
La déflation administrative
S’il n’existe pas de « leçons de l’histoire », rien n’interdit de puiser quelques idées dans le réservoir d’expériences que constitue le passé. Mais encore faut-il assumer jusqu’au bout les parallèles mobilisés.
Ainsi, concernant la Fonction publique, le gouvernement actuel n’hésite pas à recourir à l’histoire pour justifier ses réformes. Le 30 octobre 2018, Dominique Albertini relevait dans Libération une déclaration du Premier ministre selon laquelle la réforme de l’État ne viserait rien de moins qu’à « conjurer la possibilité d’un affaissement ». Réductions d’effectifs et recours privilégié au contrat sont ainsi élevés par Édouard Philippe en rempart pour faire face à ces « moments terrifiants où un pays se délite : c’est évidemment ce qui s’est passé en 1940[1] ». Prenons l’assertion au sérieux et observons les mesures affectant la Fonction publique dans les années qui précédèrent la défaite.
Au cours des années 1930, alors que la réforme de l’État fut érigée en ardente nécessité, les politiques visant les effectifs de l’État se multiplièrent en vue de procéder à des économies par des compressions de personnels (licenciements, mises à la retraite et incitations au départ) et des baisses de salaires[2]. En dépit des discours récurrents sur la réforme de l’État comme réponse à la crise politique et économique que traversait la France, les gouvernements des années 1930 mirent surtout en œuvre une politique de « déflation administrative ». Dans les souvenirs qu’il écrivit entre 1940 et 1942, Joseph Paul-Boncour résumait parfaitement l’état d’esprit qui l’anima lorsqu’il fut président du Conseil au tournant de 1932 à 1933 : « Aucune grande politique, aucune réforme de structure, n’était possible, tant que le déficit budgétaire prendrait ainsi à la gorge les gouvernements […]. Il fallait que l’État commençât par faire comme toute bonne ménagère, qui établit ses dépenses d’après ses recettes. L’équilibre budgétaire était le remède uniforme[3]. »
Cette orientation fut celle de tous les gouvernements qui lui succédèrent – exception faite du Front populaire. Au printemps 1938, en faisant le bilan des réformes entreprises depuis 1932, deux juristes soulignèrent ainsi que « si les gouvernements avaient été amenés à bouleverser des institutions administratives, ce fut sous la pression de nécessités étrangères au souci de la bonne administration », la question de l’équilibre financier n’ayant pas cessé de « s’imposer aux divers ministères[4] ». Jusqu’en 1938, les grandes envolées lyriques n’accouchèrent donc que de restrictions budgétaires. Gageons qu’en dépit des apparences, les récentes déclarations du Premier ministre ne visaient pas à s’inscrire dans un tel héritage.
Plus proche encore de « ce qui s’est passé en 1940 », souvenons-nous aussi des politiques mises en œuvre par le président du Conseil Édouard Daladier et son ministre des Finances Paul Reynaud en novembre 1938. Par une série de décrets-lois, un « comité de réorganisation administrative » fut créé en vue de proposer au gouvernement des réformes de structure. Au vu de ses premières propositions, ce comité fut rapidement rebaptisé, par la presse comme par le gouvernement, « comité de la hache ». En effet, certains objectifs des années précédentes demeuraient : « il faut des économies, des économies sévères, des économies en profondeur », insistait ainsi le ministre des Finances dans une allocution radiodiffusée[5].
Mais la méthode se voulait différente. À la Chambre des députés, Paul Reynaud affirma ainsi sa volonté de faire en sorte « que la suppression d’emplois ne soit pas faite au hasard mais après une étude approfondie des besoins de l’État » dont la charge revenait au Comité[6]. Les travaux de ce lointain ancêtre du Comité action publique 2022 (Cap22) ne conduisirent toutefois à « aucune esquisse de réforme générale[7] » et les mesures concernant les effectifs de l’État consistèrent essentiellement en un blocage des recrutements[8] qui n’en désorganisa pas moins les services à la veille de la guerre[9]. Ici encore, faisons le pari qu’en dépit des ressemblances, le Premier ministre ne saurait considérer que de telles politiques constituèrent un instrument efficace pour conjurer « la possibilité d’un affaissement ».
Les politiques annoncées semblent largement
se résumer à une attaque du statut
et à des compressions
de personnel.
Gardons-nous des parallèles abusifs : Édouard Philippe n’est pas Édouard Daladier et la situation de 2018 n’a pas grand-chose en commun avec celle de 1938. Notons néanmoins qu’au-delà des grandes déclarations sur « la transformation de l’action publique », l’accroissement de « l’efficacité » de l’administration et « l’assouplissement » de l’État, les politiques annoncées semblent largement se résumer à une attaque du statut et à des compressions de personnel.
La poursuite (et non la naissance) du recours massif au contrat[10] s’inscrit ainsi dans la continuité d’une remise en cause d’un statut qu’Emmanuel Macron jugeait déjà « inadéquat » en 2015[11]. Pourtant, comme certains praticiens le soulignent, il ne constitue pas un « obstacle à la modernisation » de la Fonction publique, bien au contraire[12]. Finalement, tout se passe comme si le but principal de la réforme de l’État consistait à tenir la promesse présidentielle de suppression de 50 000 postes ; promesse chiffrée dont on se souviendra qu’elle fut faite en campagne, avant la victoire et donc avant la mise en place du Cap22, sans concertation ni audits ministériels. En outre, ces compressions semblent devoir être majoritairement mises en œuvre au moyen d’un plan de départs volontaires, alors même que l’efficacité budgétaire et organisationnelle de telles mesures est loin d’avoir été démontrée, en France comme à l’étranger. En effet, les plans de départs volontaires coûtent généralement plus cher que les économies qui en découlent, et les désordres provoqués conduisent souvent à de nouvelles embauches[13].
Dès lors, quitte à convoquer « ce qui s’est passé en 1940 », on serait tenté d’inviter le gouvernement à aller au bout de la logique et de se saisir de l’ensemble de la décennie. De prendre acte du fait que les mesures limitées aux compressions de personnel des années 1930 n’ont pas empêché le désastre. Mais aussi de se souvenir du fait que, lorsqu’il s’est agi de refonder l’État républicain, le gouvernement provisoire de la République française issu de la Libération ne s’est pas contenté de réduire des dépenses, il a aussi repensé la Fonction publique.
En 1948, en conclusion d’un bilan de trois années de réformes, le premier directeur de la Fonction publique, Roger Grégoire, faisait la proposition suivante : « À l’idée d’une réforme de la Fonction publique, il faut substituer celle d’une politique de la Fonction publique. Politique de patience et de ténacité ; politique qui, ainsi que toute autre, comporte une part notable de compromis ; politique, enfin, dont le succès, comme toujours, est fonction de l’activité de ceux qui la mènent et de l’adhésion de ceux qu’elle touche[14]. » Soixante-dix ans plus tard, à défaut de tirer des « leçons de l’histoire », peut-être serait-il temps d’entendre un tel conseil ?
[1] - Dominique Albertini, « Fonction publique, un contrat pas très social », Libération, 30 octobre 2018.
[2] - Voir Marc Olivier Baruch, Servir l’État français. L’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997 ; Marc Olivier Baruch et -Philippe Bezes (sous la dir. de), « Généalogies de la réforme de l’État », Revue française d’administration publique, n° 120, 2006, p. 625-787 ; et Émilien Ruiz, Trop de fonctionnaires ? Contribution à une histoire de l’État par ses effectifs, thèse de doctorat en histoire, sous la dir. de Marc -Olivier Baruch, Paris, Ehess, 2013 (en ligne).
[3] - Joseph Paul-Boncour, Entre deux guerres. Souvenirs sur la IIIe République, t. II : Les Lendemains de la victoire, 1919-1934, Paris, Plon, 1945, p. 273‑274.
[4] - Henri Barthélémy et Jean Rivero, Cinq ans de réformes administratives, 1933-1938. Législations, règlementation, jurisprudence, Paris, -Rousseau, 1938, p. 13.
[5] - Paul Reynaud, « Après le bilan : nos décisions sont prises », discours radiodiffusé du 12 novembre 1938, repris dans Courage de la France, Paris, Flammarion, 1939, p. 23‑39.
[6] - Discours du 21 décembre 1938, feuillets dactylographiés et annotés, Archives nationales, 74AP1-2.
[7] - Édouard Bonnefous, La Réforme administrative, Paris, Presses universitaires de France, 1958, p. 77-78.
[8] - Circulaire n° 951 du ministre des Finances, direction du Budget, bureau Pcm, 11 février 1939, Caef, Fonds Budget, 3MI188.
[9] - En février 1939, le ministre de la Guerre signala ainsi à la direction du Budget que ses services rencontraient de sérieuses difficultés pour le paiement d’agents civils temporaires recrutés depuis le 1er janvier 1939 du fait de l’application de la circulaire précitée (note n° 1241 de la direction du Budget à la direction de la Comptabilité publique, 27 février 1939, Caef, Fonds Budget, 3MI189).
[10] - Aurélie Peyrin, « Fonctionnaires en Cdd », La Vie des idées, 27 juin 2017.
[11] - Bertrand Bissuel et Bastien Bonnefous, « Emmanuel Macron, le “off” brisé et le statut des fonctionnaires », Le Monde, 18 septembre 2015.
[12] - Comme l’ont souligné récemment Johan Theuret (président de l’association des directeurs de ressources humaines des grandes collectivités territoriales) et Mylène Jacquot, secrétaire générale Cfdt fonctions publiques dans Le Monde, 1er novembre 2018, p. 7. Voir aussi Gérard Aschieri et Anicet Le Pors, La Fonction publique du xxie siècle, Ivry, L’Atelier, 2015.
[13] - Voir Émilien Ruiz, « Y a-t-il trop de fonctionnaires ? », La Vie des idées, 28 mars 2017.
[14] - Roger Grégoire, « Les données d’une politique de la Fonction publique », La Revue administrative, vol. 1, n° 6, novembre 1948, p. 12‑15.