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Illustration de Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923) dans Le Gil Blas illustré, 12 février1897.
Illustration de Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923) dans Le Gil Blas illustré, 12 février1897.
Dans le même numéro

Philanthropie : au bonheur des riches

juil./août 2019

Tout comme l’était son feu mari Douglas Tompkins, le créateur et dirigeant de The North Face, célèbre marque de vêtements sportifs, Kristine McDivitt est une grande sportive, amoureuse des sommets et des grands espaces. Fortune faite, le couple a créé une fondation, The Tompkins Conservation Land Trust, dont le but est de protéger les espaces naturels menacés. Bien introduit dans les sphères gouvernementales à ­Santiago, il a acquis dans les années 1990 plusieurs immenses espaces en Patagonie chilienne, plus de 500 000 hectares au total. Les conditions de la vente avaient donné lieu à quelques polémiques, qui se sont éteintes à partir de 2005 lorsque ces terres ont progressivement fait l’objet de donations à des fondations publiques chiliennes, le parc Pumalín s’appelant désormais Parc Tompkins. Ce passage au privé n’est pas forcément pour le pire, puisque voici à présent de magnifiques parcs nationaux.

Kristine McDivitt s’est rendue récemment à Santiago, à l’initiative de milieux libéraux qui veulent introduire dans la loi chilienne une aide fiscale importante pour la philanthropie. Le pays compte à présent quelques belles fortunes, et des envies de mécénat. Elle était accompagnée du professeur Rand Wentworth, de la Harvard Kennedy School, spécialiste de l’économie de la philanthropie et lobbyiste efficace pour en protéger les avantages fiscaux devant le Congrès américain. La ministre de l’Environnement avait été invitée. Le discours était bien rodé : préserver la nature est une bonne chose, développer le tourisme à cette occasion en est une autre. Il faut absolument aider les gens qui sont prêts à embrasser cette cause. Et d’ailleurs, il y a un modèle pour cela, la loi américaine.

Le public buvait leurs paroles. Mais un gêneur dans la place s’est levé pour dire à peu près ceci : « Pourquoi l’État chilien devrait-il mettre de l’argent dans la poche des riches donateurs, pour que ceux-ci, prenant cet argent, le mettent dans leur cause caritativeà eux? Pourquoi ne fait-il pas la dépense directement, sur la base d’une décision de la collectivité des citoyens? » Cela a lancé un joli débat…

Une fiscalité incitative

Dans l’émotion collective de ­l’incendie de Notre-Dame, les dons pour la reconstruction ont afflué : près d’un milliard d’euros aujourd’hui, dont 500 millions pour les seules familles Pinault, Arnault et Bettencourt. Certains, tout en saluant la générosité de ces grands noms de l’industrie, ont immédiatement fait remarquer que sur ce milliard, l’État allait en payer de l’ordre des deux tiers, posant ainsi la question du financement par tous de la générosité de quelques-uns. Au-delà de la question philosophique soulevée, la remarque a eu son effet budgétaire, puisque les trois donateurs – il faut leur en faire crédit – ont immédiatement annoncé qu’ils ne demanderaient aucune exonération fiscale.

Serge Weinberg, président de Sanofi, et Denis Duverne, président d’Axa, avaient précédemment lancé «  l’Appel des 400 : changer par le don[1]  » pour inciter des personnes fortunées à s’engager à donner au moins 10 % de leur revenu ou de leur patrimoine à la philanthropie.

Dans un contexte français où les riches donnent peu, et plutôt moins que le reste de la population en proportion du revenu, il faut là aussi saluer l’initiative. Mais l’un des arguments qui justifient la démarche dérange. On lit sur le site : « Ces initiatives sont d’autant plus nécessaires que l’action publique a trouvé ses limites: limites en termes de légitimité vis-à-vis des acteurs proches du terrain, limites quantitatives quand la dépense publique représente 55% du Pib. L’État n’a pas d’autre choix que de partager la gestion du bien commun avec les citoyens. »

Pour un euro net donné, l’État double ou triple
la mise.

En clair, l’État s’épuiserait dans sa fonction de providence et la pression fiscale serait à son comble : au privé de prendre le relais. Ce n’est pas la réalité : grâce au Code fiscal français, quand le privé donne 100 €, l’État lui rend 66 € ou 75 € selon l’association choisie (et 75 € au titre de l’impôt sur la fortune immobilière (Ifi), dans la limite de 50 000 €). Autrement dit, pour un euro net donné, l’État double ou triple la mise, dans la limite de 20 % du revenu. Et les legs et donations aux œuvres sont exonérés de droits. Voici, mieux qu’aux États-Unis, le Code fiscal le plus généreux au monde en matière de philanthropie.

Si l’État devient «  illégitime  » et atteint ses limites budgétaires, qu’il garde donc cet argent, d’autant plus qu’il doit financer ces aides soit par une réduction d’autres dépenses, soit par des impôts accrus sur les autres contribuables. Toute somme donnée par un riche donateur pèse aux deux tiers sur le reste des citoyens, et pour des fins choisies par ce seul donateur. On sort du principe de finances publiques où l’impôt est universel, sans fléchage a priori, et fait surtout l’objet d’un choix démocratique collectif. (Denis Duverne, interrogé par la presse, a indiqué qu’il était prêt, quant à lui, à ce que cette règle du 10 % s’applique hors aide fiscale.)

Voici que les économistes s’en mêlent et calculent une « élasticité » fiscale du don pour répondre à la question : si l’État donne un euro de plus, de combien les personnes ­accroissent-­elles leurs dons bruts ? La réponse dégrise un peu : ces derniers ­s’accroissent d’un euro, ce qui veut dire qu’on ne donne pas beaucoup plus en net si l’aide élémosinaire de l’État ­s’accroît[2]. La chute récente des dons suite à la fin de l’impôt sur la fortune (Isf) en donne une autre illustration, cette fois-ci en négatif.

«  L’Appel des 400  » suscite donc deux réactions opposées : on se félicite d’abord d’une prise de conscience par les gens riches que leur bonne fortune doit aller de pair avec la générosité. Cela fait suite, avec quelques années de retard, au « Giving Pledge » lancé aux États-Unis par Bill Gates et Warren Buffett, un engagement par les grosses fortunes signataires à donner 50 % de leur patrimoine. Ou encore au « Giving White Paper » lancé par le gouvernement britannique conservateur en 2011 pour que les riches donnent 10 % de leur revenu (l’initiative n’avait pas abouti, mais avait forcé les responsables des trois grands partis politiques, ainsi coincés, à prendre eux-mêmes cet engagement). Mais on s’interroge aussi sur ce que signifie une aide fiscale forte dans nos sociétés quand, d’année en année, l’éventail des revenus et des patrimoines s’élargit.

Les moteurs
de la générosité

Traditionnellement, la France fait partie des pays où les gens donnent peu aux œuvres. Rien à voir avec les États-Unis ou même la Grande-­Bretagne. Notre pays se classe 72e au World Giving Index de 2018, un classement établi par une fondation britannique. La raison ne tient pas à une aide fiscale trop réduite. Elle relève davantage du fort engagement de l’État dans l’aide sociale, l’éducation ou la culture, beaucoup jugeant qu’ils paient déjà assez d’impôts ou, mieux, que l’action publique est le véhicule le plus naturel pour convoyer l’aide. La Suède, par exemple, pays de forte redistribution par le canal public, n’est guère mieux placée que la France dans le palmarès (en 42e position). Le droit successoral français, limitant donation et legs à la quotité disponible, joue également si on le compare aux pays où prévaut la liberté d’ester. Enfin, notre rapport à l’argent est particulier : le don n’est pas valorisé comme aux États-Unis, où l’on parle du « warm glow », cette lueur qui évoque le sentiment de plénitude et d’estime de soi qu’apporte l’acte de donner.

Aux États-Unis, le phénomène a pris des dimensions spectaculaires que l’historien Paul Veyne appellerait évergétisme, faisant référence aux très inégalitaires sociétés de l’Antiquité où les riches se voyaient honorés par ­l’ensemble de la communauté pour avoir bâti des temples ou des fontaines. Le don finit par prendre un statut différent ; plus qu’un revenu qu’on abandonne, il devient «  consommation  » d’un bien supérieur, qui donne visibilité sociale, enrichissement moral personnel, activités variées au moment de la retraite,  etc., un phénomène qu’analysait déjà Thorstein Veblen dans l’Amérique du « capitalisme doré » au tournant du xxesiècle. Voici une consommation soutenue par la collectivité, soit directement par l’aide fiscale, soit indirectement par une baisse d’impôts sur les riches.

Dans le cadre d’une enquête menée au Royaume-Uni en 2012, les deux chercheuses Beth Breeze et Theresa Lloyd rapportent cette sobre remarque d’un riche donateur : « Je vais parfois à l’opéra et il m’arrive de songer que le plaisir de ma soirée est subventionné par quelqu’un qui vit en Hlm […], qui n’a aucun intérêt pour ce genre de choses et qui ne peut de toute façon pas se permettre d’y aller, alors qu’il en paie le prix[3]. »

En France,
l’essentiel du financement des associations
vient de l’État.

On est loin de cela encore en France, heureusement, en partie grâce à un éventail des revenus moindre que dans les pays anglo-saxons. En France, l’essentiel du financement des associations vient de l’État, directement ou indirectement, de sorte que l’aide fiscale n’est rien de plus qu’un processus par lequel le citoyen «  vote  » l’allocation des fonds. Ce peut être une bonne chose, à condition que le vote dépende le moins possible de la fortune du citoyen, sauf à en revenir à un vote censitaire… Il est donc recommandable de limiter en montant absolu l’avantage fiscal de la philanthropie. Pour rendre le don paisible.

 

Cet article est paru également sur le site Variances.eu,  le webzine des anciens élèves de l'Ensae.
Nous remercions ses éditeurs d'en avoir autorisé la co-publication.

 

[1] - Voir le site www.changerparledon.com.

[2] - Plus rigoureusement, l’élasticité mesure la hausse en pourcentage des dons nets d’aide fiscale, si l’État accroît cette aide de 1 %. Elle serait comprise entre 0, 2 et 0, 5 en moyenne pour -l’ensemble de la population française, mais un peu supérieure pour les gens riches, dont les stratégies patrimoniales sont plus réactives aux mesures fiscales. Voir Gabrielle Fack, Camille -Landais et Alix Myczkowski, Biens publics, charité privée. Comment l’État peut-il réguler le charity--business?, Paris, Rue d’Ulm, 2019.

[3] - Beth Breeze et Theresa Lloyd, Richer lives: why rich people give, Londres, Directory of Social Change, 2013.

François Meunier

Économiste, chroniqueur, professeur associé à ENSAE Paris Tech, animateur du site Vox-Fi, il a notamment publié Comprendre et évaluer les entreprises du numérique (Eyrolles/Institut Messine, 2017).

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