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Photo : Toa Heftiba (détail)
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Dans le même numéro

Imaginer de nouvelles solidarités. Entretien avec François Dubet

Propos recueillis par Anne Dujin

Dans votre livre La Préférence pour l’inégalité[1], vous posez -l’hypothèse qu’il faut, pour désirer l’égalité, qu’existent des formes de solidarité de fait. Pour que l’objectif d’égalité, qui exige des sacrifices, soit acceptable, il faut être lié par un sentiment de solidarité. Or cette solidarité suppose une représentation commune qui manque aujourd’hui, ce qui fragilise le projet d’égalité. Comment cette représentation a-t-elle changé ?

Dans le triptyque républicain, l’égalité et la liberté sont plus largement mobilisées et commentées que ne l’est la fraternité. Avec sa connotation imaginaire, sentimentale et religieuse – « nous sommes frères et sœurs car enfants du même Dieu » – la fraternité pose plus de problèmes à la gauche et aux intellectuels, bien que les intellectuels de l’identité ne soient plus une minorité. Or, sans cette fraternité, il n’y a pas d’égalité sociale possible puisque, sans fraternité, on n’accepte pas de sacrifices en faveur de l’égalité des autres. Dès le xixe siècle, s’est posée la question de la solidarité, ce qui pouvait nous lier face aux désordres de l’industrialisation et de la modernité, c’est-à-dire face à la perte des liens traditionnels et sacrés. Durkheim pensait alors que nous pouvions être attachés par des liens fonctionnels, constitués par l’interdépendance des uns et des autres au sein d’une économie nationale. Ce lien organique renvoie à l’image saint-simonienne d’une grande ruche où certaines abeilles peuvent être plus grosses, mais où les plus petites peuvent réclamer plus, parce que toutes contribuent au bien commun. Cette image correspond aux dettes et aux créances associées à la vision solidariste de l’État providence. Pour Durkheim, une autre dimension de la solidarité est institutionnelle et passe par les écoles, par la socialisation et tout ce qui fabrique du lien et des valeurs communes malgré le déclin du religieux. Enfin, la fraternité mobilise une dimension communautaire, celle de la nation qui justifie les sacrifices que l’on est prêt à faire pour ses semblables.

Or la ruche nationale a explosé. Une première mutation fut économique, par la mondialisation et l’interdépendance des économies. Une partie des élites vit dans l’espace international tandis qu’une partie du prolétariat est mise en concurrence avec le prolétariat des pays émergents. Un professeur des écoles ne peut plus parler de « l’économie de la France, de son blé et de son charbon… » comme d’une unité close et autosuffisante. Une seconde mutation fut politique. L’idée d’un État souverain avec des institutions intégratrices à l’intérieur de ses frontières et ne rendant de comptes qu’à lui-même est devenue une chimère. L’État demeure mais n’est plus le souverain d’antan, il a abandonné une part de sa souveraineté à l’Europe – ce que personnellement je ne conteste pas – et aux échanges économiques et financiers. Il est devenu un gestionnaire de politiques publiques autant qu’un souverain. Une troisième mutation, particulièrement déstabilisante, correspond à la transformation de l’imaginaire national. La culture n’est plus ce qu’on a aimé croire qu’elle était : nationale et universelle, homogène et hiérarchisée entre le national et le local, entre l’universel et le singulier. Dans des sociétés ouvertes et à forte mobilité, l’immigration n’est plus perçue comme le processus par lequel des gens qui viennent d’ailleurs se fondraient dans la communauté, mais comme l’un des multiples éléments d’une société plurielle, de la même manière que se combinent les identités nationales et les industries culturelles mondialisées. La question de la laïcité est intéressante à cet égard : la loi de 1905 sépara l’Église et l’État dans un monde presque unanimement catholique, avec des chrétiens qui croyaient en Dieu, des chrétiens qui détestaient l’Église et des minorités religieuses favorables à la laïcité afin que l’Église les laisse en paix. Nous pensions alors que la société était l’emboîtement d’une culture nationale, d’une économie nationale et d’un État national. Mais ce n’est plus le cas.

Face à ce délitement, les populismes mobilisent l’imaginaire de la solidarité par des fables, en proposant, pour le populisme de droite, de revenir à la nation, et pour le populisme de gauche, de revenir à la société industrielle des années 1960 : on lit aujourd’hui des choses surprenantes sur le bonheur du travail industriel des années 1960, dont je ne suis pas sûr qu’il était plus épanouissant que le travail d’aujourd’hui. Il n’y a pas d’équivalence entre ces deux populismes, car le racisme et la xénophobie forment encore une barrière morale infranchissable – bien que le cas italien invite à la prudence – mais tous deux appellent à retrouver la solidarité par le retour à des formes passées de société. Face à ces imaginaires, la pensée libérale et modérée, de gauche comme de droite, n’a pas grand-chose à dire ou à proposer ; bien souvent elle s’est bornée à répéter que la croissance retrouvée réglerait tout. Qu’est-ce qui nous fera à nouveau accepter de faire des sacrifices pour l’égalité ? Il faudrait probablement redessiner un récit social et national pour que les nouveaux venus y aient leur place et ce ne serait pas la première fois. Après tout, Renan proposait déjà au xixe siècle de réécrire un récit national faisant une place aux minorités et aux nouveaux venus. En tout cas, la question de l’identité ne doit pas être abandonnée aux ennemis de l’égalité, sous prétexte que ce n’est pas une bonne question.

De l’égalité des positions à l’égalité des chances

Dans ce contexte de perte des solidarités évidentes, vous dites, d’une manière qui provoque au premier abord, que les acteurs sociaux font des choix plus ou moins conscients dans le sens de l’inégalité – qu’ils la « préfèrent ». Un choix qui s’observe notamment à l’école.

Beaucoup d’acteurs sont pris dans le paradoxe qui consiste à dénoncer les inégalités sans percevoir qu’elles résultent de leurs propres conduites, c’est-à-dire à ne pas être prêts à accepter les sacrifices qu’exigeraient leurs indignations. Ce paradoxe apparaît lorsqu’on a le sentiment que ­l’horizon social n’est plus celui d’un progrès, aussi désuet que le terme ­puisse paraître. Les événements de mai 1968 s’expliquent, pour une part, par une grande confiance en la survenue inéluctable d’un avenir meilleur. Ce qui a changé est aussi le modèle de justice auquel adhèrent les acteurs. L’égalité est aujourd’hui d’abord l’égalité des chances méritocratique : l’égalité des chances d’accéder à des positions inégales par le jeu d’une compétition équitable. Si bien que la figure dominante de l’inégalité n’est plus celle de l’exploitation mais celle de la discrimination, ce qui constitue un changement profond. Les femmes, homosexuels et immigrés de ma jeunesse étaient si fortement discriminés que personne, ou presque, ne les voyait, cela passait pour une évidence. Or ces groupes sont moins discriminés aujourd’hui, mais leur sort nous scandalise davantage parce que nous nous tenons pour égaux, quitte à ce que l’on soit moins scandalisé par les inégalités sociales, c’est-à-dire par l’inégalité des positions. Dans cette conception de la justice sociale, il est acceptable d’optimiser ses chances d’acquérir une position inégalitaire tant que la compétition est perçue comme équitable, tant qu’il n’y a pas de discrimination.

La figure dominante de l’inégalité n’est plus celle de l’exploitation mais celle de la discrimination.

Dans l’école, où se jouent principalement les questions des inégalités en France, les parents ne font plus seulement confiance à leur capital culturel, à l’idée qu’il est dans l’ordre des choses que leurs enfants réussissent à l’école s’ils y ont réussi eux-mêmes ou n’y réussissent guère s’ils ne sont pas exceptionnellement «  doués  ». Chacun a le droit et le devoir de réussir. On ne confie plus ses enfants à l’institution pour qu’elle leur donne ce à quoi ils ont droit. On les place dans un système de tri où ils doivent réussir mieux que les autres puisque les diplômes déterminent leur destin professionnel et que la valeur d’un diplôme dépend de sa sélectivité. Alors bien des parents se conduisent comme des coaches et mettent en place des stratégies pour que leur champion gagne. Cette stratégie scolaire est parfaitement assumée par ceux qui choisissent les établissements et les filières de leurs enfants. À terme, beaucoup s’indignent des inégalités que chacun a produites. C’est en ce sens qu’il existe une préférence pour l’inégalité, et pas seulement à l’école.

En 2014, Najat Vallaud-Belkacem a proposé une réforme du collège que l’on pouvait qualifier de gauche : observant l’existence de phénomènes de tri par les classes bilingues, européennes ou de langues rares, elle a voulu y mettre fin au profit d’une école vraiment commune jusqu’à seize ans. On vit alors une indignation s’étendre de Valeurs actuelles à l’Huma ! Plus de romantisme égalitaire, tout le monde défendait ses propres avantages, fut-ce au nom de la culture et de la grandeur de la nation, contre l’égalité de tous. Cette conception de l’égalité des chances mobilise aussi l’alibi de la réussite exceptionnelle de quelques élèves socialement et culturellement défavorisés pour légitimer une compétition qui bénéficie surtout aux plus favorisés.

Il y a là un changement du projet que l’on assigne à l’école. Dans la littérature politique du xixe siècle, la question de l’inégalité n’apparaît guère à propos de l’école ; on se demande plutôt quel individu, quel citoyen, quelle communauté l’école peut former tout en acceptant la coexistence d’une école du peuple et d’une école de la bourgeoisie. Le progrès passe plus par la réforme et les luttes sociales que par l’égalité des chances scolaires. Aujourd’hui, les deux questions qui dominent l’école sont celles de l’égalité et de l’efficacité des apprentissages. Le projet est si bien installé qu’il va de soi et qu’il n’y a pas à en discuter : réussir dans une compétition équitable pour obtenir la meilleure position sociale possible. Ainsi, les débats actuels sur la réforme de l’éducation proposée par Jean-Michel Blanquer confortent ce modèle, leur critique ne le met pas en cause. Pour l’enseignement du latin en 2014 comme pour l’oral du bac aujourd’hui, on disqualifie des apprentissages parce qu’ils sont perçus comme inégalitaires, alors qu’ils le sont tous et qu’il faudrait précisément en réduire les fonctions sélectives. De même à l’université, les étudiants de premier cycle protestent contre une sélection qu’ils perçoivent comme dangereuse, ce qui peut se comprendre tant elle est angoissante en les obligeant à formuler des projets, mais personne ne met en cause le fait que le système universitaire français soit divisé entre des filières sélectives et une université de masse qui sélectionne d’une autre manière au fil des passages d’une année à l’autre. Quand il ne reste que quarante étudiants en master au terme d’une promotion de première année de licence comptant trois cents étudiants, personne ne conteste une sélection à l’usure dont chaque étudiant est tenu pour responsable. Par ailleurs, il semble que près de 80 % des lycéens choisissent des formations sélectives : comment s’en étonner quand ils savent qu’ils doivent choisir entre une sélection a priori relativement «  rentable  » et une sélection en cours d’études bien plus incertaine ?

De l’indignation au ressentiment

Les discriminations ont pris le visage de l’intolérable, mais est-ce à dire que l’inégalité socio-économique n’est plus perçue ?

Je pense que l’on a tellement étendu la notion de discrimination qu’elle a fini par avaler celle d’inégalité. À l’inverse, pour reprendre le changement schématique que j’ai évoqué, on peut dire que les inégalités sociales avaient avalé les discriminations jusque dans les années 1990. Or la distinction entre inégalités et discriminations doit être maintenue : une femme cadre supérieure occupe une position sociale dominante tout en subissant des discriminations en tant que femme et lorsqu’on interroge les individus, on observe qu’ils font naturellement la distinction entre l’inégalité sociale, qui renvoie à leur position, et la discrimination qu’ils subissent pour ce qu’ils sont – leur genre, leur sexualité, leurs origines, leur phénotype, leur handicap,  etc.

La conception de la justice sociale comme égalité des chances à accéder à des positions inégales a complètement changé la perception des inégalités. Le modèle visant la réduction des inégalités entre les positions sociales était assez conservateur : on disait aux femmes de rester aux fourneaux avec l’espoir d’un quotidien amélioré par l’électroménager ; on disait aux enfants ouvriers qu’ils occuperaient la même place que leur père mais aussi que le progrès social améliorerait la condition ouvrière. Aujourd’hui, on dit à tous qu’ils ont les mêmes chances au départ de la course, grâce au rêve d’une compétition équitable, et au prix d’une certaine cruauté à l’égard des vaincus. Le thème de la discrimination est construit sur l’idée de l’égalité fondamentale des individus et, dès lors, les inégalités sociales sont légitimes tant qu’elles résultent d’une compétition équitable ou, disons, méritocratique. Les élites estiment alors, non sans arrogance, avoir gagné le match au bénéfice de tous puisqu’elles sont les premiers de cordée. Les autres ont perdu et se sentent coupables ; ils s’en veulent et en veulent aux autres, surtout à ceux qui sont en dessous d’eux et seraient des «  fausses victimes  ». C’est l’un des ressorts majeurs du populisme de droite, qui a nourri les électorats de Thatcher et de Trump, mais qui s’étend en France : détester les riches bien sûr, mais détester surtout les plus pauvres que soi parce qu’ils bénéficient d’une aide qu’ils ne méritent pas. Quand les vaincus se sentent coupables de leur échec, le ressentiment se substitue au conflit social et il devient difficile d’être solidaires des autres victimes.

Sans vouloir mettre fin au modèle de l’égalité des chances, qui procède de la force du sentiment d’égalité, je suis attaché à une priorité – non une exclusivité – du modèle de l’égalité des positions. Je crois que la meilleure des sociétés est celle dans laquelle les inégalités sociales sont suffisamment faibles pour que le sentiment de vivre dans le même monde demeure, ce qui implique une certaine solidarité entre les acteurs sociaux. Ainsi, s’il convient de dénoncer l’hyper richesse des 1 % et des 1 ‰, il faut aussi se méfier de la seule critique des «  gros  » rappelant le récit des années 1930 sur l’argent caché des deux cents familles qu’il suffirait de redistribuer, alors que les inégalités qui ont le plus d’influence sur la structure sociale sont aussi celles des 10 ou 15 % les plus riches. Mais là, chacun peut justifier les inégalités dont il bénéficie tout en étant frustré quand il se compare à plus riche que lui.

Vous évoquez, à la fin de votre livre, la manière dont les politiques publiques sont devenues des mobilisations sectorielles sur des problèmes sociaux précis.

Le fractionnement et la sédimentation des politiques publiques segmentent les publics. Or je crois que le contrat social suppose que les politiques de redistribution soient «  lisibles  » par les citoyens, c’est-à-dire pour que chacun perçoive, même de manière grossière, ce qu’il donne et ce qu’il reçoit. Face à la complexité perçue du système se développe le sentiment d’être grugé, de donner sans recevoir, de donner pour rien ou de ne rien recevoir. Ce qui est faux dans tous les cas. Plus le système de prélèvement et de redistribution propre à l’État providence a étendu son emprise, moins il est devenu lisible et l’idée de solidarité en est affaiblie, voire mise en cause. Par des politiques publiques lisibles, il faudrait reconstruire ce lien entre redistribution et solidarité. La simplification du service public n’est pas juste une question technique.

Reformer les solidarités par le pragmatisme

Les propositions que vous faites pour recréer un imaginaire solidaire – une meilleure lisibilité de la redistribution, une plus grande participation à la vie démocratique – relèvent d’un certain pragmatisme, tel qu’on l’associe généralement aux pays nordiques ou au Canada, plus qu’à la France…

Je supporte mal le radical-conservatisme de ceux qui affirment qu’il faut tout changer mais refusent tout changement les concernant ; leur indignation permanente et leurs appels à une rupture radicale servent en réalité le statu quo. Après tout, l’indignation n’a de vertu que si elle n’est pas une posture, que si elle se transforme en éthique de responsabilité et, à mes yeux, le réformisme est un vrai courage. Par des solutions de compromis sociaux qui paraissent raisonnables, voire «  minables  », le xxe siècle a réduit les inégalités, a étendu l’espérance de vie et le niveau de protection avec une ampleur inconnue jusque-là. On peut alors être tenté de s’inspirer de pays plus pragmatiques que la France et de leurs capacités pratiques – le Canada, les pays d’Europe du Nord – bien que la crise de la social-démocratie ne pousse pas à l’optimisme. N’oublions pas aussi que, dans le cas français, les inégalités criantes restent encore relativement limitées au regard de ce qu’on observe en Angleterre ou aux États-Unis où les inégalités ont retrouvé leur niveau du début du xxe siècle.

Dans l’ordre des idées, il nous manque la capacité d’affirmer que l’on gagne à l’égalité, en haut comme en bas des sociétés. Les sociétés égalitaires sont moins violentes, plus apaisées et plus mobiles que les sociétés inégalitaires. Contre bien des lieux communs, la mobilité sociale est plus grande en Norvège ou en France qu’aux États-Unis, où monter une marche est très difficile et donc plus visible quand on y parvient. Or la gauche et les syndicats semblent avoir abandonné l’imaginaire de l’égalité au profit de la juxtaposition de revendications sectorielles et de rêves de grande rupture. Je pense que le changement a commencé dans les années 1990 et qu’il s’est installé dans les années Sarkozy avec le triomphe du nouveau modèle de l’égalité des chances sur celui de l’égalité des positions. Ce sont des choses qu’on ne voit pas arriver et dont on se rend soudainement compte. Lorsque je demandais, dans les années 1990, à mes étudiants en sociologie à Bordeaux quelles étaient les grandes inégalités, ils répondaient patrons et ouvriers, rentiers et travailleurs, riches et pauvres… Ces dernières années, ils me répondaient nationaux et immigrés, hommes et femmes, majorités et minorités, comme si leur manière de voir la société était désormais commandée par l’égalité des chances comme critère de justice unique.

La montée de mouvements populistes que l’on observe aux États-Unis et en Europe peut-elle être analysée comme un retour violent de la question de l’inégalité ?

On assiste à un retour du refoulé nauséabond au profit d’une conception de l’égalité exclusive, réservée aux Blancs, aux nationaux, à ceux qui la méritent, quitte à déshumaniser les autres. En fait, nous sommes pris entre les deux visages du libéralisme inscrits dans la pensée du xviiie siècle. Le triomphe de l’individu souverain et maître de son destin a produit un libéralisme dual, déchiré entre autonomie, liberté d’agir ou de croire d’un côté, et liberté de participer à la compétition du marché afin d’obtenir des positions inégales d’un autre. Les individus sont partagés entre ces deux libéralismes et raisonnent alternativement d’une manière ou d’une autre. Entre ces deux libéralismes, les mouvements sociaux, les gauches, les intellectuels et les sociologues ont inventé la société, les institutions et les mécanismes intermédiaires de redistribution. Reste à savoir si les gauches vont se relever, elles qui ont porté ce discours, là où les droites ont toujours fait confiance au marché et dans le même temps cherché à rétablir l’ordre moral de la communauté.

Cependant, le pire n’est pas nécessaire et on ne peut pas dire que les solidarités ont disparu. Face à l’arrivée des migrants en Europe, le monde politique et public a très mal réagi mais de nombreuses initiatives citoyennes ont été prises pour les accueillir. La société a des ressources solidaires que l’on n’imagine pas. C’est plutôt le discours public qui occulte l’existence de pratiques plus apaisées. Ces écarts entre un discours hystérique et une vie sociale plus solidaire surviennent parce qu’on n’arrive pas à se défaire d’un certain imaginaire de la société et de la nation. Tout changement est alors perçu comme une destruction, quitte à ce que l’écart entre les imaginaires collectifs et les expériences personnelles ne cesse de se creuser. Et c’est de cet écart que se nourrissent ce que, faute de mieux, on appelle les populismes.

 

[1] - François Dubet, La Préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2014.

François Dubet

Professeur de sociologie à l’université de Bordeaux, il vient de publier Le Temps des passions tristes (Seuil, 2019). 

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