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François Crémieux dans « Casque bleu », film documentaire de 26 minutes réalisé par Chris Marker, sorti en 1995.
François Crémieux dans "Casque bleu", film documentaire de 26 minutes réalisé par Chris Marker, sorti en 1995.
Dans le même numéro

Génération Marker

Nous sommes un soir d’octobre 2000, enfermés jusqu’en début de nuit avec Chris Marker et Jorge Semprun dans un studio d’enregistrement d’un sous-sol du 17e arrondissement. Chris avait fixé la date, l’heure et le lieu, et nous avait prévenus, Jorge et moi, que cela durerait le temps qu’il faudrait.

Nous revenions avec Chris de trois semaines au Kosovo. L’idée de ce voyage datait du jour où j’étais parti rejoindre l’équipe Kouchner. L’accord de Kumanovo signé en juin 1999 avec la Serbie avait alors mis un terme au conflit, et, de fait, à la décennie de guerres ouverte en juin 1989 par le discours nationaliste de Milosevic prononcé à l’issue d’une manifestation de Serbes du Kosovo. Bernard Kouchner avait été nommé Haut Représentant des Nations unies pour le Kosovo. Il allait lui falloir diriger la région et remettre en place une administration sous l’égide de l’Onu. Début juillet 1999, il m’avait nommé directeur de ­l’hôpital de Mitrovica. J’avais invité Chris à me rejoindre, quand il voudrait.

Mitrovica, Kosovo, 1999

Comme souvent avec Chris, ce voyage avait commencé par une lettre. Il m’écrivait : «  Je ne sais pas si quelque chose d’utile peut être tenté (filmiquement parlant) “d’un côté ou de l’autre du pont”, j’ai l’impression que les choses qui comptent auraient plus besoin maintenant de silence que de battage médiatique – mais quand j’aurai terminé le “Tarkovski” auquel je travaille actuellement, et si ton invitation tient toujours, je ne dis pas non. »

Nous sommes donc partis en juillet 2000 à la rencontre des médecins albanais avec lesquels je travaillais depuis un an. Nous avons commencé par une série d’entretiens avec plusieurs d’entre eux, le plus souvent chez eux ou à la polyclinique albanaise du sud de Mitrovica. Musa Myftari, urologue, Sinan Prekazi, néphrologue, Preveza Abrashi, chirurgien digestif, et quelques autres, tous impliqués dans la vie médicale kosovare et ayant eu des responsabilités médicales ou politiques à des degrés divers. Quelques mois plus tôt, ils avaient été chassés de l’hôpital après plusieurs attaques au mortier. Des paramilitaires serbes, des militants politiques et des jeunes paumés qui se réunissaient tous les soirs autour de bières pour défendre «  leur pont  » avaient fini par l’emporter à force de caillasser les bus de l’Onu dans lesquels les Albanais rejoignaient l’hôpital chaque matin. Quelques tirs de mortiers un soir avaient réglé l’affaire. En mars, j’avais dû descendre le drapeau des Nations unies du fronton de l’hôpital et le rapporter à Bernard Kouchner. Si le mandat de Kouchner s’avérait être un succès, Mitrovica était un échec et la ville rejoignait la liste des villes européennes coupées en deux. Pas de mur à Mitrovica, mais une rivière, l’Ibar. Et sur cette rivière, un pont. Dans la vraie vie, le pont et surtout la passerelle située à cent mètres étaient franchis par des centaines de personnes quotidiennement. Mais les jours de manifestations, ils se refermaient et devenaient la scène des derniers affrontements de guerres balkaniques jamais éteintes. Le pont constituait la scène que Chris filmera en introduction d’Un maire au Kosovo (2000). Nous en connaissions même les coulisses, d’où se préparaient les acteurs : un bar nationaliste serbe peu recommandable au nord et un gymnase côté albanais.

Durant ces quelques semaines, Chris avait longuement filmé mon amie Preveza Abrashi. Malgré elle et à cause de moi, Preveza avait fait la une des médias. Le 26 janvier 2000, j’avais raconté, dans une tribune publiée dans Le Monde, son parcours de chirurgienne albanaise, obligée de quitter Mitrovica et de déménager vers Pristina. J’avais été flatté d’une publication en première page, alors que le propos annonçait une attaque d’extrémistes serbes que je voyais descendre des bus en provenance de Belgrade depuis plusieurs jours.

Le 3 février à 22 heures, le massacre avait commencé et duré quatre longues heures, jusqu’à deux heures du matin. Comme je l’avais écrit, Preveza venait de quitter Mitrovica et vivait depuis quelques semaines à Pristina. Mais ce soir-là, sa belle-sœur a été tuée par une rafale de kalachnikov tirée au travers de sa porte. Les nervis serbes mitraillaient les paliers pour intimider les Albanais de l’immeuble. Elle était dans l’axe, cachée dans les toilettes au fond du couloir. Ce soir-là, j’avais observé ces scènes de violence depuis le dernier étage d’un hôtel-restaurant, l’oreille vissée sur la fréquence de sécurité de ma radio de l’Onu. Les violences avaient duré jusque tard dans la nuit lorsque des soldats danois avaient descendu la rue principale de Mitrovica, fusils d’assaut à l’épaule, en frappant leurs boucliers au sol. Le bruit devait impressionner. Quatorze Albanais qui habitaient le nord de la ville sont morts cette nuit-là. Du 26 janvier au 3 février, c’est le temps qu’il avait fallu à la presse albanaise pour traduire la tribune du Monde et ériger Preveza en figure emblématique de la résistance.

Cinq mois plus tard, en juillet, la caméra de Chris ne s’est pas attardée sur Preveza. Le personnage central de notre voyage était Bajram Rexhepi, chirurgien, maire de la ville et ancien combattant de l’Armée de libération du Kosovo (Uck). Ni Chris ni moi n’avions choisi Bajram. Il s’était imposé. En 2002, Bajram deviendra le Premier ministre du premier gouvernement d’un Kosovo indépendant. Chris me demandera alors de repartir, seul, filmer le Premier ministre en exercice. Il s’était contenté de me donner trois conseils : « Jamais de zoom », « Fais des gros plans, même ratés, ça passe souvent » et « Débrouille toi pour un éclairage latéral. » Il m’avait aussi envoyé trois jours auprès de son vieil ami Yann Le Masson, réalisateur de Kashima Paradise (1973), désormais retiré sur sa péniche de marinier, en amont d’Avignon. Chris disait de Yann qu’il était le meilleur cadreur qu’il ait connu. La scénographie de Kashima Paradise me rappelait celle des affrontements du pont de Mitrovica. Et les heures de critiques de Yann sur les images que j’avais rapportées de Kaboul en novembre 2001, après l’entrée des troupes de Massoud, me confirmaient que les trois conseils de Chris constituaient un bagage un peu léger.

Bajram était un personnage markérien. Bel homme au physique d’athlète, combattant de l’indépendance, il avait le regard déterminé et une culture politique yougoslave et européenne pour tenir des heures de débats, surtout tard le soir autour d’une bière. « Filmiquement parlant », il était le casting parfait d’un face caméra comme Marker savait les filmer. C’est dans la vieille Mercedes de Bajram, lui au volant, Marker à ses côtés et moi à l’arrière, que nous avions roulé des heures dans les montagnes du nord du Kosovo. Un road movie dans la voiture d’un ancien officier de l’Uck filmé de trois quarts à parler politique dans un pays plus vraiment en guerre mais pas encore en paix. Marker était un homme heureux.

Les voix de la résistance

Dans le studio d’enregistrement, Jorge est là pour lire le commentaire de Chris et doubler Bajram en français. Jorge tient ce rôle de récitant d’un commentaire de Marker, comme avant lui Jean Négroni dans la Jetée (1962) ou Florence Delay dans Sans soleil (1983). Chris n’a jamais mieux parlé que quand il s’est laissé lire par d’autres. Celui qui porte la voix du combattant kosovar est donc un résistant, déporté, militant clandestin du Parti communiste espagnol, scénariste de l’Aveu (Costa Gavras, 1970) et qui publie cette même année son dernier roman sur Buchenwald : le Mort qu’il faut[1]. C’est Jorge qui détaille en français les principes de l’anesthésie verbale (« Tiens bon mon petit ») ou les évolutions techniques apportées par l’armée yougoslave aux tanks russes. C’est Semprun toujours qui porte en français le plaidoyer européen de Bajram et un puissant discours sur la reconstruction politique d’un Kosovo résilient des crimes récents et capable d’affronter la fin du totalitarisme par une entrée rapide dans la démocratie.

Chris n’a jamais mieux parlé
que quand il s’est laissé lire
par d’autres.

Ce soir, Semprun ignore que l’homme dont il double la voix, après avoir été Premier ministre entre 2002 et 2004, puis ministre de l’Intérieur et ministre des Affaires étrangères des gouvernements kosovars successifs, sera un des principaux artisans de la construction d’un État de droit. Bajram mourra des suites d’un infarctus dans un hôpital turc en août 2017. Chris aurait pu dire que la vie de « médecin terroriste », comme les Serbes l’avaient surnommé, n’avait pas dû être de tout repos sur le plan cardiaque. Chris et Jorge assis dans deux fauteuils de cinéma en toile, moi sur une enceinte, nous avions discuté entre deux prises des avenirs possibles. Ce que je leur racontais de la vie à l’hôpital, les relations entre Serbes et Albanais, l’impossibilité pour chacun de se désolidariser publiquement de sa communauté, même de ce qu’elle pouvait porter de pire, n’apportait aucun optimisme à la soirée. Jorge ramenait tout à l’Europe. Il n’avait pas encore écrit l’Homme européen[2] mais disait que la seule issue possible était que l’Allemagne, après avoir eu sa part de responsabilité dans les guerres yougoslaves par la reconnaissance immédiate de l’indépendance de la Slovénie, devait maintenant assumer son leadership et proposer une trajectoire européenne à tous les pays des Balkans. Pourquoi pas la France ? Parce que la France y réfléchira trop longtemps avant de changer d’avis et de ne rien faire.

Ce soir, nous avons parlé d’Oliver Ivanovic, le leader serbe modéré qui négociait chaque soir avec Bajram pour éviter que la ville ne s’embrase pour une canette jetée contre un bus ou une rafale de kalachnikov contre un immeuble albanais. Jorge demande à Chris pourquoi il n’a pas filmé cet Ivanovic. Chris lui répond qu’il a bien fallu choisir un côté du pont. Il aurait aussi pu répondre que nous n’avions pas eu le temps.

Ils ne sauront jamais ni l’un ni l’autre que le 16 janvier 2018, Oliver Ivanovic sera assassiné à Mitrovica. Le New York Times titrera : «  Oliver Ivanovic, leader modéré des Serbes du Kosovo, a été tué  », et le décrira comme « un homme politique de premier plan au Kosovo, l’un des rares à plaider pour la coexistence entre Serbes et Albanais ».

Sans doute pensons-nous ce soir raconter un moment d’histoire européenne avec un commencement, la fin de la guerre, un tempo, celui de la reconstruction, et une fin bientôt avec une intégration européenne. Nous ignorons que, dans vingt ans, Mitrovica sera toujours la même, une ville divisée comme elle l’est dans le commentaire de Chris. Ces presque vingt ans pendant lesquels l’histoire semble désespérément immobile à Mitrovica, c’est le temps qui a séparé le retour de Jorge de Buchenwald de l’expulsion de son double Federico Sánchez du Parti communiste. Aucun rapport, sauf l’éternité, et comme la preuve que l’histoire avance beaucoup plus lentement qu’on ne le dit souvent. Il n’empêche : Chris fait preuve ce soir-là d’un certain art de la mise en scène. Il a accueilli Semprun par un « Salut camarade » et n’a cessé de l’appeler Federico toute la soirée.

L’âge des bilans

Cette rencontre au milieu des consoles d’enregistrement avec Marker et Semprun est celle d’une génération. Née dans les années 1920, adolescente pendant la montée du nazisme et la guerre d’Espagne, 20 ans en 1940, 40 ans en pleines guerres d’indépendance, déjà presque cinquantenaire en 1968, 70 ans à la chute du Mur et 90 pour l’investiture du premier président noir aux États-Unis, la génération Marker a vingt ans d’écart avec son siècle.

Trois heures de discussions avec Marker tous les deux mois pendant quinze ans, l’incessante relecture de Semprun et surtout la plongée dans leurs lectures, leur cinéma et même mes voyages sur les traces des leurs m’auront donné des clés précieuses de compréhension et d’analyse, non seulement du xxe siècle mais aussi du xxiesiècle naissant. Mon propre engagement comme soldat dans une compagnie de combat des Nations unies en Bosnie, en 1995, prendra une dimension différente après cette rencontre.

Commençons par le paradoxe et revenons à Marker. Il m’écrivait : « Toute l’histoire Kosovo/Serbie m’a passablement démoli sur un point précis: qu’on le veuille ou non, il vient un âge des bilans, et cette guerre était le condensé de tous les échecs, de tous les mensonges et de tous les pièges auxquels ma génération a eu affaire, avec en supplément cette fois l’impression que le film était reparti à l’envers. »

Je n’ai pas connaissance d’autres références de Marker à sa « génération ». Par tempérament solitaire et parfois aussi avec un brin d’arrogance, Marker ne s’est jamais laissé mener par aucun groupe, pas plus qu’il n’en a emmené ou suivi. Sa génération politique, puisque c’est de politique qu’il est question dans nos échanges, est celle d’une bande constituée à la fin des années 1960 autour d’Yves Montand et de Simone Signoret à Autheuil. Un groupe dont chacun des membres, marqués par plus ou moins de proximité avec le mouvement communiste de la Résistance, des camps ou de l’après-guerre, évoluera progressivement pour d’abord prendre ses distances avec le communisme avant de dénoncer le stalinisme et finalement de rejoindre le mouvement antitotalitaire porté notamment par Esprit. Les guerres balkaniques auront rapproché Chris et Jorge de la revue presque cinquante ans après la période pendant laquelle ils en étaient des contributeurs réguliers. Pour Jorge, le lien avait d’abord été indirect, par son père, correspondant de la revue à Madrid avant la guerre puis accueilli avec sa famille par Jean-Marie Soutou à son arrivée en France en 1936. Chris, lui, avait été l’une des jeunes plumes de la revue de l’après-guerre.

Marker sera précurseur du groupe d’Autheuil et dans cette petite centaine d’articles parus dans Esprit entre 1947 et 1953, on en trouve un pour moquer le Komintern à l’occasion de l’expulsion des délégués titistes. Signoret et Montand attendront la tournée de 1957 en Urss pour prendre leurs distances. Quant à Semprun, il ne rompra qu’en 1965, après un long détour par la lutte clandestine au sein du Parti communiste espagnol. L’écriture puis le tournage de l’Aveu de Costa Gavras seront à la fois le point de rupture idéologique du groupe et le pivot de leurs engagements des années 1970.

Si l’histoire Kosovo/Serbie a passablement démoli Marker, c’est parce que sa génération avait voulu trouver en Yougoslavie une troisième voie entre stalinisme et capitalisme, entre l’Urss de Staline et l’Amérique de Truman, entre la gauche libérale et la gauche communiste. Mais pour y croire, il avait fallu le prix des mensonges sur les libertés individuelles en Yougoslavie. La seule liberté de circulation, même si elle était exceptionnelle pour un pays de l’Est, ne suffisait pas à faire de la Yougoslavie une démocratie ni des Yougoslaves un peuple engagé dans une aventure collective. Sa génération n’avait pas voulu voir que les ficelles qui tenaient la Yougoslavie, de Ljubljana à Pristina et de Mostar à Belgrade, formaient un écheveau que seule pouvait maintenir la dictature titiste, même infiniment plus sympathique que toutes ses voisines.

Ce soir d’octobre 2000, j’ai le regret de ne pas avoir déjà vu Cuba si! (1961). J’ai une excuse, car c’est l’un de ses rares films, avec Lettre de Sibérie (1957), que Chris ne souhaite plus laisser diffuser ni même montrer. Mais j’ai le regret de ne pas pouvoir engager la discussion avec ces deux-là sur Cuba et le Kosovo. C’est qu’il y a dans le commentaire de Marker lu par Semprun un lien lointain avec ce film réalisé par Chris en 1961, à l’occasion du premier anniversaire de la révolution à Cuba. Les dernières images de Cuba si!, Fidel gesticulant un téléphone à la main, montrent un autre concentré de ces mensonges et de ces pièges auxquels sa génération a eu affaire. Sauf que Cuba si!, c’était avant la prise de conscience et Un maire au Kosovo, après.

Casque bleu

Passé ses 20 ans et la sortie du nazisme, la génération de Marker s’est construite dans les guerres de libération, la décolonisation et les mouvements d’indépendance. Mettons dans ce triptyque tout ce qui peut faire lien de Cuba au Vietnam, des Black Panthers à Lumumba et de l’Indochine à l’Algérie. Avec Marker, ce seront des films et des commentaires comme les Statues meurent aussi (Marker, Resnais, 1953), Nuit et brouillard (Resnais, 1955), ou l’Amérique insolite (Reichenbach, 1960), parmi d’autres. Voilà une génération dont l’approche du monde et la colonne vertébrale politique auront été non pas le regard qu’elle porte sur elle-même mais les peuples, non pas le périmètre national mais les grandes luttes de libération.

La génération de Marker s’est construite
dans les guerres de libération, la décolonisation et les mouvements d’indépendance.

Se retrouver tous les trois dans ce studio n’est pas un hasard. Tout au long de ces guerres yougoslaves des années 1990, c’est auprès d’eux que je suis allé puiser les ressources pour comprendre le présent. Mes premiers échanges avec Chris remontent à cinq ans. Il avait tiré Casque bleu de cette rencontre, en 1995, à mon retour de Bosnie. J’ai découvert Jorge avec l’Écriture ou la vie, en 1994[3]. Leurs engagements contre le nazisme, quels qu’aient été les chemins pris, leurs engagements contre le fascisme, de la clandestinité madrilène de Jorge à l’Ambassade (1973) de Chris sur le putsch des militaires contre Allende, la mobilisation de Chris en solidarité avec les peuples en lutte contre la colonisation (de Loin du Vietnam en 1967 à ses voyages en Guinée-Bissau dans les années 1980) et même sa mobilisation auprès des mouvements noirs américains m’inspiraient.

Mes engagements d’adolescent avaient été plus proches des leurs que de ceux de la génération de 68, jamais comprise. Adolescent aux États-Unis, je m’étais passionné pour le mouvement des droits civiques, de Rosa Parks à Malcolm X, et j’avais reçu ma dose d’émotions politiques lors d’une après-midi avec quelques étudiants du campus noir de Howard University. C’était en 1984. À Washington toujours, j’avais écouté avec enthousiasme le prêche de Desmond Tutu, alors premier archevêque noir de Johannesburg et jeune Prix Nobel de la paix en tournée aux États-Unis. C’était dans une église du quartier noir. Heureusement que Chris ni Jorge ne m’ont demandé ce qu’il avait pu dire. Je sais juste que son discours de paix et de mobilisation contre l’apartheid ­m’apportait ma deuxième salve d’émotions. Je retrouvais cette ambiance dans la Sixième Face du Pentagone de Marker (1968) et partageais avec lui une certaine distance à l’Amérique. Ce n’était plus celle de Truman mais celle de Reagan. Et nous semblions avoir tous les deux appris à l’aimer autant qu’à la détester. En 1965, l’aimer, c’était filmer les grandes manifestations et les marches pour les droits civiques, la détester, c’était monter Loin du Vietnam. En 1985, pour l’aimer, il fallait continuer d’observer le prolongement du mouvement noir américain, bien avant les émeutes de 1992, ou participer même de loin aux mouvements anti-apartheid. La détester, c’était soutenir le mouvement sandiniste avec toute la naïveté qu’il fallait et honnir le colonel Oliver North. Sans regret pour North.

Quand je pars à 25 ans sous le drapeau des Nations unies, c’est pour m’engager contre le nationalisme serbe. J’avais la conviction que la guerre qui durait depuis 1992 en Bosnie, symboliquement déclenchée un 28 juin 1989 par Milosevic dans la plaine du Kosovo près de Pristina, méritait notre engagement en soutien aux habitants de Sarajevo, au nom d’une certaine idée de l’Europe et surtout d’une certaine responsabilité face à l’histoire. Espoir anéanti l’été 1995 après le massacre de Srebrenica sous les yeux d’autres Casques bleus.

Et la justice aura été trop longue pour que Chris et Jorge sachent que le Tribunal pénal international condamnerait Radovan Karadzic à quarante ans de prison, en 2016, et Ratko Mladic à la prison à vie pour génocide, en novembre 2017. Il est tard, l’enregistrement se termine. La période est aujourd’hui occupée à débattre de l’héritage de la génération suivante, née après-guerre, 20 ans en 1968. Mais ce soir d’octobre 2000, c’est bien avec deux intellectuels dont l’engagement s’enracine dans la lutte contre les totalitarismes européens, dans les mouvements d’indépendance, dans un rapport à la liberté qu’il fallait défendre ou conquérir au prix de la guerre que je puise des bouts d’analyse du monde tel qu’il est.

Ce voyage aura été le dernier voyage de Chris et Un maire au Kosovo son dernier film dédié à un mouvement de libération. Cette séance de travail avec «  Federico  » aura probablement été l’une de leurs dernières rencontres. Elle restera une contribution à l’explication des mouvements politiques du début du siècle.

 

[1] - Jorge Semprun, le Mort qu’il faut, Paris, Gallimard, 2001.

[2] - J. Semprun et Dominique de Villepin, l’Homme européen, Paris, Perrin, 2005.

[3] - J. Semprun, l’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994.

 

François Crémieux

Actuellement directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, il est proche de la revue Esprit depuis son engagement dans les Balkans dans les années 1990, dont il a témoigné dans Casque bleu de Chris Marker et, avec Marc Benda, dans Paris-Bihac (Michalon, 1995). Spécialiste des politiques de santé et de l’économie de la santé, il s’intéresse également aux questions d’éthique et…

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