Histoires d'esclavage en France et aux États-Unis
Contrairement à ce qui s’est passé dans l’espace américain, nous n’avons pas su intégrer jusqu’à présent l’histoire coloniale et esclavagiste dans le récit national commun. Pourtant, l’histoire de l’empire et de l’appropriation locale des idéaux émancipateurs de la Révolution française n’est pas étrangère à celle de la République et devrait faire l’objet d’une approche historique plus fine.
L’histoire de la Caraïbe francophone nous confronte à une série d’événements et de processus dramatiques : la rencontre entre peuples indigènes et européens, l’entreprise de la colonisation, l’émergence d’un système de plantation qui va fonder durablement « l’économie atlantique » et transformer profondément l’Europe et l’Afrique, les luttes multiples et complexes contre ce système et les idéologies sur lesquelles il a reposé, une abolition en deux temps, en 1794 et 1848, qui a associé des combats des deux côtés de l’Atlantique et finalement le combat pour les droits politiques qui s’en est suivi. Ces combats ont tourné autour d’un enjeu principal : assurer, à travers la promotion les droits du citoyen, celle des droits de l’homme.
Deux Républiques impériales
Les dynamiques politiques et culturelles qui surgissent de l’histoire de la Caraïbe francophone et la poussent en avant sont à la fois enracinées dans un contexte historique particulier, et profondément liées à l’histoire des Amériques, de l’Afrique et de l’Europe. Mais leur place dans cette histoire plus large, surtout dans celle de l’Europe et de la France en particulier, reste trop souvent oubliée. Aujourd’hui, la question de la mémoire de l’histoire antillaise, en particulier celle de l’esclavage, se trouve au centre de débats nationaux. Mais ces débats, qui sont bienvenus, révèlent aussi de graves carences et lacunes dans notre compréhension des liens historiques entre la Caraïbe et la France. Il est une vérité qui reste peu comprise ou acceptée et qui pourtant doit, selon nous, fonder tous les débats sur le sujet : il est impossible de comprendre les idées et les institutions républicaines de la France sans que ne soit portée une attention poussée et suivie à cette histoire, aux problèmes que son cours a posé à la République française mais aussi aux multiples avancées de celle-ci que la résolution de ces problèmes a rendu nécessaire. Pourtant cette évolution reste relativement peu pensée par la science historique et, plus largement, dans la réflexion politique en France. Comme si les avancées qui viennent d’être évoquées étaient aujourd’hui tellement ancrées dans la vie générale de la République qu’elles ne pouvaient pas être reconnues comme étant liées à une histoire particulière, celle de la Caraïbe francophone.
L’idée que l’histoire de l’empire français est une partie fondamentale de l’histoire nationale commence, tardivement, à s’établir dans le débat politique contemporain en France. Mais les implications théoriques de cette constatation ne sont pas, nous semble-t-il, assez développées dans les recherches scientifiques et dans le débat public. Ce point de vue est fortement défendu dans un livre récent de Gary Wilder1, qui commence par la question suivante : que devons nous faire du constat selon lequel la France républicaine a toujours été, et d’ailleurs reste un « État-nation impérial », dans lequel la correspondance entre territoire, peuple et loi a toujours été traversée par des différences, des inégalités et des contestations dans lesquelles le particularisme (notamment celui de constructions racialistes ou culturalistes) a agi de conserve avec l’universalisme ? La réponse de notre collègue américain – que nous reprenons à notre compte – est celle de la nécessité de construire une véritable histoire de la République qui soit à la fois politique, économique, idéologique et qui, contrairement à ce qui est trop souvent le cas, ne se réduise pas au seul cadre européen. Cette construction a déjà été entreprise par des chercheurs aux États-Unis et en France, notamment aux Antilles. Ce sont d’ailleurs des penseurs antillais ou guyanais, comme Aimé Césaire ou Léon-Gontran Damas (dont Wilder explore le travail dans son livre), qui en ont posé les fondements il y a déjà longtemps. Mais la transformation intellectuelle et institutionnelle qui pourrait nous permettre de réécrire l’histoire de la France à partir d’une attention suivie à l’histoire coloniale, et dans une perspective ancrée dans la Caraïbe et l’Afrique, reste encore largement à opérer en France.
Dans l’optique de cette opération, il est peut-être utile de faire un détour par l’Amérique du Nord, afin de découvrir comment aux États-Unis – qui sont aussi un « État-nation impérial » durant toute leur histoire – la question de l’esclavage et du racisme s’est trouvée, après quelques décennies d’efforts et de luttes intenses, placée, d’une manière qui reste imparfaite, au centre de l’histoire nationale, pour y devenir un élément incontournable des curriculums scolaires, de la vie universitaire et, plus largement, de la vie publique. C’est, bien sûr, un parcours complexe, dont les racines remontent au travail fondateur d’intellectuels comme W.E.B. DuBois, qui s’intègre dans l’histoire des mouvements pour les droits civiques ou pour un Pouvoir noir dans les années 1960. C’est aussi un parcours qui ne peut se comprendre qu’en reconnaissant l’importance institutionnelle d’une série d’insurrections universitaires dans cette période, parfois marquées par des démonstrations d’étudiants armés, revendiquant et obtenant la création de départements d’études de Black ou d’Afro-American Studies.
Cette création a devancé mais aussi propulsé en avant et encadré le développement d’un champ d’études, maintenant énorme et florissant, sur l’histoire des Noirs en Amérique du Nord, de l’esclavage à nos jours, qui a transformé les curriculums d’abord universitaires, puis de l’éducation primaire et secondaire. Ce développement a aussi eu d’importants effets dans le domaine des médias et de ce que l’on nomme aux États-Unis public history, c’est-à-dire les expositions consacrées à de grands moments d’histoire et la représentation de sites historiques. Pour prendre un exemple, parmi beaucoup d’autres, la mise en scène des plantations des « pères fondateurs » Thomas Jefferson et George Washington, en vue de leur visite par un public, suppose maintenant une attention détaillée, et bien pensée, portée à la vie des esclaves qui ont rendu possible la prospérité de ces plantations.
Le domaine des études « afro-américaines » reste, bien sûr, traversé par de nombreux débats, souvent furieux, notamment sur la manière dont ce domaine, en tant que champ scientifique spécifique, doit être articulé, tant aux plans intellectuel qu’institutionnel, à la présentation globale de l’histoire des États-Unis. Cependant, à la fois dans les curriculums académiques et dans l’opinion publique, l’histoire de l’esclavage et du racisme, et particulièrement l’histoire du combat pour la liberté et l’égalité en faveur des Noirs américains, telle qu’elle peut être transmise dans les commémorations, les discours politiques et même à travers les symboles de l’espace publicitaire, est régulièrement mise en avant comme un élément fondamental, incontournable, de l’histoire de la nation américaine. Et plus encore comme constituant la matrice essentielle de ce qui fait à la fois la grandeur et les faiblesses de cette nation. Il est maintenant assez courant, par exemple, d’entendre dire (non seulement à l’Université mais aussi à la radio) que l’ex-esclave et abolitionniste Frederik Douglass doit être inclus parmi les « pères fondateurs », parmi ceux qui ont défini les structures et les idéologies politiques nationales. Et Martin Luther King est assuré d’une place maintenant sacrée dans la narration de l’histoire du progrès et du développement des idéologies et des structures politiques des États-Unis.
Nous ne présentons pas cet état de choses comme un modèle pour la France, puisque bien évidemment les situations historiques, démographiques et géographiques des États-Unis et de la France sont très différentes. Et, assurément, ces changements dans la perception de l’histoire nationale américaine n’ont certainement pas résolu les problèmes de fond sociaux et économiques des Noirs américains, ni chassé les discours racistes de notre champ politique.
L’approfondissement de la comparaison franco-américaine que nous avons esquissée exige que nous commencions à dresser quelques constats sur la question historique elle-même. En première analyse, des différences majeures semblent s’imposer entre les deux cas que nous comparons. L’esclavage était présent dans tous les États des États-Unis, même s’il était moins important dans le Nord que dans le Sud de ce pays, et ce dans un cadre géographique continu ; ce qui contraste avec la situation française, où l’esclavage était majoritairement confiné aux Amériques, particulièrement à la Caraïbe, et donc se tenait dans un cadre séparé de la métropole coloniale par une grande distance géographique.
L’esclavage a joué aux États-Unis un rôle fondamental non seulement dans l’économie mais aussi dans l’organisation sociale et politique des élites de l’époque révolutionnaire, avec les exemples de Jefferson et de Washington, deux de nos trois premiers présidents qui étaient des propriétaires d’esclaves. Il a été l’enjeu principal de la guerre de Sécession, qui a lourdement pesé sur l’histoire des États-Unis. Et l’immense migration des anciens esclaves du Sud vers les villes du Nord des États-Unis a fondamentalement marqué la vie urbaine du pays, mais aussi l’expérience des immigrants européens qui s’intégraient aux États-Unis en se transformant d’Irlandais ou d’Italiens en « Blancs », par opposition aux Noirs toujours soumis à une intense discrimination légale et sociale. Finalement, un des mouvements politiques duxxe siècle les plus importants aux États-Unis, le mouvement des Droits civiques, a dû directement affronter le racisme et donc l’héritage de l’esclavage. Il y a donc aux États-Unis, de manière incontestable, matière à une intégration de l’histoire de l’esclavage et du racisme dans l’histoire nationale.
L’esclavage dans l’histoire de France
Les différences entre les situations américaine et française que nous avons évoquées, quoique importantes, le sont moins qu’il peut le sembler à première vue. D’abord, même si elles étaient des colonies séparées de la métropole par l’Atlantique, les sociétés de plantation des Antilles françaises faisaient partie de la France. Elles étaient considérées, durant l’Ancien Régime, comme des provinces, régies de façon quelque peu similaire à celle dont ont été administrées d’autres provinces, même si d’importantes différences existaient au niveau de la législation et des pratiques administratives. Les gouverneurs, du roi puis de la République, savaient très bien à quel point ces colonies étaient parties intégrantes de la France, et ils étaient prêts à mettre énormément de ressources militaires pour les protéger. La Caraïbe a été, jusqu’au début duxixe siècle, un des enjeux et un des théâtres de guerre les plus importants de tous les conflits majeurs auxquels la France a participé, et cela parce que les îles à sucre étaient d’un intérêt fondamental, et considérées comme telles pour l’économie de la France.
Une des lacunes étonnantes de l’historiographie française sur la question de l’esclavage reste l’absence de travaux détaillés sur l’impact économique, social, culturel et politique de l’argent et des produits provenant du système esclavagiste sur la société française. Et ce malgré quelques bons travaux sur ce thème, notamment les travaux classiques de Jean Tarrade et de Francoise Thésée et ceux, plus récents, d’Olivier Pétré-Grenouilleau et d’Erick Noël2. Il est d’ailleurs instructif de rapprocher la lacune en question de l’ampleur du débat qu’a suscité dans le monde anglophone, il y a maintenant un demi-siècle, l’argument développé par Eric Williams, dans Capitalism and Slavery, selon lequel le capital produit par le système de plantation atlantique a lancé la révolution industrielle en Angleterre. La thèse de Williams a été beaucoup critiquée, mais elle a induit une historiographie détaillée qui pose clairement le problème des effets à long terme de l’esclavage sur la société anglaise.
Le même problème aurait pu – aurait dû – être soulevé concernant la société française. Comment, globalement, est-ce que les fortunes ramassées par les armateurs négriers, les planteurs et les marchands qui réexportaient dans les autres pays d’Europe le sucre produit aux Antilles (car la France, par contraste avec l’Angleterre, réexportait à peu près la moitié du sucre de ses colonies) ont changé la vie de leurs familles, de leurs villes et de la France ? Quels ont été les effets sociaux, culturels et politiques de ce nouveau moteur économique qu’était l’esclavage ? Suivant Jean Jaurès, C.L.R. James, dans son ouvrage classique les Jacobins noirs, a noté l’ironie qu’il y a à constater que la bourgeoisie française qui a tant insisté sur ses droits durant la Révolution française dépendait fortement pour ses richesses de l’esclavage qui bafouait les droits des « Nègres » (Samuel Johnson avait, lui aussi, mis en évidence, durant la Révolution américaine, la même ironie en faisant remarquer que « les cris les plus forts pour la liberté surgissent des esclavagistes »). Il est bien connu que les élites des ports atlantiques ont joué un rôle fondamental dans la Révolution française, mais toutes les implications de ce fait concernant la manière dont nous devrions penser la révolution française elle-même comme une révolution profondément « atlantique » restent encore à explorer en détail. Le problème n’a pas encore suscité en France un programme de recherche détaillé et soutenu qui pourrait vraiment nous éclairer à ce propos.
Nous trouvons le même type de lacunes dans le champ des études de la culture. Il y avait aussi des relations étroites entre les colonies et la métropole dans l’émergence et la diffusion de textes littéraires, de pièces théâtrales et de discours politiques. Le théâtre et la musique à Saint-Domingue, par exemple, étaient très fortement liés aux circuits culturels de la métropole. On trouvait dans la colonie les mêmes pièces, dans les mêmes délais que dans les grandes villes de province françaises, notamment les œuvres de Louis-Sébastien Mercier, Rousseau et Voltaire, parmi lesquelles la pièce Alzire, qui attaque la colonisation européenne comme barbarie et contient des appels d’un leader indigène à la vengeance contre les Européens. Les acteurs et les musiciens importants de métropole entraient en compétition, dans la Caraïbe, avec des vedettes locales et à Saint-Domingue une des actrices les plus connues était une femme de couleur, Minette.
Les colonies se trouvent également représentées au théâtre dans la pièce controversée d’Olympe de Gouges, L’esclavage des Noirs (jamais jouée à Saint-Domingue), mais aussi dans une pièce de Louis Sébastien Mercier sur un planteur de Guadeloupe qui rentre en métropole, L’habitant de la Guadeloupe, qui a eu un petit succès des deux côtés de l’Atlantique. De plus, il y avait dans la Caraïbe une production locale de pièces écrites en créole, qui mettaient en scène la vie des plantations et des villes, avec des acteurs blancs qui se noircissaient le visage pour jouer leurs rôles, dont celui du personnage de Papa Simon, un esclave né en Afrique et un prêtre vaudou qui évoque le Dahomey dans une chanson3.
Le problème de l’esclavage s’est aussi posé très fortement en métropole, et pas seulement dans les salons et les écrits des philosophes. Comme l’a bien démontré l’historienne Sue Peabody il y a une décennie et comme Erick Noël l’a récemment souligné, une série de procès importants et très controversés ont soulevé à Paris la question de la légitimité de posséder des esclaves sur le territoire européen de la France4. Ces procès étaient à l’initiative d’esclaves qui avaient trouvé des alliés parmi des juristes métropolitains importants pour exiger que l’esclavage soit aboli en France métropolitaine et qu’ils soient donc eux-mêmes libérés. Un grand nombre de ces esclaves a gagné ces procès au Parlement de Paris. Leur victoire a, sans surprise, suscité de vives réactions, notamment des procédures par lesquelles des maîtres – surtout dans les villes des ports de l’Atlantique – pouvaient réassurer leurs droits de propriété sur leurs esclaves. Et, dans les années 1780, le gouvernement royal a essayé de contenir et de diminuer la population noire de Paris, notamment en exigeant que les Noirs portent des documents d’identité, sans lesquels ils étaient en danger d’être déportés aux Antilles. Ici, nous voyons bien le lien existant entre, d’un côté, des attaques contre l’esclavage et, de l’autre, le développement précoce de pratiques d’identification et de contrôle des esclaves, un problème né de la présence de l’esclavage au cœur même de la société française. La même dynamique serait présente durant la période révolutionnaire.
Esclaves révolutionnaires
C’est justement pendant la période révolutionnaire que l’intégration profonde des colonies et de la métropole se manifeste de façon éclatante. J’ai ainsi tenté de montrer dans plusieurs de mes travaux que s’il est certainement vrai que nous ne pouvons pas comprendre les événements révolutionnaires aux Antilles sans prendre en compte les effets importants des développements de la révolution en France métropolitaine, l’inverse est aussi vrai, quoique beaucoup moins reconnu : la Révolution française reste largement inintelligible si l’on ne considère pas les actions et les perspectives philosophiques ou politiques des esclaves de la Caraïbe qui transforment pendant cette période non seulement l’ordre impérial mais aussi actualisent et dynamisent les potentialités fondamentales des idées républicaines. Car c’est aux Antilles que l’universalité des droits de l’homme est proclamée de la manière la plus radicale : c’est là que, repoussant les investissements économiques énormes de l’État français et de ses élites des deux côtés de l’Atlantique, une révolution anti-esclavagiste menée par des esclaves crée pour la première fois une vision politique véritablement universaliste et républicaine, qui transforme des hommes-objets en citoyens. Que tout cela se soit produit, et ce dans une période très courte, est un des aspects les plus remarquables de l’histoire moderne, qui mérite non seulement une célébration politique mais aussi un intérêt scientifique fort. Car il est tout simplement impossible de comprendre l’histoire des idées politiques modernes sans une compréhension de cette histoire5.
Pourquoi, alors, malgré des développements encourageants dans ce champ, cette histoire reste-t-elle si souvent oubliée, ou au moins marginalisée, dans l’historiographie et l’enseignement de l’histoire en France ? Pourquoi ne pas s’inscrire en faux, par exemple, contre l’affirmation selon laquelle la France, à l’inverse de l’Angleterre, n’aurait jamais eu de mouvement abolitionniste de masse, ainsi que cela est souvent dit dans nombre d’études comparatives entre ces deux pays, en soulignant que cela n’est seulement vrai que si l’on considère que seules les personnes libres, et particulièrement les Blancs, peuvent être abolitionnistes. Car, en fait, c’est dans l’empire français que s’est produit le mouvement abolitionniste le plus efficace de l’histoire « atlantique », un mouvement qui non seulement a aboli l’esclavage mais a aussi assuré l’accès au droit de vote des « nouveaux libres » et la représentation politique de ceux-ci à travers un parlementaire ancien esclave, né en Afrique, survivant de la traite, Jean-Baptiste Belley. Tout cela fait partie intégrante de l’histoire politique française mais est rarement conçu comme tel.
Si les protagonistes de ce mouvement ont laissé moins de traces écrites de leur vie et de leur philosophie politique que d’autres personnages révolutionnaires, ils en ont quand même laissé bon nombre : les écrits de Belley, de son collègue Étienne Laveaux, et bien sûr de Toussaint Louverture présentent une vision et un projet remarquables dont le but est d’éliminer un ordre raciste et de le remplacer par une vraie république démocratique et du mérite. De plus, à Paris et à Aixen-Provence, aux Archives nationales et aux archives départementales des Antilles, restent à dépouiller et à étudier des énormes quantités de documents concernant les révolutions dans la Caraïbe, dont des travaux récemment publiés, par exemple l’ouvrage de Fréderic Régent, montrent l’intérêt et l’étendue6.
Mais il reste vrai que nous sommes relativement peu nombreux à poursuivre cette étude, même si l’on met ensemble les recherches faites aux États-Unis, en France métropolitaine et aux Antilles. Les raisons de cette faiblesse sont complexes. Celle-ci est en partie le simple résultat d’une organisation historiographique dominée par une conception strictement nationale de l’histoire. Par exemple, les intéressants travaux de deux historiens haïtiens duxix e siècle, Beaubrun Ardouin et Thomas Madiou, qui couvrent en grande partie l’histoire de Saint-Domingue et donc l’histoire de France, ne sont connus que par les spécialistes d’Haïti. Ou encore, la partie des programmes de l’agrégation et du capes français d’histoire consacrée pour 2004-2005 aux « Révoltes et révolutions en Europe et aux Amériques » exclut de fait de son champ d’étude – de par la manière même dont elle délimite son objet par les dates 1773-1802 – ce qui peut être considéré comme l’apogée de ces révolutions : la création de l’État d’Haïti en 1804. En fait, une histoire, qui devrait intégrer les processus historiques en cours à Paris, dans les ports atlantiques de la France métropolitaine, en Guadeloupe, en Martinique, en Guyane, à Saint-Domingue, en Afrique de l’Ouest et dans toute l’aire atlantique, se trouve trop souvent fragmentée en segments étanches dont les études respectives s’ignorent largement les unes les autres.
Si l’histoire de la première révolution française manifeste avec une particulière netteté ce problème, celui-ci se retrouve dans d’autres histoires : celle de la révolution de 1848 bien sûr, mais aussi celle de la troisième République ou de la Deuxième Guerre mondiale. Car comment comprendre l’histoire de la Résistance sans comprendre les choix de Félix Eboué ou la « dissidence » antillaise vis-à-vis du pouvoir de Vichy ? Et comment comprendre le monde intellectuel et politique français duxx e siècle sans retenir les contributions politiques et intellectuelles d’Aimé Césaire, de Frantz Fanon, de Léon-Gontran Damas, et de beaucoup d’autres ?
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Dans l’histoire de la pensée politique républicaine en France, c’est en fait dans les colonies, et en confrontation avec le système colonial, que se sont développées pour beaucoup les idées les plus universalistes et les plus radicales de ce que sont les droits des hommes, les droits de l’Homme. C’est grâce à ces conceptions, enracinées dans l’expérience de la violence et de l’exclusion politique coloniale, que des courants majeurs de la pensée républicaine se sont formés. Il y a donc une nouvelle histoire à écrire : une histoire qui commence avec le constat que la France républicaine a toujours été un État-nation impérial et que sa culture politique s’est toujours formée dans ce cadre, un cadre dans lequel les individus et les communautés affrontant la colonisation ont aussi été des penseurs et des fondateurs d’approches politiques républicaines. Leur exclusion de l’histoire telle qu’on continue à la penser, de manière dominante, aujourd’hui préfigure donc leur marginalisation sociale actuelle. Certes, une réécriture de l’histoire ne changera pas la société – l’expérience des États-Unis le montre bien – mais elle peut tout de même contribuer à quelques inflexions majeures. Mais à condition qu’elle se confronte directement aux présupposés qui président à la compréhension que l’on a encore de l’histoire de la France, en opérant un décentrement de celle-ci tant dans sa géographie que dans sa chronologie.
Cette exigence dépasse de beaucoup le seul cas des Antilles. Néanmoins celui-ci ouvre une perspective particulièrement utile – du fait de sa longue histoire à la fois formée par et formatrice de ce qu’est la France républicaine – pour commencer à mettre en acte cette ambition. Les efforts importants des dernières années pour faire entrer l’histoire de l’esclavage dans la conscience collective doivent être poursuivis, particulièrement dans l’enseignement. L’exemple des États-Unis nous assure à la fois que ces changements de perspective avancent toujours très lentement, mais aussi qu’ils peuvent provoquer, au fil des années, des évolutions remarquables dans les conceptions historiques et, au-delà, dans les mentalités des citoyens. Mais il souligne aussi l’importance du rôle des institutions dans ces évolutions. En France, quelles institutions sauront être à la hauteur de ce défi ?
- *.
Professeur associé au département d’histoire de la Michigan State University. Il est l’auteur de les Esclaves de la République. L’histoire oubliée de la première émancipation (1789-1794), Paris, Calmann-Lévy, 1998. Il vient de faire paraître : les Vengeurs du Nouveau Monde. Histoire de la révolution haïtienne, Rennes, Les Perséides, 2006.
- 1.
Gary Wilder, The French Imperial Nation-State : Negritude and Colonial Humanism between the Two Wars, Chicago, University of Chicago Press, 2005.
- 2.
Voir Jean Tarrade, le Commerce colonial de la France à la fin de l’Ancien Régime, 2 vol., Paris, Puf, 1972 ; Françoise Thésée, Négociants bordelais et colons de Saint-Domingue, Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 1972 ; Olivier Pétré-Grenouilleau, qui examine le cas de la traite négrière nantaise dans l’Argent de la traite : milieu négrier, capitalisme, développement. Un modèle, Paris, Aubier, 1996 ; Erick Noël, les Beauharnais, une fortune antillaise, 1756-1796, Genève, Droz, 2003. Il ne faut pas oublier non plus le remarquable inventaire des voyages des négriers français de Jean Mettas, maintenant incorporé mais sans les notes détaillées sur les événements du voyage, dans David Eltis et al., The Trans-Atlantic Slave Trade : A Database on CD-Rom, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, ainsi que les travaux de Gabriel Debien. La création d’un nouveau réseau Cnrs sur les esclavages, dirigé par Myriam Cottias, promet de faire beaucoup avancer ce champ de recherche.
- 3.
Sur le théâtre l’ouvrage de référence reste celui de Jean Fouchard, le Théâtre à Saint-Domingue, Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1955. Mais voir aussi l’important travail récent de Bernard Camier, Musique coloniale et société à Saint-Domingue à la fin du xviiie siècle, thèse de doctorat, Université des Antilles-Guyane, 2004 ; sur Papa Simon voir Bernard Camier et Marie-Christine Hazael-Massieux, « Jeannot et Thérèse un opéra-comique en créole au milieu du xviiie siècle », Revue de la société haïtienne d’histoire et de géographie, 215 (2003) : 135-166 et Marie-Christine Hazaël-Massieux, « À propos de Jeannot et Thérèse : une traduction du Devin du village en créole du xviiie siècle » Creolica, http://www.creolica.net
- 4.
Sue Peabody, “There Are No Slaves in France”: The Political Culture of Race and Slavery in the Ancien Régime, Oxford, Oxford University Press, 1996 ; Erick Noël, Être noir en France au xviiie siècle, Paris, Tallandier, 2006.
- 5.
C’est là le thème de mes livres, les Esclaves de la République : l’histoire oubliée de la première émancipation, 1789-1794, Paris, Calmann-Lévy, 1998 et les Vengeurs de l’Amérique : histoire de la révolution haïtienne, Rennes, Les Perséides, 2006. Sur cette période voir aussi le livre récent de Frédéric Régent, Esclavage, métissage, liberté : la révolution française à la Guadeloupe, 1789-1802, Paris, Grasset, 2004 et les nombreux travaux de Yves Bénot et Marcel Dorigny sur la politique coloniale de la France durant la période.
- 6.
F. Régent, Esclavage, métissage, liberté…, op. cit. Voir aussi le travail pionnier dans ce domaine, d’Anne Pérotin-Dumon, Être patriote sous les tropiques : la Guadeloupe, la colonisation et la Révolution (1789-1794), Bisdary, Société d’histoire de la Guadeloupe, 1985 et les nombreux travaux fondateurs de Lucien-René Abénon et Jacques Adélaïde-Merlande. Le récent ouvrage de Caroline Oudin-Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste : Guadeloupe, Martinique (xviie-xixe siècle), Paris, La Découverte, 2005, présente un excellent panorama de la vie servile aux Antilles à travers toute cette période.