entre fractures urbaine et sociale et par contrecoup de l’appel incantatoire au rééquilibrage spatial ou à la redistribution publique. Le débat qui s’amorce permettra-t-il de renouveler cette grille de lecture et d’inscrire la question sociale à l’agenda politique dans des termes plus contemporains ?

  • *.

    Consultant à la coopérative Acadie, professeur associé à l’Institut d’urbanisme de Paris (université Paris Est). Il était associé à C. de Portzamparc dans le cadre de la consultation internationale pour le Grand Paris.

Daniel Behar

Daniel Béhar est professeur à l'École d'urbanisme de Paris (Université Paris-Est), où il anime la chaire "Aménager le Grand Paris". Il est également consultant à la coopérative Acadie.

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