
Démocratie suicidaire
Les démocraties libérales renoncent de plus en plus au commun qui les fonde à cause de leur nécro-politique, qui associe l’état d’exception et la relation d’inimitié, l’encampement mortifère du monde au nom de la démocratie.
Publié en 2016, Politiques de l’inimitié entre en résonance avec l’article de référence qui a contribué à l’audience internationale de la pensée d’Achille Mbembe. Écrit un peu plus de dix auparavant, en dialogue avec les œuvres de Carl Schmidt et de Michel Foucault, « Nécropolitique » soulevait précisément la notion d’inimitié : « Je lie la notion foucaldienne de biopouvoir à deux autres concepts : l’état d’exception et l’état de siège. J’examine les trajectoires par lesquelles l’état d’exception et la relation d’inimitié sont devenus la base normative du droit de tuer. Dans ces situations, le pouvoir (qui n’est pas nécessairement pouvoir d’État) fait continuellement référence et a toujours recours à l’exception, à l’urgence et à une notion “fictionnalisée” de l’ennemi [1]. »
L’ouvrage de 2016 est à la fois un prolongement et un approfondissement de cette définition paradigmatique de la « nécropolitique » et une reprise de cette dernière dans le but de la soumettre à une double épreuve : celle de l’application, en quelque sorte totale, radicale, du concept de nécropolitique aux sociétés et aux démocraties libérales, et non pas seulement aux anciens empires coloniaux européens, aux régimes d’apartheid ou encore aux nations du continent africain – ce que Mbembe comprenait sous le concept précis de « postcolonie [2] » ; mais aussi celle du temps présent et des dix années écoulées au cours desquelles les démocraties libérales – qui ne peuvent se prévaloir d’une quelconque innocence vis-à-vis d’un passé qui ne passe pas[3] – ont manifesté, face à l’étranger, un type spécifique de gouvernement biopolitique, qui pose en son cœur la question de l’exercice d’un droit de souveraineté – c’est-à-dire d’un droit de guerre qui relève d’une prédation aux modalités inédites – « brouillant les rapports entre la violence, le meurtre et la loi, la foi, le commandement et l’obéissance, la norme et l’exception, ou encore la liberté, la traque et la sécurité [4] ».
De cette double mise à l’épreuve, il s’agit de penser ce qui, au cœur des démocraties libérales, travaille leur fondement principiel, non pas l’universel qui suppose toujours « une entité déjà constituée [5] », mais bien l’en-commun, « un rapport de coappartenance et de partage [6] ». Elles y renoncent jour après jour, faute de se sentir redevables du devoir de dépasser l’antagonisme semblables/étrangers – ou, plus exactement, elles y renoncent jour après jour, à force de se vautrer dans la création pulsionnelle, mystificatrice d’ennemis qu’il faut identifier, profiler, documenter, archiver, immobiliser, cantonner, retenir, contenir, repousser, emprisonner[7]. L’ironie de l’histoire est que ce mouvement mortifère s’arc-boute à une rationalité néolibérale qui ne vénère plus le dieu du progrès scientifique et technologique mais les idoles de la numérisation des identités et du monde, de la libération des flux, du règne de la circulation sans entrave des biens et des marchandises et de leur consommation sans limite, des réseaux de communication et de l’information continue, des suppléments numériques d’une humanité augmentée qui ne semble vraisemblablement plus souffrir de son aliénation mais en faire un objet de toute jouissance.
Politiques de l’inimitié opère donc un déplacement qui ne peut laisser personne tranquille ; et celui-ci se manifeste dans la forme même de l’écriture et du style d’Achille Mbembe. Il y a dans ce style une certaine urgence, des ruptures et des à-coups, du tragique et de l’obscène, qui tiennent à l’exigence critique de saisir la brutalité contemporaine, de pleurer ce monde saccagé, peuplé de cadavres et de ruines, sans jamais lâcher le souci éthique d’un humanisme désenchanté, hérité pour une grande part de la pensée de Frantz Fanon. Et par là, Mbembe tente de penser une « démocratie planétaire » ou « démocratie des espèces » : un monde où l’Homme n’est ni un centre, ni une fin, puisque le monde lui survivra – « l’idée d’un monde qui est le seul que nous ayons et qui, pour être durable, doit être partagé par l’ensemble de ses ayants droit, toutes espèces confondues [8] ».
Dans un autre texte, Sortir de la grande nuit, sorti en 2010, Mbembe ébauchait le concept d’« afropolitanisme » qui, au fond, constitue l’une des expressions de ce souci éthique qui tire la puissance de sa critique d’un effort continué de décentrement, ou de repositionnement, pour ouvrir une perspective philosophique inédite à l’en-commun : « La conscience de cette imbrication de l’ici et de l’ailleurs, la présence de l’ailleurs dans l’ici et vice versa, cette relativisation des racines et des appartenances primaires et cette manière d’embrasser, en toute connaissance de cause, l’étrange, l’étranger et le lointain, cette capacité à reconnaître sa face dans le visage de l’étranger et de valoriser les traces du lointain dans le proche, de domestiquer l’in-familier, de travailler avec ce qui a tout l’air des contraires – c’est cette sensibilité culturelle, historique et esthétique qu’indique bien le terme “afropolitanisme” [9]. »
L’encampement mortifère
du monde est la nécropolitique.
Mbembe, depuis l’Afrique, pense l’Europe. Depuis cette position libérée d’une pensée qui n’en finit pas de gloser sur la démocratie (ou les droits humains), il prend acte que l’enjeu ne peut qu’être que de « refaire monde au lendemain de la destruction du monde[10] » – destruction dont témoignent de façon paradigmatique les vies que l’on laisse mourir aux frontières de l’Europe, les vies que l’on abat et traque sur le sol même des États de droit et ce au nom de la « défense » de ces mêmes États de droit, c’est-à-dire au nom de la démocratie. L’encampement mortifère du monde est la nécropolitique.
À mon sens, la radicalité de la critique de Mbembe tient en partie d’une lecture de l’œuvre de Michel Foucault qui fait fi de la distinction classique entre pouvoir de souveraineté, d’une part, et bio-pouvoir (ou biopolitique ou encore gouvernementalité), d’autre part – Mbembe rabat d’ailleurs souvent l’un sur l’autre sans prendre de pincettes. En revanche, il est particulièrement attentif à deux formulations de travail, relatives aux deux fonctions du bio-pouvoir, et qui permettent à Michel Foucault d’en affiner la conceptualisation en 1976 dans le cours au Collège de France, « Il faut défendre la société » : « Ce qui a inscrit le racisme dans les mécanismes de l’État, c’est bien l’émergence de ce bio-pouvoir. C’est à ce moment-là que le racisme s’est inscrit comme mécanisme fondamental du pouvoir, tel qu’il s’exerce dans les États modernes, et qui fait qu’il n’y a guère de fonctionnement moderne de l’État qui, à un certain moment, à une certaine limite, et dans certaines conditions, ne passe pas par le racisme[11]. » « D’un autre côté, le racisme aura sa seconde fonction : il aura pour rôle de permettre d’établir une relation positive […] : “Plus tu laisseras mourir, et plus, de ce fait même, toi tu vivras.” » Dans cette formulation, au fond, c’est bien le principe même de la guerre qui est énoncé (tuer pour vivre), mais ici la survie de l’un n’a pas comme condition la mort de l’autre ; la mort de l’autre rend la vie meilleure, « plus saine et plus pure[12] ».
Ce qu’il est possible aujourd’hui de penser avec et au-delà de Mbembe est la chose suivante : nous nous sommes rassurés à la lecture de Foucault en imaginant que le nazisme avait incarné cette biopolitique poussée à son paroxysme en tant qu’elle avait eu comme ultime conséquence de faire coïncider un État qui sécurise, protège, cultive la vie et un État raciste et industriellement meurtrier. Or cette coïncidence fonctionne en réalité comme « co-extensivité », précise Foucault[13] : paradoxalement, plus l’État sécurise la vie, plus il tue. Dans Politiques de l’inimitié, Mbembe a magistralement montré que les démocraties libérales sont arrivées à un seuil critique où cette co-extensivité inhérente à la biopolitique (et qui fait de toute biopolitique une nécropolitique) ne peut plus être ignorée, ne peut plus être défigurée par les discours autocentrés sur « la crise des migrants » – on parlait il y a dix ans de la « crise des banlieues » comme s’il s’agissait d’une colonie lointaine.
Au cœur de l’Europe, force est de constater l’incapacité à réfléchir ce qui se trame, comme si la pensée elle-même était nécrosée. Or au-delà du sort macabre qui est réservé aux exilés, aucune vie « protégée » par un régime démocratique, « défendue » par un État de droit, n’est en réalité épargnée. La destruction des écosystèmes et le saccage de la biodiversité par les pesticides et l’agriculture intensive, les industries pétrochimiques et les concentrations mégapolistiques, l’empoisonnement engendré par un mode d’alimentation dépendant de l’industrie agro-alimentaire comme la normalisation de « l’état de santé » telle qu’orchestrée par la toute-puissance des lobbys pharmaceutiques, la monopolisation indécente des richesses par l’élite du capitalisme financier, la privatisation à marche forcée des biens communs et l’épuisement sans limite des corps productifs humains ou non, comme des ressources, ou la gestion pénale de ces corps devenus improductifs, indésirables et proprement agonisants, le règne de la surconsommation et de l’économie du déchet, etc. Tout cela n’est pas une simple litanie catastrophiste. Il faut urgemment s’atteler à comprendre comment une telle exposition généralisée – et quasiment consentie – aux risques de mort est possible par un type de nécropolitique – ou plutôt de nécrolibéralisme – qui a précisément pour logique la monstration de la mise à mort des autres, ces cadavres « étrangers » pour lesquels nul ne se sent suffisamment interpellé pour interrompre le cours de sa vie et qui n’ont d’autre fonction que de rasséréner les « semblables » qu’ils vivent encore à l’abri, qu’ils vivent encore.
[1] - Achille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques, n° 21, 2006, p. 30.
[2] - A. Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.
[3] - Voir, par exemple, le développement sur les « démocraties à esclaves », dans A. Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 28.
[4] - A. Mbembe, Politiques de l’inimitié, op. cit., p. 14.
[5] - Ibid., p. 59.
[6] - Ibid.
[7] - Ibid., p. 84. A. Mbembe cite l’ouvrage dirigé par Michel Agier, Un monde de camps, Paris, La Découverte, 2014.
[8] - A. Mbembe, Politiques de l’inimitié, op. cit., p. 59.
[9] - A. Mbembe, Sortir de la grande nuit, Paris, La Découverte, 2010, p. 229.
[10] - A. Mbembe, Politiques de l’inimitié, op. cit., p. 44.
[11] - Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Paris, Ehess--Gallimard-Seuil, 1997, p. 227. Foucault cite, quelques lignes plus loin, le « génocide colonisateur » comme première référence historique.
[12] - Ibid., p. 227-228.
[13] - Ibid., p. 232.