
Annie Ernaux, la littérature par en dessous
Affirmant qu’elle désire rester « au-dessous » de la littérature, Annie Ernaux déploie dans son œuvre une interrogation sur la manière dont la littérature advient, affleure à partir d’un humus ordinaire, en ajustant les mots au monde et aux êtres. En cela elle renouvelle notre conception de la littérature.
Ce n’est pas de la littérature ce que j’écris1.
Manifestement règne une certaine confusion sur ce qu’est la littérature et sur ce que fait Annie Ernaux. Les catégories pour le penser ne sont peut-être pas encore disponibles. L’attribution d’un prix ajoute à la confusion. Sans doute, le « prix Nobel de littérature » peut s’entendre au sens large et s’abattre sur des récipiendaires inattendus. N’importe, il nous donne l’occasion ici de nous demander ce que peut être la littérature à partir de l’interrogation sur ce qu’Annie Ernaux en fait. Il faudrait aussitôt préciser : ce qu’elle fait et ce qu’elle dit qu’elle fait.
Il ne s’agit ici nullement d’une analyse des réactions à l’œuvre, souvent purement politiques, fussent-elles favorables ou hostiles, ni de s’interroger sur le bien ou mal fondé de cette attribution, encore moins de spéculer sur le rang, la « valeur » ou la « portée » de l’œuvre. Coupant court à tous les à-côtés et à toutes les médiations qui nous entraîneraient à parler inévitablement d’autre chose, je cherche ici à situer son opération propre.
En un sens, il serait possible de caractériser son projet comme celui de nommer la banalité, mais en la nommant, la situer et y reconnaître la « place » que les êtres qui font société occupent en celle-ci. Cette évidence du monde peut être ébranlée par des événements traumatiques ou passionnels, c’est encore la perception ordinaire, commune, qui est interrogée, mise en lumière à la faveur de ces situations d’écart. La chance de qui voyage entre les strates de la société est de percevoir ce qui paraît aux autres évident. En rendant compte de ces banalités qu’il ne vient pas à l’idée de la plupart simplement de nommer, Annie Ernaux assume une mission d’écrivain, découvre de nouveaux mondes. La conversation de café, du café-épicerie qui est la matrice de ce monde, est chaque fois citée pour être reflétée, pensée comme une pièce de l’ensemble, prise dans des perspectives changeantes. En réglant la distance des choses et des propos, l’écrivaine investit une sorte de subjectivité sociale. Elle parvient, dans les meilleures pages, à rendre objectifs les investissements affectifs dont les choses ordinaires ou les situations sont munies. S’en tenant aux choses, elle cherche à éviter la psychologie.
Une épopée sociale vient remplacer l’intérêt pour soi. En cela, tout en exploitant son fonds propre, expériences, parcours, souvenirs, consignés dans un journal qui sert aussi d’appui à l’écriture, quand le temps est venu, Annie Ernaux se situe aux antipodes d’une littérature contemporaine où il faut bien constater que l’autofiction se répand : la matière du roman serait donnée par soi-même, l’effort d’imagination minimal. Tout en parlant à partir de son expérience, Annie Ernaux le fait non par limitation ou complaisance, mais en se prenant elle-même – ce qu’elle « représente » – comme objet. Bourdieu est passé par là.
Cette objectivation est une socialisation des distances. La réflexion sur les places y est constante, en quoi Annie Ernaux rejoint finalement le grand roman du xixe siècle, balzacien ou stendhalien (ou zolien, étant comme Zola plus explicitement sociologique) – elle qui avait commencé sur les traces du « nouveau roman » ! – et nous repose un peu des élucubrations narcissiques trop fréquentes dans le roman contemporain, qu’une ironie sur soi et un ton de dérision ne suffisent pas à faire trouver goûteux. Mais jusqu’où peut-on aller dans l’objectivation ? Jusqu’où en tant qu’écrivain, sans devenir sociologue ?
Sans moi
Dans sa brutalité, une confession trouvée au cœur du texte consacré à la fin de vie de sa mère (si différent du portrait recomposé qu’elle a intitulé Une femme2), Annie Ernaux ouvre la porte sur l’abîme qui aspire peut-être toute son écriture : « Je suis née parce que ma sœur est morte, je l’ai remplacée. Je n’ai donc pas de moi3. » L’évidence dont il s’agit n’est pas perceptive. Elle résulte d’une conséquence logique. Le cogito d’Annie Ernaux est négatif : « Je n’ai donc pas de moi. » Ergo non sum (ego).
Avant de remonter la chaîne qui produit ce raisonnement, assez inattendu dans un texte fait de notations brèves, il faut s’étonner de cet énoncé qui semble bien se réfuter lui-même. Le « je » qui parle se refuse dans le même geste sa propre existence. À moins qu’il ne se dédouble entre un pôle actif, qui perçoit et commente, et un pôle résiduel, résultat des activités du premier et d’emblée déchu, puisque l’on ne s’y reconnaît pas. Ce serait une façon de refuser la « psychologie », au sens de la constitution d’une entité à travers le temps.
Pourtant, tout porte à penser qu’il y va d’autre chose. « Je n’ai pas de moi » peut être compris comme la clé de l’écriture : c’est pour cela que j’écris. Cette condition de vide est imposée, elle vient du dehors, de l’avant. Le drame qui précède n’est pas en lui-même social, pas un fait de société. Il est pourtant la condition de possibilité d’une ascension. En venant en surplus, l’enfant occupe sans le savoir une place vide, celle de la sœur, affectivement irremplaçable. Cette position seconde confère une distance par rapport à la place de l’enfant unique qui n’était pas pour elle. Annie n’est que la remplaçante. Situation dure, contre laquelle on ne peut rien, mais situation riche de ressources. La relation aux parents passe par ce tiers absent. La distance est d’emblée posée, qui permet l’observation. Elle est posée avant même que l’institution scolaire ne fournisse les mots pour la nommer. Le « parce que » établit une relation de causalité entre une naissance et une mort. Mais cette causalité passe par un moyen terme : les parents, désireux de faire aboutir leur projet d’un enfant. Si l’un disparaît, il doit être remplacé. La nécessité en question est toute dans ce désir des parents, dans leur représentation de ce qui conviendrait pour eux, dont la limitation à un enfant est déjà parlante d’un désir de ne pas être submergés par la progéniture. Cette visée limitative avait possiblement une dimension émancipatrice, et rien d’évident. Venir la seconde et devenir la première et la seule, c’est disposer, avant toute réflexion sociale, d’un écart interne qui, loin de favoriser un anéantissement du moi, peut conduire à une réflexion. La conclusion (et l’usage du « donc ») est alors surprenante : la phrase explicite les conditions de la constitution d’un regard particulier tirant parti du décalage d’avec l’ordre premier attendu, et pourtant la conclusion nie cette constitution. « Je n’ai donc pas de moi » n’est pas logiquement la résultante du « parce que » antérieur. De plus, c’est un énoncé qu’on rangerait facilement au nombre des contradictions performatives, à savoir un énoncé qui réfute, par le fait même qu’il soit énoncé, ce qu’il prétend dire, comme l’énoncé « je suis mort », car pour le proférer, il faut être en vie. Il y a là une dénégation étrange.
Mais qui observe s’il n’y a pas de moi ? Qui pose les distances ou qui reconnaît les distances posées entre les êtres et entre les choses ? Il y a soudain comme une absence de lucidité sur ce qui rend possible l’écriture. Les hypothèses pour les combler paraissent assez gratuites, entre une humilité chrétienne reversée en un dépouillement intérieur et une mystique radicale qui inverserait le champ social, à moins que ce ne soit le désir d’investir le devenir femme dans toutes ses dimensions, de lutter contre son effacement public. Ce qui rend possible le décalage n’est pas d’abord de l’ordre d’une critique articulée des relations de personnes ou de l’ordre de la société, mais pourrait trouver son origine dans ce surcroît de mauvaise conscience de n’être, fondamentalement, pas à sa place. Un malaise, une première illégitimité qui précède toutes les autres et rend possible un regard en retour qui interroge les raisons de ces arrêtés de légitimation, et vient les contester. « Je n’ai donc pas de moi » puisqu’il est d’emprunt, qu’il se fonde sur un néant premier, une négativité qui inspire un regard blessé par la honte et une écriture qui crie vengeance. Mais qui le crie platement.
Sans détour
Devant la radicalité du refus, les moyens employés demeurent paradoxaux, compte tenu de la volonté de conscience qui anime la démarche de l’écrivaine et lui confère sa visée émancipatrice. Au milieu d’une écriture qui se veut dépouillée et sans apprêts, qui place au plus haut rang la lucidité critique et la découverte des rapports de domination qui traversent toutes les relations sociales, surgit cette dénégation du moi et de la littérature. Une interlocutrice lui disant au téléphone « qu’on ne peut transmettre directement ce qu’on sent, [qu’] il faut un détour », elle note : « Je ne sais pas4. »
Le lecteur est tenté de comprendre ce « je ne sais pas » comme une affirmation que si, il est possible de dire les choses sans détour, en intention directe, en dépit de toute littérature. Ce « je ne sais pas » est aussi curieux et inconséquent que « je n’ai donc pas de moi », car pour plat qu’il soit ou qu’il se revendique, un style est inévitable, ou plutôt une « stylisation », une forme de rhétorique propre (à quoi appelait Bourdieu), voire une poétique qui rassemble tous ces moyens en un projet consistant, perceptible au travers des différentes œuvres. Même la simplicité revendiquée n’en fait pas l’économie. Le détour est déjà là, comme la réflexion née de l’absence, de l’usurpation d’une place qui ne lui était pas dévolue. C’est même en donnant forme, fût-ce minimalement, subliminalement, discrètement, à ce détour que le travail de l’écriture peut déployer son dynamisme émancipateur. Autrement dit, c’est bien la symbolisation, soit un certain usage des mots, recueillis dans le monde mais toujours choisis et disposés en un certain ordre, qui pose les coordonnées de la critique en donnant forme à la réflexion. L’écriture est une chambre d’écho dans la mesure où elle restitue autrement ce qu’elle a perçu, rendant l’ignoré soudain perceptible. Imaginer un instant que l’on puisse occulter un tel détour, ne pas le reconnaître alors qu’il se déploie dans l’œuvre, c’est sans doute le signe d’un point aveugle de la conscience. Peut-être que l’indécision double, quant au moi et quant à la littérature, est ce qui rend compte de l’échec d’une partie de l’œuvre5. Parfois, cela marche, parfois pas.
Les écrits prennent souvent appui sur des notations qui sont une sorte de journal objectif. Le moment où devient « possible » l’écriture est également réfléchi eu égard aux événements qui marquent l’existence (rencontres, ruptures, deuils). Une femme assume une lourde ambition littéraire, avouée à demi-mot, qui ne laisse pas d’évoquer Une vie de Maupassant6. « Je ne suis pas sortie de ma nuit » ressemble davantage à un journal, dont la matière se recoupe en partie avec Une femme. Peut-être les énoncés troublants qu’il contient, entre le descriptif, le constatif et le conclusif, sont-ils liés à ce statut, en recul par rapport à la tentative littéraire, mais en un recul assumé, ce texte venant dix ans après le précédent. Ce recul pose la question de l’usage de la référence à la « littérature » dans une œuvre qui ne cache pas ses réticences autant que son attirance vis-à-vis d’elle. C’est sans doute le langage des nantis – ou des « dominants », pour reprendre un mot du vocabulaire binaire qu’Annie Ernaux évite à la fin d’Une femme, en ne parlant que du « monde dominant des mots et des idées ». Mais c’est aussi le langage de l’émancipation, son outil d’écrivain.
Au-dessous
Dans Une femme, lié thématiquement avec le texte d’où sont tirées les deux citations paradoxales, le pari semble réussi. Annie Ernaux indique d’emblée la crête où elle se tient, moins affirmative sur le déni de « littérature » : « Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jointure du familial et du social, du mythe et de l’histoire7. » Et de préciser : « Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de chercher une vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. » Encore un de ces mystérieux « puisque ». Dans le texte qui commence par un énoncé classique8, ces réflexions en forme de raisonnement posent la distance d’avec la fiction refusée. Elle se persuade ici que c’est pourtant de « littérature » qu’il s’agit, que son enquête, portée par les mots, ne peut aboutir qu’à cela. Mais elle corrige aussitôt cette concession à la littérature, à la fois recherchée et refusée, par une dernière fuite, non moins énigmatique que le refus affiché par lequel nous avions commencé : « Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature9. » Comment s’imaginer cette position ? Ce n’est pas une littérature « mineure », qui serait encore de la littérature, mais réglée autrement. C’est, peut-être, et sans que cela ne soit jamais saisi pour lui-même, une interrogation sur comment devient la littérature, comment elle affleure à partir d’un humus ordinaire, comment la vie se fait livre en s’accrochant à des vérités dites ou en produisant, par le dire, de telles vérités. L’ajustement des mots conduirait à la vérité sur le monde et les êtres. Le point de départ de cette recherche serait à situer dans cette absence de place propre qui a libéré l’écrivaine de toute position fixe, pour la faire suivre, comme par en dessous, les relations qui se nouent entre les êtres et les choses, et le jeu des forces sociales qui les anime.
Le paradoxe de chercher une littérature sans littérature par un moi disparu ne se justifie qu’à susciter sa réfutation. Il y a bien, sous la prétention non littéraire et sous l’immodeste déposition du moi, une littérature qui se fait avec discrétion et un regard subjectif qui n’est pas entièrement absorbé par les choses. Ce sont eux qui interpellent le lecteur.
- 1. Annie Ernaux, « Je ne suis pas sortie de ma nuit », Paris, Gallimard, 1997, p. 103. Je remercie Sarah Carlotta Hechler de sa lecture.
- 2. A. Ernaux, Une femme, Paris, Gallimard, 1987.
- 3. A. Ernaux, « Je ne suis pas sortie de ma nuit », op. cit., p. 42. Il faudrait ici, pour approfondir, comparer à L’Autre Fille (Paris, NiL, 2011).
- 4. A. Ernaux, « Je ne suis pas sortie de ma nuit », op. cit., p. 103.
- 5. A. Ernaux, Le Jeune Homme, Paris, Gallimard, 2022.
- 6. Les titres se font écho. Maupassant n’insiste pas sur la condition féminine dans le sien, alors même que, tout misogyne qu’il soit, il termine le roman de la vie lamentable de Jeanne sur une revanche (sa « joie perfide »). Annie Ernaux réitère le refus du roman dans les dernières pages et se pose comme le « désir » accompli de sa mère, sa revanche à elle. Le « désir », c’est encore le manque. Il faut que le deuil ait lieu pour que la succession se fasse.
- 7. A. Ernaux, Une femme, op. cit., p. 23.
- 8. « Ma mère est morte le lundi 7 avril à la maison de retraite de l’hôpital de Pontoise où je l’avais placée il y a deux ans » (A. Ernaux, Une femme, op. cit., p. 11). N’oublions pas qu’Annie Ernaux a longtemps enseigné la littérature, y compris au lycée, donc de façon récurrente L’Étranger d’Albert Camus.
- 9. A. Ernaux, Une femme, op. cit., p. 23.