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Une querelle sinologique et ses implications. À propos du Contre François Jullien de Jean-François Billeter

février 2009

#Divers

À propos du Contre François Jullien de Jean-François Billeter

Que peut nous apprendre une querelle en apparence spécialisée sur la traduction de la culture chinoise ? Cette patiente analyse d’une controverse intellectuelle contemporaine permet de mieux comprendre l’enjeu, pour la philosophie occidentale, de la confrontation à la pensée chinoise. Mais, surtout, l’auteur plaide pour intégrer l’approche anthropologique au sein de ce débat, de manière à surmonter les dilemmes du relatif et de l’universel.

Il est rare qu’une querelle vienne secouer le champ académique français. Alors que la France a connu des discussions passionnées au moment des querelles du panthéisme et de l’animisme dans les années 1850 (autour de la psychologie de Cousin), des batailles sur la laïcité dans les années 1900 (à partir de la sociologie de Durkheim) ou de la querelle du structuralisme et de l’humanisme dans les années 1960 (dont l’anthropologie de Lévi-Strauss était l’occasion), les dernières grandes querelles intellectuelles nous viennent de l’étranger : « l’affaire Sokal » sur les rapports entre science et littérature, en provenance d’Amérique, ou la polémique suscitée par la conférence de Sloterdijk sur l’usage moral des biotechnologies, venue d’Allemagne – comme si le champ académique français avait perdu la capacité d’interrogation qui lui permet de se quereller de l’intérieur de lui-même.

C’est ce que semble confirmer une nouvelle querelle qui nous vient de Suisse, et d’une discipline jusque-là connue pour sa discrétion et sa politesse : la sinologie. Résumons brièvement la situation : un professeur émérite d’études chinoises à l’université de Genève attaque son homologue de l’université de Paris VII dans un ouvrage dont le titre, Contre François Jullien, rappelle la violence polémique des grandes controverses théologiques (Tertullien, Contre Hermogène, Origène, Contre Celse…). Et voici que des grands noms de la sinologie, de la psychanalyse et de la philosophie parisienne soutiennent l’accusé dans un ouvrage dont le titre, Oser construire. Pour François Jullien, dramatise encore l’enjeu, en en faisant l’occasion d’un nouvel élan pour la pensée occidentale1. Dans sa structure historique et géographique, cette querelle s’apparente à celle qui avait opposé Jean-Jacques Rousseau à l’establishment intellectuel parisien, lorsque le philosophe genevois, critiquant la civilisation au nom de l’état de nature, se voyait accusé par les amis de Voltaire de vouloir revenir à la sauvagerie. Mais alors que le xviie siècle se disputait autour de l’effet des sauvages sur une civilisation qui les avait découverts trois siècles plus tôt, notre xxie siècle commençant se querelle à propos de l’effet de la Chine sur une philosophie européenne qui l’a découverte trois siècles auparavant, et qui n’a pas fini d’en tirer les conséquences.

Peut-être en effet l’explosion actuelle de la société chinoise et la nouvelle fonction qu’elle remplit dans le capitalisme globalisé la conduiront-elles à prendre dans l’imaginaire occidental la place qu’occupaient jusque-là « les sociétés sauvages », avec la même capacité à susciter des débats théoriques qui rejouent, à l’occasion de la rencontre avec l’exotisme, les grandes catégories de la pensée occidentale. Le but de cet article est donc de présenter cette querelle en évitant de prendre parti, afin d’analyser les raisons pour lesquelles elle a pu susciter de telles passions en dehors du milieu spécialisé de la sinologie.

L’œuvre de Jullien: style littéraire et construction de l’altérité

Depuis vingt ans, François Jullien a écrit, au fil d’une vingtaine d’ouvrages, une œuvre impressionnante, qui a constitué pour beaucoup de lecteurs une introduction stimulante à la pensée chinoise. Agrégé de lettres classiques, il est parti en Chine dans les dernières années du maoïsme en vue d’interroger une pensée qui ne procède pas de façon franche, en exposant des arguments contradictoires pour en dégager la vérité, mais qui multiplie les allusions et les détours, de façon à faire émerger une parole efficace dans une situation. Ainsi de cet énoncé qui conclut la Révolution culturelle selon lequel « la pensée de Mao Zedong est vraie à 70% et fausse à 30% », indiquant qu’on pouvait commencer à critiquer le maoïsme sans craindre les représailles du régime. François Jullien a séjourné aux universités de Shanghai et Pékin de 1975 à 1977, où il a rédigé sa thèse sur le grand écrivain dissident de la première République chinoise Lu Xun2, puis il fut chercheur au Service culturel du consulat de France à Hong Kong de 1978 à 1981, où il fonda le Bulletin de sinologie (devenu ensuite la revue Perspectives chinoises) dans un lieu situé hors de la République populaire de Chine et donc commode pour en observer les évolutions ; il a ensuite étudié au Japon entre 1985 à 1987 la somme documentaire établie par de grands historiens des années 1930 sur la Chine archaïque et impériale.

Depuis son retour à Paris en 1989, il a fait connaître la sinologie à un large public grâce à des livres faciles d’accès, bénéficiant d’une généreuse couverture médiatique, traduits dans une dizaine de langues, et notamment en Asie où ils suscitent de nombreux débats3. Il a été président du Collège international de philosophie de 1995 à 1998, puis directeur de l’Institut de la pensée contemporaine, où il anime des travaux au croisement de plusieurs champs disciplinaires. Bref, François Jullien est un intellectuel français de niveau international, et c’est cette influence que Jean-François Billeter veut interroger, en le rappelant à sa « responsabilité », c’est-à-dire en examinant son efficacité dans la France et la Chine d’aujourd’hui. Son Contre François Jullien4 commence ainsi :

François Jullien a une influence considérable, et donc une responsabilité. Cette influence me paraissant en grande partie néfaste, j’ai voulu le faire savoir,

Avant d’exposer les arguments de Jean-François Billeter, il faut rappeler la méthode suivie par François Jullien au fil de ses livres. Cette méthode est tout entière annoncée dans son premier livre, paru en 1985 d’après sa thèse, la Valeur allusive. À travers une réflexion sur la poésie, le propos est d’examiner le processus intellectuel à son point de plus haute intensité, tel qu’il a été thématisé par les Grecs, Platon et Aristote notamment, comme une saisie du poète par le divin sous le coup de l’inspiration. Mais au lieu d’interroger ce processus poétique par un recul en arrière vers les présocratiques, à la manière de Martin Heidegger ou de Jean Bollack, il s’agit de faire un pas de côté pour en examiner les équivalents en Chine.

Pourquoi la Chine ? François Jullien s’est souvent expliqué sur ce parti pris méthodologique : il s’agissait de trouver un continent de pensée qui n’ait rien en commun avec l’Occident, c’est-à-dire qui n’ait pas eu de contact avec les Européens avant une date récente – ce qui excluait l’Inde et les sociétés indo-européennes. Mais il ne s’agissait pas non plus de revenir à une société archaïque comme ont pu l’être les présocratiques pour Heidegger ou les sociétés primitives dans l’anthropologie durkheimienne, renvoyant à l’origine de notre société. La particularité de la Chine est en effet que sa tradition, constituée dans les dix premiers siècles avant notre ère, s’est transmise avec une grande continuité jusqu’au siècle dernier – et opère même, après ce que certains interpréteront comme une parenthèse communiste, un étonnant retour dans la Chine d’aujourd’hui – en sorte qu’on peut la comparer comme un bloc de pensée homogène aux textes de notre tradition, qui de ce fait apparaissent, malgré leurs différences internes, comme liés eux-mêmes par des présupposés communs. Pour désigner cette méthode comparative, François Jullien emprunte à Michel Foucault, qui reprend l’image borgésienne de l’Encyclopédie chinoise dans les premières pages des Mots et les choses, le terme d’« hétérotopie », désignant la confrontation de blocs de pensée géographiquement éloignés provoquant un ébranlement critique de la réflexion. La rencontre de la Chine joue alors, chez Jullien comme chez Foucault, un rôle analogue à la découverte de l’empirisme sceptique de Hume par Kant : une sortie du sommeil dogmatique et une interrogation de la pensée depuis ses limites, en quoi se définit le plus spéculativement l’activité critique.

La démarche de François Jullien consiste donc à pousser la sinologie à sa limite, en interrogeant sa connaissance de la Chine depuis les catégories occidentales qui permettent d’en parler, en même temps qu’elle pousse la philosophie occidentale à sa limite, en la confrontant à cette pensée chinoise qu’elle a toujours laissée hors de son domaine. Il s’agit d’inventer, selon la formule provocatrice de la Valeur allusive, « une sinologie qui soit vraiment occidentale5 », c’est-à-dire qui assume que le discours sur la Chine soit celui de l’Occident lorsqu’il s’interroge sur ses propres limites. La sinologie n’est donc pas aux yeux de François Jullien une science dotée de ses propres objets et de ses propres méthodes, mais le point de départ d’une démarche critique sur la pensée occidentale, pour la raison suivante : la Chine n’est pas un objet comme un autre, mais elle est, pour l’Occident, « l’altérité » culturelle par excellence. Du fait qu’elle possède une tradition intellectuelle de plusieurs millénaires qui n’a rien emprunté à l’Occident, la Chine offre à celui-ci un miroir dans lequel il peut voir toutes ses catégories déformées, ne se reconnaissant qu’au terme d’une « aliénation » intellectuelle. L’effroi du sinologue devant l’immensité du bloc historique qu’il doit étudier est donc l’occasion d’une expérience de pensée permettant de faire de cette altérité irréductible le moteur d’un travail sur soi, et définissant les « sciences humaines » comme activité critique6. Il ne s’agit pas de « devenir chinois », ni même de « penser comme un Chinois », mais de penser à la limite entre l’Occident et la Chine, dans l’événement même que la confrontation entre ces deux blocs de pensée a constitué au seuil de la modernité7.

De fait, la méthode de François Jullien est un curieux mélange de style chinois et de style occidental. D’un côté, il pratique lui-même ce détour qu’il dit caractéristique de la pensée chinoise8 en passant incessamment de l’Europe à la Chine et de la Chine à l’Europe9. De même, il commente les textes classiques de la Chine ancienne10 à la manière des lettrés chinois, en les mettant en rapport avec d’autres textes de la tradition qui en éclairent le fonctionnement, et n’aborde aucun texte pour lui-même dans sa totalité désignée par un nom d’auteur11. Chacun de ses livres procède à une interrogation sur une grande catégorie occidentale (la poésie, le sens, l’esthétique, l’efficacité, la morale, l’essence, le temps, le mal, le bonheur, le langage…) et tisse les textes de la tradition européenne avec ceux de la tradition chinoise au fil d’une réflexion qui ne s’arrête sur aucune conclusion définitive, sinon sur le présupposé méthodologique selon lequel la Chine a pris un autre point de départ que l’Occident dans sa pensée.

Pour désigner le fonds commun qui lui permet ainsi d’articuler penseurs européens et penseurs chinois, François Jullien emprunte à Gilles Deleuze la notion de « pli », qui lui permet d’éviter la métaphore du fossé entre deux blocs de pensée séparés, et désigne un tissu commun qui, en se pliant, a pris des formes différentes, mais que l’on peut déplier et replier autrement en vue d’une interrogation renouvelée sur les conditions mêmes de la pensée. Si l’on désire suivre au plus près l’étoffe des textes chinois et occidentaux, il faut une véritable souplesse mentale, apparentant la lecture des ouvrages de François Jullien à un exercice de gymnastique, comme ces pas de taiqijuan que les Chinois font le matin dans les jardins publics, enchaînant presque sans y penser des postures apparemment répétitives mais qui ne varient que par l’intensité de l’enchaînement.

D’un autre côté, la démarche de François Jullien reprend les traits les plus évidents de la pensée occidentale, en ce qu’elle oppose de façon brutale des termes antinomiques pour dégager de cette confrontation une conclusion. Chacun de ses livres est en effet construit sur une antinomie : incitation contre inspiration, détour contre accès, procès contre création, immanence contre transcendance, sagesse contre philosophie, mal contre négatif12… La pensée chinoise est en effet décrite par François Jullien comme une pensée qui ne sépare pas l’homme de la nature par une volonté qui lui serait propre, mais le réinsère dans un processus immanent dont il prolonge poétiquement le mouvement. En cela, la Chine apparaît comme une de ces figures nietzschéennes qui permettent d’opposer aux méfaits de la transcendance les bienfaits de l’immanence. Mais François Jullien ne va pas jusqu’à donner raison à la Chine contre l’Occident : il soutient à plusieurs reprises que la Chine, parce qu’elle ne dispose pas des ressources de la transcendance, ne peut penser la liberté et les droits de l’homme, ce qui confine à un déterminisme culturel discutable13. Au terme de la confrontation, l’auteur apparaît donc comme l’arbitre des oppositions, rappelant incessamment la radicalité de sa démarche et le travail critique qu’elle oblige à relancer – ce qui va bien à l’encontre du commentaire chinois qui implique de s’effacer devant la répétition des textes classiques.

Cette tension entre la souplesse dans le filage des textes et la brutalité dans l’opposition des traditions, François Jullien ne parvient à la résoudre que par la grâce d’un style, qui articule les concepts dans une prose fluide, dissolvant ainsi la netteté de leurs contours dans un mouvement de pensée que l’on suit irrésistiblement. Ici la référence est à nouveau Deleuze : la philosophie est une activité de création de concepts, et la pensée est un mouvement vivant porté par l’intensité d’un style. De fait, chacun des livres de François Jullien invente de nouveaux concepts à partir de la traduction d’un terme chinois – comme « la fadeur » à laquelle il donne un véritable statut de concept esthétique14, ou la « propension » qui lui permet de développer une intéressante philosophie de l’action15 ; mais au bout de vingt livres, on ne sait plus bien quel concept retenir pour continuer le travail critique qu’il encourage à faire. Dans ses derniers travaux, François Jullien parle plutôt d’un « organon de la pensée » ou d’un « lexique euro-chinois de la pensée16 », mais on peut se demander si une telle série de termes n’est pas soumise à l’objection de rhapsodie que Kant adressait à Aristote pour réassigner la liste des catégories à un sujet transcendantal. Bref, la pensée de François Jullien, du fait de sa position méthodologique sur la limite entre la Chine et l’Europe, était prisonnière d’une tension interne dont elle ne pouvait se défaire qu’au prix d’un mouvement incessamment relancé, qui s’apparentait à une course dans le vide d’autant plus dangereuse qu’elle entraînait avec elle de nombreux lecteurs.

La critique de Billeter : politique de la traduction et responsabilité des personnes

C’est à ce point où la tension interne de l’œuvre produit non plus un intérêt intellectuel mais une fuite en avant, que se justifie pour nous l’intervention de Jean-François Billeter rappelant à François Jullien sa « responsabilité ». Il ne s’agit nullement là d’un « rappel à l’ordre » depuis la rigueur de la sinologie de celui qui s’était aventuré sur les terres de la philosophie, mais d’une authentique discussion sur les fondements intellectuels de la discipline qui a pris la Chine pour objet. Jean-François Billeter, de douze ans son aîné (il est né en 1939), a en effet développé son œuvre de sinologue parallèlement à celle de François Jullien, mais en partant de tout autres présupposés méthodologiques.

Après avoir vécu à Pékin de 1963 à 1966 et étudié au Japon dans les années 1970, Jean-François Billeter a fait sa thèse sur un lettré chinois du xvie siècle en butte contre le régime des fonctionnaires, Li Zhi17. Dans cet ouvrage très influencé par la sociologie de l’éducation de Pierre Bourdieu, Jean-François Billeter étudie la figure des lettrés chinois (shi), appelés « mandarins » par les observateurs portugais du xvie siècle (de mandare, ordonner), à travers un personnage qui en a été l’un des critiques les plus virulents. Dans la perspective de Billeter, le « lettré » n’est pas seulement un homme qui conserve la tradition en la reproduisant sous forme d’allusions, c’est aussi un fonctionnaire payé par l’État pour garantir la stabilité de l’empire, et qui peut, dans des circonstances exceptionnelles, exercer une activité critique. Ainsi Li Zhi mobilise-t-il, dans son Livre à brûler (1590), des citations de Confucius contre l’interprétation moralisante qu’en donnent les « mandarins », ce qui l’a condamné à la censure avant sa redécouverte trois siècles plus tard. Billeter a suivi le même fil de pensée lorsqu’il s’est tourné vers le philosophe Zhuang Zi qui a vécu entre le iie et le iiie siècle de notre ère, et dont on ne connaît la vie que par les propos énigmatiques qui ont fait l’objet de nombreux commentaires dans la tradition lettrée18.

Billeter fait un travail minutieux de traducteur, en montrant que les énoncés apparemment les plus étranges de Zhuang Zi (notamment sur le « Dao », qu’on traduit en général par « voie ») peuvent se comprendre aisément si on les replace dans les scènes de la vie ordinaire où elles apparaissent19. Ainsi,

dans un dialogue imaginé par le philosophe Tchouang-Tseu, Confucius voit un nageur s’ébattre à son aise dans des eaux tumultueuses et lui demande ensuite, littéralement : « As-tu un tao de la nage ? » Le sinologue peut traduire par « As-tu une Voie de la nage ? » mais aussi plus simplement par « Pour nager ainsi, as-tu une technique20? »

En faisant de la traduction une véritable pratique permettant de retrouver de l’intérieur le mouvement de la phrase et de l’action qu’elle exprime, Jean-François Billeter en arrive ainsi à contester, par des voies strictement sinologiques, une démarche qui « exoticise » la Chine comme une entité mystérieuse en maximisant les écarts de traduction entre la langue chinoise et la nôtre.

Cette démarche conduit Jean-François Billeter à attaquer la méthode de François Jullien sur trois fronts, qui constituent les trois chapitres de son pamphlet : « La Chine », « La philosophie », « L’immanence ». Le premier argument développé par Billeter consiste à replacer la méthode de Jullien dans un contexte plus large, celui du rapport des intellectuels français à la Chine depuis trois siècles. Dire que la Chine est « autre » mais que nous pouvons en saisir le sens si nous nous débarrassons de nos catégories transcendantales pour entrer dans les sinuosités de la pratique chinoise peut paraître très nouveau dans le contexte post-maoïste de la France des années 1990, mais reprend en vérité un très vieux thème, apparu avec les premières Lettres édifiantes et curieuses des jésuites européens envoyés en Chine, et que Voltaire a popularisées en les moquant21.

Que la Chine ignore le concept d’un Dieu transcendant alors que toutes ses pratiques sont imprégnées d’un esprit de régulation, c’est ce qui avait provoqué l’admiration à la fois des Jésuites et de Voltaire : les premiers, parce qu’ils y voyaient la base d’une conversion aisée de l’empereur au christianisme (il ne leur manquait plus que le concept de Dieu pour harmoniser leur conception du monde), le second parce qu’il y voyait la possibilité d’une société ordonnée sans Dieu ni prêtres sous la direction d’un empereur éclairé. Dans les années 1820, Humboldt et Abel-Rémusat s’interrogeaient, au fil d’une longue correspondance, sur les singularités de la langue chinoise, dépourvue de flexions et pourtant extraordinairement complexe et subtile22. Au milieu du xixe siècle, Auguste Comte demanda à son disciple Pierre Laffitte de confirmer ses vues selon lesquelles la « race jaune » monothéiste, où s’étaient particulièrement développées les fonctions actives, pouvait servir de transition entre les « races noires » fétichistes, où les fonctions affectives étaient prépondérantes, et la « race blanche » récemment passée au stade positiviste, et il notait le rôle de la conception confucianiste du « Ciel » dans la régulation du consensus social23. À l’aube de la Première Guerre mondiale, Victor Segalen effectua pour la marine française plusieurs enquêtes aventureuses et séjours d’étude en Chine, où il rédigea son Essai sur l’exotisme, publié de façon posthume en 197824 ; Simon Leys lui a emprunté récemment sa conception de l’« altérité chinoise » comme « réalité savoureuse25 ».

De cette image ambivalente de la Chine26, capable de régénérer l’Occident en lui offrant la conception harmonieuse de la pratique dont il a besoin tout en manquant de la science théorique qui en est l’invention propre, il faut comprendre les raisons, car il y avait d’autres figures d’altérité au seuil de la modernité (celles du fou, du primitif, de l’enfant, de l’animal) tout aussi fascinantes pour inquiéter la raison occidentale en cours de consolidation. Billeter propose une hypothèse féconde, qui lui vient de son travail sur Li Zhi : la Chine fascine les penseurs français parce qu’elle leur apparaît comme une tradition intellectuelle au service d’un pouvoir impérial imprégnant si profondément la société qu’il n’a plus besoin de se manifester directement. Si l’influence de l’empereur sur ses sujets est analogue à celle du vent sur les feuilles d’herbe qui ploient sans en prendre conscience, selon l’image récurrente que Jullien analyse dans la Valeur allusive, c’est parce que les ordres de l’empereur prolongent une régulation qui se produit dans la nature et se diffuse dans la société à travers l’expression qu’en donnent ses fonctionnaires. Un pouvoir sans Dieu est aussi un pouvoir sans roi : pur pouvoir impérial de l’intellect qui se produit en harmonie avec l’ordre de la nature par la régulation inconsciente des pratiques. On comprend alors que les intellectuels français des deux derniers siècles, au moment où ils tentaient de construire une société fondée sur l’éducation, aient été attirés par le modèle chinois – ce qui les a conduits à copier au début du xixe siècle les concours de recrutement des fonctionnaires mis en place en Chine il y a plus de deux mille ans.

De ce fait incontestable, Billeter tire une conséquence qui l’est moins : la fascination des intellectuels français pour la Chine tiendrait à leur adhésion inconsciente à l’idéologie chinoise, qu’il définit, en reprenant le terme à Montesquieu de « despotisme impérial », comme un système de règles qui ne laisse aucune liberté à l’individu27. En somme, les intellectuels français ne seraient fascinés par l’altérité de la Chine que parce qu’elle leur renvoie le miroir d’un pouvoir omniprésent qu’ils auraient inconsciemment refoulé, l’altérité leur étant donc interne et non externe. Cette critique de la sinologie française vise également certains intellectuels chinois28 : la démarche de François Jullien prolonge en effet, selon Jean-François Billeter, une tendance propre à la pensée chinoise du xxe siècle, consistant à se réinventer une tradition pour donner une légitimité au pouvoir en place. En témoigne sa proximité avec l’œuvre du philosophe Mou Zongsan, réfugié à Hong Kong puis Taïwan après l’avènement de la République populaire de Chine, et qui entreprit une vaste comparaison entre la pensée chinoise et la pensée occidentale, dont beaucoup d’observateurs s’accordent à reconnaître qu’elle fournit une des bases du « néo-confucianisme » par lequel le Parti communiste espère réguler la société chinoise29. La critique de Jean-François Billeter vise donc autant la France que la Chine, partageant à ses yeux un climat de restauration post-maoïste dont l’œuvre de François Jullien est l’expression la plus visible. L’idée d’une « pensée chinoise » radicalement autre que la « pensée occidentale » entretient à la fois la schizophrénie des intellectuels français, fascinés par un système qui « marche » tout en gardant pour eux-mêmes leurs préjugés libéraux, et l’agressivité d’une Chine qui refuse la liberté occidentale au nom d’une tradition entièrement réinventée.

Les ouvrages de François Jullien […] ont plu parce qu’ils ressuscitaient le mythe d’une Chine « philosophique » cher aux intellectuels formés au moule de l’université républicaine et laïque. Ils ont séduit ces mêmes intellectuels parce qu’ils leur procuraient rapidement l’illusion de pouvoir faire rapidement le tour de cette Chine. […] Beaucoup de ses lecteurs s’enferment dans une ignorance prétentieuse qui rend impossible un éventuel dialogue avec des citoyens chinois. François Jullien ne pratique lui-même pas ce dialogue. Il ne fait jamais la plus petite allusion aux débats qui ont lieu en Chine aujourd’hui. Il œuvre, contre son gré peut-être, dans le sens de l’enfermement mental auquel travaillent en ce moment, de leur côté, les forces de la restauration idéologique chinoise30.

Comment instaurer les bases de ce dialogue entre citoyens européens et chinois que Jean-François Billeter appelle de ses vœux, et qui se trouverait compromis par l’œuvre de François Jullien ? À travers un travail de traduction montrant les ressemblances entre la pensée chinoise et la nôtre. C’est le deuxième argument de Billeter : Jullien construit un mythe de l’altérité chinoise parce qu’il exagère des difficultés de traduction qui peuvent être levées par un travail de contextualisation. Le meilleur exemple en est le concept de « Dao » dont Billeter a montré, dans ses études sur Zhuang Zi, qu’on pouvait lui donner plusieurs traductions pour en faire saisir le sens dans chacune des scènes de la vie ordinaire. Un autre exemple est le mot tan, que Jullien traduit par « fadeur » et dont il dégage une esthétique alternative à la nôtre :

Dans les textes qu’il cite, il rend uniment le mot tan par « fade » ou « insipide », alors que, dans la plupart des cas, il eût été plus juste de le rendre par fin, léger, délicat, subtil, imperceptible, ténu, atténué, dilué, délavé, pâle, faible, raréfié. Pour signaler dans chacune de ses traductions la notion (ou la valeur) qui lui importe, il enfonce partout, comme un clou, la traduction française à laquelle il s’est arrêté – et crée par là un effet d’étrangeté artificielle. Dans la plupart des cas, il pouvait rendre le passage de manière beaucoup plus naturelle, avec la conséquence qu’il semblerait moins chinois et nous rappellerait ce que nos auteurs ont aussi dit. C’est ainsi que l’exotisme naît bien souvent, chez François Jullien et chez les sinologues en général, d’un choix de traduction contestable31.

Contre cette conceptualisation « exoticisante » des termes chinois, Billeter propose de valoriser non le mot mais la phrase, en respectant ainsi davantage la tournure propre à la langue chinoise32. Il fait voir ainsi, tout en restant dans la matière textuelle qui est le seul objet du sinologue, la vie quotidienne des individus, par laquelle ils peuvent éventuellement résister au pouvoir impérial codifié par les lettrés.

Ceci conduit Jean-François Billeter à une troisième critique : sous le terme d’immanence, qui peut donner une vision enchantée d’un processus d’action échappant au jugement transcendant d’un souverain, François Jullien reconduit une idéologie impériale visant l’imposition d’une hiérarchie aux individus. La notion d’immanence est en effet très floue si elle est seulement opposée à la transcendance d’un Dieu créateur ; mais elle devient plus claire lorsqu’elle est rapportée au fonctionnement d’un pouvoir qui a besoin pour se perpétuer que ses sujets soient inconscients des règles auxquelles ils se soumettent, selon une analyse que Billeter rapporte au thème de la « servitude volontaire » chez La Boétie. En valorisant les puissances efficaces de l’immanence, Jullien ne ferait ainsi que prolonger le mouvement par lequel le pouvoir se justifie lui-même en montrant sa régularité interne33.

À force de faire l’éloge de cette pensée captive qui ne s’applique qu’aux moyens, aux méthodes et aux manœuvres, et qui est donc avant tout soucieuse d’efficacité, François Jullien s’est peu à peu découvert des affinités avec les hommes d’affaires. Il s’est aperçu qu’il pouvait leur présenter une philosophie chinoise de l’Efficacité qui leur révélait leur propre pensée et leur permettait d’en assumer toutes les conséquences puisqu’elle se trouvait soudain dotée de lettres de noblesse aussi flatteuses qu’inattendues. […] On y voit apparaître pleinement la parenté entre la pensée chinoise de l’adaptation incessante aux situations et la pratique des chefs d’entreprise, qui consiste à s’adapter continuellement aux transformations du marché. On voit qu’elles reposent l’une et l’autre sur l’acceptation d’un système donné et sur la finalité qui est inscrite en lui : la lutte pour le pouvoir d’un côté, la recherche du profit de l’autre. Elles ne posent jamais, ni la véritable question des fins, ni par conséquent les vraies questions morales. Elles ne connaissent de moralité que soumises au système34.

Qu’est-ce qu’une moralité non soumise au système ? C’est, selon Billeter, la résistance de l’individu au pouvoir qui tente de l’assujettir. De cette résistance, l’histoire chinoise donne des exemples : ainsi lorsque Li Zhi démissionne de la fonction publique, se rase la tête et entre dans un monastère bouddhiste, ou lorsque Zhuang Zi refuse de pleurer à la mort de sa femme selon les règles de la bonne société confucianiste et joue du tambour sur son ventre devant un visiteur étonné. Il y a unité de l’expérience humaine à ce niveau vital où les individus résistent au pouvoir, quelles que soient les formes que prend celui-ci. Jean-François Billeter reprend à Louis Dumont la thèse selon laquelle, loin que l’Occident s’oppose aux autres sociétés par l’invention de l’individu, les différentes sociétés peuvent être comparées en ce qu’elles composent toutes, à des degrés divers, la hiérarchie et l’individu35.

Le livre de Billeter se conclut ainsi par un vibrant appel à la responsabilité des individus, européens et chinois, contre les nouveaux pouvoirs qui se mettent en place, justifiés par des intellectuels en termes culturalistes.

Les Européens et les Chinois ont peut-être vécu dans des mondes séparés dans le passé, mais les séparations anciennes sont caduques. Ils partagent ensemble un même moment de l’histoire, doivent agir ensemble et donc s’entendre. Pour cela il faut qu’ils dominent le passé au lieu de se laisser dominer par lui. Que l’on cesse, de part et d’autre, de jouer les prolongations respectueuses et les réanimations artificielles. Constituons-nous ensemble en sujets de l’histoire et proclamons bien haut notre droit d’inventaire. Quand je dis « nous », je ne parle pas, bien entendu, des Européens pris collectivement, ni des Chinois pris collectivement, mais d’individus libres et responsables, c’est-à-dire de ce que nous appelons des « personnes ». […] Pour moi, il n’y a rien au-dessus de la « personne », et surtout rien au-dessus de deux personnes qui s’entendent par l’usage de la parole et de la raison. C’est pourquoi je me sens en accord avec Tchouang-Tseu, qui a une position voisine et que je tiens en raison de cela pour le philosophe chinois le plus précieux et le plus actuel de tous36.

La réponse de Jullien: la place du négatif dans les pratiques lettrées

Cette déclaration finale présentait des signes de faiblesse, et François Jullien ne s’est pas privé de les relever. Affirmer que la « personne » est une réalité universelle au-dessus de laquelle planent des constructions idéologiques fictives, c’est s’exposer à l’accusation de projeter sur les autres sociétés une conception particulière du monde, celle de la liberté de la conscience telle qu’elle a été pensée et pratiquée dans l’éthique protestante. On échangerait alors un ethnocentrisme, celui de l’intellectuel parisien fasciné par l’altérité du pouvoir, pour un autre, celui de l’intellectuel genevois clamant haut et fort les droits de la personne. L’objection est ici plus profonde qu’un simple échange de mauvais procédés. Pour faire une « personne » en communication rationnelle avec d’autres personnes, il faut bien une société, donc un pouvoir qui se reproduit par une idéologie. On n’échapperait donc pas au pouvoir par le retrait sur la vie intérieure, mais il faudrait plutôt comprendre ses tensions pour agir sur sa négativité interne37.

Si on les lit généreusement, et non dans le ton condescendant et souvent insultant qui est le sien, la réplique de François Jullien à Jean-François Billeter va dans ce sens. Résumons brièvement les réponses de François Jullien dans un ouvrage, Chemin faisant, pour lequel Barbara Cassin et Alain Badiou ont créé une nouvelle série de la collection « L’ordre philosophique », intitulée « Réplique à *** » – les astérisques permettant à Jullien de répondre à son contradicteur en ne le citant qu’une fois nominalement, puisque les autres occurrences ne mentionnent que les initiales Jfb. Jullien répond à la première accusation, celle de reprendre un mythe français de l’altérité chinoise, en distinguant altérité et extériorité : la première est construite (au sens de Bachelard), la seconde est constatée. En réponse au second argument, celui de la traduction, Jullien signale plusieurs désaccords de traduction avec Billeter, notamment celui-ci, qui indique un problème de fond puisqu’il porte sur la sagesse du « nonagir ».

Puisque Jfb me reprend sur la traduction de la célèbre formule taoïste : wu wei er wu bu wei, revenons sur elle. Jfb traduit : « Qui ne force rien peut tout ! » En chinois (mot à mot) : « Ne pas agir mais/d’où ne pas agir. » En traduisant ainsi, Jfb perd complètement le fait que la seconde partie de la formule se borne à reprendre la première sur un mode négatif : en ne respectant pas ce renversement interne, il délaisse sa valeur d’apparent paradoxe qui devait être également sensible aux contemporains du Laozi et sur laquelle celui-ci a lui-même insisté […] ; ce type de formule se lit d’ailleurs en série, de concert avec d’autres : « Savourer la non-saveur », « parler sans parler » […] D’autre part, il laisse entièrement tomber le « mot vide » er, autour duquel la formule néanmoins pivote et qui la fait basculer. Il suffit d’ouvrir le petit Ricci pour constater que, comme outil de liaison, ce terme indique la conséquence (« par suite », « alors ») et l’opposition (« mais », « cependant » […]). Comment ne pas voir alors que la richesse de cette formule vient précisément de ce qu’elle maintient ces deux sens adverses et dit à la fois : dans ces conditions, celle de la sagesse, « même si vous ne faites rien, rien ne sera pas fait » ; et en même temps : « Parce que vous ne faites rien […], tout se fait tout seul38 ».

À travers ce problème de traduction, c’est toute une philosophie du langage qui est ici impliquée. Jullien montre que le sens d’un énoncé ne se donne pas à plein, en se remplissant d’un contexte, mais en rapport à d’autres énoncés aussi énigmatiques dans le même texte ou la même tradition textuelle, en déplaçant la signification d’un « mot vide ». Billeter reconnaît là une conception taoïste selon laquelle le langage peut s’amenuiser jusqu’à faire apparaître le fond énigmatique des choses, et lui oppose une conception plus saussurienne selon laquelle le langage ne peut se constituer comme une réalité autonome qu’à partir d’un acte initial arbitraire ouvrant un espace de constitution autonome pour l’individu39. Mais à cette thèse apparemment saussurienne sur le décollement du langage, on peut faire l’objection de Jakobson selon laquelle les rapports entre les signes sont motivés en tant qu’ils déplacent la tension primitive entre le sens et l’absence de sens40. La négation n’est plus alors l’acte initial d’une personne autonome, mais un point de rebroussement paradoxal dans la structure du langage.

Cette discussion linguistique répond par elle-même au troisième argument sur l’impossibilité d’une résistance au pouvoir dans la « pensée chinoise » décrite par Jullien. Il ne s’agit pas d’opposer une force à une autre (celle de l’individu criant au pouvoir : « Qui ne force rien peut tout ! ») mais de comprendre en quoi la pratique lettrée est intrinsèquement paradoxale (« ne rien faire c’est en même temps tout faire »), ce qui la conduit à la fois à reproduire le pouvoir et à le subvertir. La pensée lettrée serait alors une idéologie, non au sens où elle constituerait un système hiérarchisé d’idées qui s’impose à l’individu (selon la définition de Louis Dumont que reprend Jean-François Billeter) mais au sens où elle reproduit dans son expression propre (c’est-à-dire linguistique) des contradictions existant dans les pratiques sociales41. Il est alors illusoire d’opposer à l’individu existant universellement comme personne un système impérial qui se reproduit de façon homogène : en Chine même, les rapports entre le pouvoir et les individus ont varié selon que la conjoncture a renforcé ou affaibli les contradictions sociales, la période Ming étudiée par Billeter à travers la figure de Li Zhi apparaissant de ce point de vue comme une période de crispation du pouvoir impérial du fait de forces économiques nouvelles, provoquées notamment par les premiers contacts commerciaux avec l’Occident.

Peut-on alors décrire ces pratiques sociales par lesquelles se transforment les rapports entre le pouvoir et les individus en Chine ? La question, à vrai dire, oblige à sortir de la tradition lettrée qu’étudient aussi bien François Jullien que Jean-François Billeter, pour la mettre en rapport avec des pratiques qui leur sont extérieures. Si l’opposition entre les deux sinologues relève bien d’un désaccord réel, reste qu’ils partagent un accord de fond selon lequel on a un accès privilégié à la Chine par ses textes du fait que les pratiques intellectuelles des Chinois leur étaient jusqu’à récemment encore difficilement accessibles, l’homogénéité de la tradition chinoise des origines jusqu’à nos jours étant présupposée par les deux sinologues en l’interprétant différemment – altérité pour l’un, impérialisme pour l’autre.

Tous deux tentent d’approcher au plus près ce que peut être une pratique lettrée, par le commentaire et la traduction, mais ils restent attachés à une lecture des textes qui ne les ouvre pas à des pratiques extérieures à eux. Jean-François Billeter montre que la méthode de François Jullien s’apparente par bien des aspects à celle de Martin Heidegger et soulève les mêmes difficultés : même radicalité dans la recherche d’une alternative à la pensée rationaliste occidentale permettant de dégager son « impensé », même mise en valeur de l’absence du verbe « être » dans les autres traditions que l’Occident, même façon intemporelle de faire résonner les textes, même fascination contagieuse pour la poésie et son efficacité mystérieuse, même difficulté à assumer les questions politiques. Contre ce modèle heideggérien, Jean-François Billeter défend celui de Hannah Arendt, qui remet en valeur les conditions de l’action et de la liberté politique. Mais de Heidegger à Arendt, on reste dans une tradition herméneutique considérant les textes comme des totalités que l’on ne peut comprendre qu’en les rapportant aux questions qui les motivent : question de la liberté individuelle pour Arendt, de l’existence sans Dieu pour Heidegger. On ne considère à aucun moment les textes comme des pratiques reflétant par leurs moyens propres ce qui se produit dans d’autres pratiques non textuelles, en particulier du fait qu’elles sont porteuses, comme toutes les pratiques, de contradictions, qu’elles portent à un niveau supérieur de réflexivité du fait des ressources linguistiques dont elles disposent.

Il faudrait alors ouvrir l’histoire de la philosophie chinoise de l’étude des textes transmis sous des noms d’auteurs vers une anthropologie des pratiques lettrées en rapport à des contextes sociaux42. Cette anthropologie des pratiques lettrées ne porterait alors plus seulement sur les philosophes, mais aussi sur ceux qui peuvent se réclamer de la tradition lettrée dans leurs actions, en y puisant des ressources argumentatives pour exercer leurs critiques : syndicalistes, scientifiques, journalistes, administrateurs… Un véritable champ d’enquête s’ouvre avec l’explosion du capitalisme globalisé dans la Chine communiste : celle d’une anthropologie des pratiques intellectuelles dans un espace géographiquement très différent du nôtre43.

L’héritage de Granet : sociologie des organisations et anthropologie du sacrifice

De fait, ce qui frappe dans cette querelle sinologique, c’est à quel point elle est coupée des débats en anthropologie, alors qu’elle en transcrit de nombreux problèmes. Pourtant, le lien entre sinologie et anthropologie était au cœur de la fondation de cette discipline, à travers l’œuvre de Marcel Granet (1884-1940).

Granet était à la fois l’élève de Chavannes, dont il a appris les méthodes philologiques appliquées aux textes de la tradition chinoise (notamment aux Mémoires historiques de Sima Qian), et de Durkheim, qui l’a orienté vers la recherche du fond social primitif exprimé dans ces textes. Depuis Granet, la sinologie doit concilier cet apprentissage nécessaire de la culture chinoise classique avec l’intérêt pour la réalité sociale de la Chine, et les changements d’ouverture du pays ont fait osciller la discipline tantôt vers un pôle et tantôt vers l’autre. On retient souvent de Granet son célèbre ouvrage, la Pensée chinoise, publié en 1934, alors qu’il s’agit d’un ouvrage peu représentatif de son travail, car il reprend l’emblématisme durkheimien selon lequel la pensée reflète l’organisation sociale de façon statique, en partant notamment de l’organisation du monde selon les principes féminin et masculin du Yin et du Yang. Les deux autres ouvrages de son triptyque, la Religion des Chinois (1922) et la Civilisation chinoise (1929), font percevoir bien davantage l’attention de Granet aux dynamiques de transformation de la société chinoise.

On lit peu, surtout, ses deux maîtres ouvrages, Fêtes et chansons anciennes de la Chine (1919) et Danses et légendes de la Chine ancienne (1926), où il étudie des textes de chansons et des légendes historiques en les mettant en rapport avec des fêtes sexuelles et des danses sacrificielles pratiquées dans la Chine ancienne. L’hypothèse de Granet, qu’il reprend à Durkheim, est que les variations de rythme de la vie sociale dans les campagnes, avec l’alternance des activités individuelles et des activités collectives, expliquent le caractère orgiaque et agonistique des fêtes villageoises, tandis que les fondations des premières villes préfigurant l’Empire transfigurent ces fêtes en sacrifices de communion et d’expiation. La pensée chinoise, avec son dualisme catégoriel, est ainsi rapportée à une organisation sociale primitive dont les tensions sont provisoirement résolues par la fête matrimoniale et le sacrifice guerrier.

Sans doute y a-t-il chez Granet un évolutionnisme latent qui rabat ces fêtes et ces légendes sur une vie affective primitive que la langue occidentale aurait miraculeusement éloignée des individus modernes44. Mais l’analyse des rapports entre pensée chinoise, organisation sociale et pratiques sacrificielles est encore pertinente pour penser les phénomènes de violence dans la société chinoise contemporaine45. De fait, la violence de la polémique entre Jean-François Billeter et François Jullien tient sans doute à ce qu’ils prennent tous deux des points de vue antagonistes sur une société elle-même très violente : soit en ramenant la violence à un simple effet de stratégie dans une pratique lettrée, soit en y voyant l’effet d’une tradition millénaire imposée aux individus.

On peut décrire autrement la violence, en s’inspirant de Granet, comme le produit des transformations d’une organisation sociale lorsqu’elle ne parvient plus à penser ses contradictions avec les moyens intellectuels dont elle dispose, et doit s’incliner devant un rapport plus direct entre les êtres qui la composent46. Surtout Granet, loin de projeter simplement sur la société chinoise l’anthropologie durkheimienne du sacrifice totémique, en complexifie considérablement le modèle, puisqu’il montre que la violence sacrificielle apparaît lors du passage de la vie rurale à la vie urbaine, les villages ayant la capacité de réguler cette violence par l’alternance des saisons et les fêtes collectives, tandis que les lettrés urbains doivent l’encadrer par un ensemble de codes écrits une fois qu’elle s’est déchaînée. Un tel modèle nous semble encore pertinent aujourd’hui dans la population chinoise, qui opère à une vitesse accélérée le passage de la campagne à la ville, faisant apparaître de nouvelles formes de violence et de nouveaux problèmes sociaux47.

Or cet héritage de Granet a été maintenu à travers tout un courant de la sociologie française, plus proche de l’anthropologie que de la philosophie. Rappelons d’abord que Lévi-Strauss s’est inspiré de Granet autant que de Mauss lorsque, dans les Structures élémentaires de la parenté, il a montré le lien entre les pratiques matrimoniales et les rituels de deuil dans l’échange généralisé pratiqué par les familles chinoises traditionnelles48. Signalons ensuite les recherches de Léon Vandermeersch montrant, à la suite de Granet, que l’organisation sociale dans la Chine traditionnelle se caractérise par un grand formalisme que l’on peut retrouver dans l’attention aux règles de filiation et dans le souci intellectuel de la conservation de l’ordre social et cosmologique manifesté par le rituel49. Vandermeersch est le premier en France à montrer, à la suite des travaux de l’école japonaise, que l’écriture chinoise est issue des pratiques de divination à partir des craquelures sur les écailles de tortue50 ; il en déduit que « l’esprit des institutions » chinoises émerge du sacrifice des animaux à des fins de divination, puis se raffine progressivement par la pratique de l’écriture et le formalisme du rituel, jusqu’à être intériorisé dans le sentiment de piété filiale et d’humanité valorisé par le confucianisme.

Jean Lévi a repris ce problème du sacrifice de façon moins évolutionniste, en montrant que les tensions de la rationalité sacrificielle, loin d’être résolues par le piétisme confucéen, sont portées à un niveau de raffinement supérieur dans la pensée de Confucius, en sorte qu’elles continuent d’animer toute l’organisation des religions chinoises51. Confucius n’était pas un sage intériorisant progressivement l’ordre du monde, mais un individu violent et ironique, pris à partie dans une période de turbulence politique, et qui s’imposa comme maître à penser parce qu’il donna le premier une solution au problème du sacrifice, qui grevait lourdement l’économie des premiers royaumes chinois : cesser de donner des offrandes en sacrifices aux morts et aux dieux, et pourtant continuer à s’adresser à eux comme s’ils étaient vivants52.

Confucius invente ainsi le sérieux de la croyance par laquelle on se rapporte aux ancêtres en les faisant vivre non plus réellement (ils n’ont plus besoin de nourriture) mais en pensée (leur nourriture étant purement intellectuelle). Ainsi s’explique que Confucius ait fait du respect des textes classiques le fondement de la religion chinoise. À lire un tel récit, on se prend à penser qu’une anthropologie de la pensée en Chine ne doit pas partir du sacrifice qu’elle aurait progressivement intériorisé (ce qui reprendrait le schéma du pouvoir auquel doit consentir l’individu pour devenir personne ou sujet) mais des contradictions du sacrifice que la pensée a déplacées à travers des organisations sociales et des formes de pensée de plus en plus compliquées.

Que garde une telle anthropologie de la notion d’« altérité » chinoise ? On peut conserver l’idée de François Jullien selon laquelle la Chine constitue un détour pour poser les problèmes critiques qui concernent notre activité de pensée, sans adhérer à sa thèse selon laquelle la différence entre la Chine et l’Occident serait une différence de conception du monde (selon l’opposition de l’immanence et de la transcendance). Jean-François Billeter a bien posé le problème en soulignant que la Chine nous permettait de penser sociologiquement le phénomène du mandarinat que notre tradition de pensée a tendu à refouler, mais il a trouvé dans l’opposition entre le pouvoir et la personne (exprimée par quelques individus exceptionnels comme Li Zhi ou Zhuang Zi) la forme universelle permettant d’effectuer cette étude au détriment de l’étude des organisations sociales.

Si l’espace social est organisé différemment en Chine et en Europe (l’Europe a davantage développé l’espace public au cœur de la cité, comme l’ont montré les travaux de Vernant et Habermas, la Chine a davantage développé le système des examens, comme l’a montré Billeter), il est bon de passer de l’Europe vers la Chine et en retour pour décrire ce que chaque forme sociale a refoulé ; mais ce qui permet cette comparaison est le caractère universel des contradictions du sacrifice.

Il y a donc bien intérêt à faire le détour par la Chine, non pour dégager l’impensé de la pensée occidentale, mais pour enquêter sur les conditions sociales et anthropologiques de notre pensée contemporaine.

Frédéric Keck

  • *.

    Philosophe et anthropologue, chargé de recherche au Cnrs (Institut Marcel Mauss), mis à disposition du Centre d’études françaises sur la Chine contemporaine (Cefc) à Hong Kong. Il a publié notamment Claude Lévi-Strauss, une introduction, Paris, La Découverte/Pocket, 2005, et Lucien Lévy-Bruhl, entre philosophie et anthropologie, Paris, Cnrs Éditions, 2008. Il poursuit des recherches sur la sécurité alimentaire en France et en Chine, dont les premières hypothèses ont été publiées dans Esprit : voir « Risques alimentaires et catastrophes sanitaires. L’Agence française de sécurité sanitaire des aliments, de la vache folle à la grippe aviaire », mars-avril 2008, p. 36-50. Ce texte a d’abord été présenté au groupe de travail animé par Pierre Macherey, « La philosophie au sens large », à l’université de Lille.

  • 1.

    Voir Oser construire. Pour François Jullien, Paris, Le Seuil, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2007.

  • 2.

    Voir François Jullien, Lu Xun. Écriture et révolution, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1979.

  • 3.

    Dans le seul domaine français, voir T. Marchaisse et L. H. Khoa (sous la dir. de), Dépayser la pensée. Dialogues hétérotopiques avec François Jullien sur son usage philosophique de la Chine, Paris, Le Seuil, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2003 ; P. Chartier et T. Marchaisse (sous la dir. de), Chine/Europe. Percussions dans la pensée à partir du travail de François Jullien, Paris, Puf, 2005 ; A. Chieng, la Pratique de la Chine. En compagnie de François Jullien, Paris, Grasset, 2006.

  • 4.

    Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Paris, Allia, 2006, p. 7.

  • 5.

    F. Jullien, la Valeur allusive. Des catégories originales de l’interprétation poétique dans la tradition chinoise, Paris, École française d’Extrême-Orient, 1985, p. 4.

  • 6.

    F. Jullien, la Valeur allusive…, op. cit., p. 8-9 : « Pourquoi la sinologie doit-elle représenter pour l’esprit occidental une “aliénation” (au sens propre du terme, à moins de rêver à sa propre sinisation) ? Et pourquoi la sinologie ne pourrait-elle aboutir à une production théorique qui intéresse directement les sciences humaines et puisse contribuer à répondre à nos interrogations – ou du moins à les mieux comprendre ? Pourquoi ne servirait-elle pas, tout simplement, à nous exercer à penser? »

  • 7.

    Sur ce point, la démarche de F. Jullien prolonge celle de Jacques Gernet dans Chine et christianisme, la première confrontation, Paris, Gallimard, 1982.

  • 8.

    Voir F. Jullien, le Détour et l’accès. Stratégies du sens en Chine et en Grèce, Paris, Grasset, 1995.

  • 9.

    Par le terme vague d’« Occident », Jullien entend en effet exclusivement l’Europe, et même l’Europe de l’Ouest, laissant de côté ces détours internes à l’Occident qui passent par les États-Unis ou l’Europe de l’Est.

  • 10.

    Voir son superbe commentaire du Yi King ou « Classique du changement », dans Figures de l’immanence, Paris, Grasset, 1993.

  • 11.

    Voir notamment sa lecture du philosophe Wang Fuzhi (1619-1692), dans Procès ou création. Une introduction à la pensée des lettrés chinois, Paris, Le Seuil, coll. « Des travaux », 1989, reprenant les travaux de J. Gernet exposés dans la Raison des choses. Essai sur la philosophie de Wang Fuzhi (1619-1692), Paris, Gallimard, 2005. Cet ouvrage fut l’occasion de la première querelle entre J.-F. Billeter et F. Jullien : voir « Comment lire Wang Fuzhi ? » et « Lecture ou projection : comment lire (autrement) Wang Fuzhi ? », Études chinoises, vol. IX, no 2, automne 1990. Billeter oppose alors la méthode de Jullien à la sienne comme le structuralisme à la phénoménologie.

  • 12.

    Voir F. Jullien, Un sage est sans idée, ou l’autre de la philosophie, Paris, Le Seuil, 1998 ; l’Ombre au tableau. Du mal ou du négatif, Paris, Le Seuil, 2004.

  • 13.

    Les concepts de « démocratie » et de « droits de l’homme » ont bien été traduits en chinois au xixe siècle, le problème étant de leur trouver un équivalent dans le riche tissu notionnel dont disposait la Chine : voir M. Delmas-Marty et P.-E. Will, la Chine et la démocratie, Paris, Fayard, 2007.

  • 14.

    Voir F. Jullien, Éloge de la fadeur, Paris, Philippe Picquier, 1991.

  • 15.

    Id., la Propension des choses. Pour une histoire de l’efficacité en Chine, Paris, Le Seuil, 1992.

  • 16.

    Il s’agit peut-être d’une référence au Vocabulaire européen des intraduisibles de Barbara Cassin, qui publie les ouvrages de François Jullien dans la collection qu’elle dirigeait avec Alain Badiou au Seuil.

  • 17.

    Voir J.-F. Billeter, Li Zhi, philosophe maudit (1527-1602). Contribution à une sociologie du mandarinat de la fin des Ming, Paris/Genève, Droz, 1979. Un seul tome est paru de cette impressionnante monographie.

  • 18.

    On rattache Zhuang Zi au courant taoïste, constitué à partir des écrits de Lao Zi en opposition au confucianisme par son exaltation du processus vital au détriment des obligations morales ; mais son œuvre échappe aux classifications par sa singularité. Voir A. Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Le Seuil, 1997.

  • 19.

    Voir J.-F. Billeter, Leçons sur Tchouang-Tseu, Paris, Allia, 2003, et Études sur Tchouang-Tseu, Paris, Allia, 2004. Ces deux ouvrages multiplient les références à la philosophie du langage ordinaire de Wittgenstein. Je laisse de côté dans mon commentaire les stimulantes références à l’hypnose, qui posent de tout autres problèmes.

  • 20.

    J.-F. Billeter, Contre François Jullien, op. cit., p. 50-51. Billeter cite les philosophes chinois en prononciation occidentale et non en pinyin, transcription officielle du chinois en alphabet latin.

  • 21.

    Voir Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des missionnaires jésuites 1702-1776, présentées par I. et J.-L. Vissière, Paris, Garnier-Flammarion, 1979.

  • 22.

    Voir Lettres édifiantes et curieuses sur la langue chinoise, Humboldt/Abel-Rémusat (1821-1831), éditées par Jean Rousseau et Denis Thouard, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1999.

  • 23.

    Voir P. Laffitte, Considérations sur l’ensemble de la civilisation chinoise et sur les relations de l’Occident avec la Chine, Paris, Dunod, 1861.

  • 24.

    Voir V. Segalen, Essai sur l’exotisme, Paris, Fata Morgana, 1978.

  • 25.

    Voir S. Leys (alias Pierre Ryckmans), Essais sur la Chine, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 757-767, et son entretien au Magazine Littéraire, no 455, juillet-août 2006 : « La civilisation chinoise présente l’irrésistible fascination de ce qui est totalement “autre”, et seul ce qui est totalement “autre” peut inspirer l’amour le plus profond en même temps qu’un puissant désir de le connaître. Je ne pense pas que l’erreur de Jullien ait été (comme le croit Billeter) d’avoir pris pour point de départ “l’altérité” de la Chine. Celle-ci, loin d’être un mythe, est une réalité savoureuse. »

  • 26.

    Voir M. Cartier, la Chine entre amour et haine, Actes du VIIIe colloque de sinologie de Chantilly, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.

  • 27.

    Voir la quatrième de couverture de Contre François Jullien : « Ce que nous considérons aujourd’hui comme la “civilisation chinoise” est intimement lié au despotisme impérial. » Billeter retrace une brève histoire du despotisme oriental dans Chine trois fois muette. Essai sur l’histoire contemporaine et la Chine, suivi de Essai sur l’histoire chinoise, d’après Spinoza, Paris, Allia, 2006. Sur la notion de despotisme impérial chez Montesquieu, voir B. Binoche, Introduction à De l’esprit des lois de Montesquieu, Paris, Puf, 1998.

  • 28.

    J.-F. Billeter distingue quatre tendances chez les intellectuels chinois (Contre François Jullien, op. cit., p. 20-23).

  • 29.

    Voir Mou Zongsan, Spécificités de la philosophie chinoise, introduction de J. Thoraval, Paris, Cerf, 2003.

  • 30.

    J.-F. Billeter, Contre François Jullien, op. cit., p. 42-44.

  • 31.

    J.-F. Billeter, Contre François Jullien, op. cit., p. 49-50. Ce point reprend les critiques adressées par Quine à l’hypothèse d’une « mentalité prélogique » dans une situation de « traduction radicale » : voir W.V.O. Quine, le Mot et la chose, Paris, Flammarion, 1999.

  • 32.

    Voir J.-F. Billeter, l’Art chinois de l’écriture, Genève, Skira, 1989.

  • 33.

    Cette analyse se rapproche de celles de Michel Foucault sur le « biopouvoir » dans Il faut défendre la société, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1997, et de Luc Boltanski et Ève Chiapello sur la « cité connexionniste » dans le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

  • 34.

    J.-F. Billeter, Contre François Jullien, op. cit., p. 68.

  • 35.

    Voir L. Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Le Seuil, 1985.

  • 36.

    J.-F. Billeter, Contre François Jullien, op. cit., p. 82-83.

  • 37.

    Voir J. Butler, la Vie psychique du pouvoir, Paris, Léo Scheer, 2002, et B. Karsenti, la Société en personnes. Études durkheimiennes, Paris, Economica, 2005.

  • 38.

    F. Jullien, Chemin faisant, connaître la Chine, relancer la philosophie, Réplique à***, Paris, Le Seuil, 2007, p. 77-78.

  • 39.

    Voir J.-F. Billeter, « François Jullien, sur le fond », Monde chinois, no 11, automne 2007, p. 67-74.

  • 40.

    Voir R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963.

  • 41.

    Jullien reprend la définition de l’idéologie par Marx dans Chemin faisant…, op. cit., p. 116.

  • 42.

    C’est ce que fait en particulier admirablement Joël Thoraval en observant sur le terrain les reconfigurations de la philosophie chinoise au gré de l’ouverture du régime communiste et de la réinvention d’une tradition nationaliste, se demandant en particulier ce qu’implique le fait pour un lettré chinois de se présenter comme « philosophe » dans un espace globalisé où la philosophie est principalement conçue comme « occidentale » : voir « De la philosophie en Chine à la “Chine” dans la philosophie. Existe-t-il une philosophie chinoise ? », Esprit, mai 1994, p. 5-38, et « Sur la transformation de la pensée néo-confucéenne en discours philosophique moderne », dans Extrême-Orient Extrême-Occident, dirigé par Anne Cheng, « Y a-t-il une philosophie chinoise? », no 27, 2005, p. 91-119.

  • 43.

    On peut considérer les interventions de Jean-Marie Schaeffer et Bruno Latour dans les deux ouvrages collectifs discutant le travail de François Jullien comme des appels à ce genre d’anthropologie.

  • 44.

    Voir la critique que fait K. Chemla de l’article « Quelques particularités de la langue et de la pensée chinoise » (1920) dans A. Cheng (sous la dir. de), la Pensée en Chine aujourd’hui, Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », 2007.

  • 45.

    Des ouvrages importants montrent comment les gouvernements chinois ont « sacrifié » des générations de dissidents qui échappaient au cadre de l’organisation sociale : voir notamment M. Bonnin, Génération perdue : le mouvement d’envoi des jeunes instruits à la campagne en Chine, 1968-1980, Paris, Éditions de l’Ehess, 2004 ; J.-P. Béja, À la recherche d’une ombre chinoise. Le mouvement pour la démocratie en Chine (1919-2004), Paris, Le Seuil, 2004 ; D. Palmer, la Fièvre du Qigong. Guérison, religion et politique en Chine, 1949-1999, Paris, Éditions de l’Ehess, 2005.

  • 46.

    P. Descola a proposé une définition assez proche du sacrifice dans la conception du monde qu’il appelle « analogique » et dont il reprend la description à Granet : voir Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

  • 47.

    Voir les deux ouvrages parus simultanément sur la sociologie chinoise contemporaine : L.Roulleau-Berger et al., la Nouvelle sociologie chinoise, Paris, Cnrs Éditions, 2007, et J.-L. Rocca, la Société chinoise vue par ses sociologues, Paris, Presses de Sciences-Po, 2007.

  • 48.

    Voir F. Héran, « De Granet à Lévi-Strauss 1. L’échange à sens unique », Social Anthropology, 6, 1, 1998, p. 1-60 ; 6, 2, 1998, p. 169-201 ; 6, 3, 1998, p. 309-330 ; Y. Goudineau, « Lévi-Strauss, la Chine de Granet, l’ombre de Durkheim: retour aux sources de l’analyse structurale de la parenté », Lévi-Strauss, Cahier de l’Herne, 2004, p. 165-179 ; L. Bazin, la Parenté, Paris, Gallimard, 2008, p. 638-672.

  • 49.

    Voir L. Vandermeersch, Wangdao ou la Voie royale. Recherches sur l’esprit des institutions de la Chine archaïque, Paris, École française d’Extrême-Orient, 1980.

  • 50.

    Voir ses deux interventions dans la Pensée en Chine aujourd’hui (op. cit.) et Oser construire (op. cit.) sur les rapports entre la pensée et l’écriture en Chine.

  • 51.

    Voir J. Lévi, les Fonctionnaires divins, Paris, Le Seuil, 1989, et Hiérarchie et sacrifice en Chine ancienne, Paris, Société d’ethnologie, 2007.

  • 52.

    Id., Confucius, Paris, Pygmalion, 2002, p. 47. J.-F. Billeter en fait un compte rendu élogieux dans ses Études sur Tchouang-Tseu, op. cit., p. 163-193. Voir aussi son roman, le Rêve de Confucius, Paris, Albin Michel, 1989.

Frédéric Keck

Frédéric Keck est un historien de la philosophie et anthropologue français. Après son entrée au CNRS en 2005 il a effectué des enquêtes ethnographiques sur les crises sanitaires liées aux maladies animales. Il dirige le Laboratoire d'anthropologie sociale depuis le 1er janvier 2019. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Avian Reservoirs (Duke University Press Books, 2020). …

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