Au cœur à corps avec le Manifeste Cyborg de Donna Haraway
Paru en 1985, le manifeste de Donna Haraway publié aux États-Unis s’interrogeait sur le destin des utopies des décennies précédentes. Anticipant sur le développement de la toile, il est devenu un texte phare de la culture informatique et digitale et sert encore d’inspiration pour de nombreux activistes cybernautes.
Créature de science-fiction, le cyborg (“cybernetic organism”), être hybride, mixte d’artificialité et de nature, intermédiaire entre le vivant et la machine, acquiert à partir de la fin des années 1980 une notoriété nouvelle avec la parution du Manifeste Cyborg de Donna Haraway. Ce texte difficile, produit par une universitaire américaine dont les recherches croisent l’histoire et l’anthropologie des sciences, la théorie féministe et les cultural studies et s’exercent sur les sciences du vivant, la primatologie et les technosciences, est publié dans Socialist Review en 19851. L’auteure propose une vision inédite de l’histoire des sociétés capitalistes occidentales et du rôle que les sujets/objets transformés par le développement des technologies informationnelles et des biotechnologies pourraient y jouer.
Usant de la forme ambitieuse et révolutionnaire du manifeste, le texte prend le féminisme, le marxisme et l’humanisme à bras-le-corps et tente, avec le cyborg, de figurer la postérité de ces utopies et, ainsi, de l’utopie elle-même. Traductrice d’un présent en devenir, Donna Haraway assume une posture visionnaire :
La fin du xxe siècle, notre époque, ce temps mythique est arrivé et nous ne sommes que chimères, hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués ; en bref, des cyborgs. Le cyborg est notre ontologie ; il définit notre politique. Le cyborg est une image condensée de l’imagination et de la réalité matérielle réunies, et cette union structure toute possibilité de transformation historique. Dans la tradition occidentale des sciences et de la politique – tradition de la domination masculine, raciste et capitaliste, tradition du progrès, tradition de l’appropriation de la nature comme ressource pour les productions de la culture, tradition de la reproduction de soi par le regard des autres – la relation entre organisme et machine fut une guerre de frontières2.
Le statut iconoclaste du texte (entre science et fiction), sa liberté de ton, sa capacité à (pré)dire une époque, expliquent sans doute le succès considérable qu’il a rencontré – à peu près partout ailleurs qu’en France. Le Manifeste Cyborg est cité, traduit, copié, subverti. Écrit avant l’existence de la toile il devient un texte phare de la culture informatique et digitale, il compte comme une source d’inspiration principale pour des générations de théoriciennes et d’activistes féministes, pour des adeptes de la science-fiction, des artistes et plasticiennes, des cybernautes et autres hackers, mais aussi des auteurs et amateurs de manga3, un monde plus vaste – on pourra en convenir – que l’univers feutré de l’université de Santa-Cruz.
Cette diversité des adeptes induit une grande diversité de réception et de lectures. Je souhaiterais rendre compte du Manifeste Cyborg, comme il m’est apparu : une réflexion incontournable sur l’historicité des corps et sur les formes possibles d’encorporation, à la croisée de la théorie féministe et du champ des études sociales sur les sciences et les techniques – élément d’une œuvre plus importante, et pourtant méconnue en France.
Revenir sur ce texte ancien, c’est aussi interroger le caractère durablement intraduisible de certaines productions universitaires américaines en français et mettre au jour la réticence de nombre d’universitaires vis-à-vis d’une œuvre qui – comme d’autres, aujourd’hui disponibles – introduisent le « trouble » dans les valeurs universelles de la République des sciences, en s’amusant à défaire les fictions modernes que sont le sujet, la nature, la science, la culture. L’idée est donc de cheminer du cyborg et du numérique à l’animal, en passant par le corps des femmes, le cœur du capitalisme et les technosciences, et d’interroger ainsi l’actualité d’un texte, sa présence politique ici et maintenant4.
Au-delà du corps hérité du xixe siècle
Il importe en premier de situer le Manifeste Cyborg dans le contexte des études et de la théorie féministe auquel il participe et qu’il contribue à redéfinir. Le corps est au cœur du mouvement féministe des années 1970. En France, le Mlf fait de la libre disposition des corps un de ses arguments premiers et s’engage dans la lutte pour une sexualité libérée de la procréation en militant pour le libre accès aux moyens anticonceptionnels et la légalisation de l’avortement. Du statut d’objet du discours et de l’action de l’État et de la science (médicale, notamment), le « corps féminin » semble accéder au statut de source de l’expression et de l’expérience. Appropriable individuellement et collectivement, il devient l’une des clefs de l’affirmation du sujet « femmes ». Au-delà de la sphère militante, des femmes font entrer l’histoire et la sociologie des rapports de sexe au cœur de la production des savoirs. Leur attention se focalise sur l’historicité des rôles féminins, la contingence des arrangements culturels entre les sexes, la permanence des formes de domination. Le corps (des femmes) peut être décrit comme présent/absent dans ce premier temps des recherches féministes : objet politique central, il doit être dénaturalisé et oublié en tant qu’objet biologique pour que le programme résumé par Simone de Beauvoir – « on ne naît pas femme, on le devient » – puisse être décliné. Il est à la fois étudié et effacé, spécifié et oublié. Les recherches féministes ont à faire avec ce paradoxe au cours de la décennie 1980 et certains travaux attaquent de front l’historicité de la conception savante du sexe, la fragilité des certitudes (scientifiques) à propos du corps. Plus que d’autres disciplines, l’histoire et l’anthropologie introduisent un sentiment d’inquiétude quant à la « vérité » et la « nature » des corps5. Ce « trouble » dont les ressorts seront redéployés ultérieurement et avec force par Judith Butler6 est assumé sur le mode de la (science) fiction par Donna Haraway.
La figure du cyborg se situe dans un au-delà des corps, et de leurs ancrages « naturels », un au-delà du sexe mais aussi de la régulation hétérosexuelle de la reproduction. D. Haraway dit la contingence de la signification de corps et de sexe – ou de ce qui compte comme factuel, à propos des corps, et montre, avec l’efficacité de la prémonition, l’extraordinaire déplacement qui s’opère. Dans le domaine de la conception, de la gestation et de la reproduction humaine, des frontières auparavant infranchissables sont abolies, elles s’appuient sur des technologies de miniaturisation, d’intervention, de visualisation. Nous sommes au milieu des années 1980 – le clonage n’existe que dans les romans de science-fiction – mais les premiers bébés éprouvettes sont advenus au monde7. Opportuniste, D. Haraway voit dans ce déplacement des limites et capacités dites « naturelles » de l’encorporation – en dépit de la « mort du sujet », ou grâce à lui – une issue nouvelle pour la capacité d’agir8 et de transformer le monde.
À l’ordre du jour du Manifeste se pose en effet la question irrésolue de l’unité du groupe « femmes » devenue illusoire du fait de l’accentuation des inégalités économiques et matérielles entre les femmes. Donna Haraway ajoute à cette analyse devenue classique, la perspective de la multitude des dominées, dont les voix émergent dans le mouvement féministe : femmes noires, esclaves, colonisées, lesbiennes. Que représente ce « nous » des femmes si ce n’est une universalité blanche qui avance masquée derrière le déni du colonialisme ? Comment ne pas écraser, une nouvelle fois, l’irréductibilité des positions, des histoires et des expériences ? La question est indissociablement politique et épistémologique : peut-on envisager une totalisation possible du groupe des femmes à partir de laquelle penser sa capacité d’agir comme acteur collectif ? D. Haraway critique la démarche qui consiste à fonder épistémologiquement une position spécifique pour atteindre la possibilité politique de contribuer à changer le monde. La voix proposée par D. Haraway est novatrice, il ne s’agit pas moins que de proposer un monde nouveau – et non le Nouveau Monde américain fondé sur la colonisation et l’esclavage. Ce monde nouveau se trouve défait de la nécessité de la totalité, de la pureté, de l’innocence et de l’origine. « Nous (féministes) – dit-elle – n’avons pas besoin de la totalité pour faire du bon travail9. » Le corps hérité du xixe siècle – façonné notamment par la biologie en tant que discipline nouvelle – et les destins de genre et de race qu’il impose, apparaissent comme l’une des expressions de cette totalité dépassée. Au-delà de l’utérus et de la peau, au-delà de l’organisme, l’encorporation cyborg s’affirme donc comme la possibilité d’autres modes d’existence.
Le cyborg : un reflet de la seconde guerre froide
Avec le déploiement des technologies biomédicales, l’organisme semble un format révolu. Mais l’évanouissement de l’enveloppe corporelle et la mise à mal des dichotomies classiques (intérieur/ extérieur ; soi/monde ; nature/culture) n’empêchent pas la présence du vivant, de la chair et du sang, dans les machines harawayennes. Cette corporéité nouvelle est paradoxale. La place de l’artefact y est à la fois matérielle et immatérielle. Le monde de référence est celui de l’informatique, et de l’essor du PC (personal computer), mais le langage de l’époque où écrit Donna Haraway est déjà celui de la fluidité. Le Manifeste Cyborg interroge la place de l’informatique et du codage dans la société américaine de la fin du xxe siècle ou plus précisément « le passage d’une société industrielle et organique à un système d’information polymorphe10 ».
Il convient à ce point de revenir sur les enjeux du texte tels qu’ils ont été définis a posteriori par Donna Haraway. Le Manifeste Cyborg cherche des « directions politiques » à la décennie Reagan et Thatcher, ère capitaliste, impérialiste, moment de haute technologie en forte symbiose avec le militarisme11. La période est un pic de la seconde guerre froide. La société américaine et, avec elle, l’ensemble du monde occidental, plongent dans une atmosphère de guerre des étoiles, marquée par une rhétorique anticommuniste féroce et l’anxiété quasi permanente de l’holocauste nucléaire. Cette atmosphère est alimentée par l’univers de la fiction – romans et films – qui travaille à l’envi le thème d’un contrôle militaire global, la figure d’une intelligence informatique et militaire, la métamorphose des robots et ordinateurs en cyborgs. Paul Edwards a mis en évidence la force de cette connexion entre ce qu’il appelle le « monde clos » de l’hégémonie politique américaine après la Seconde Guerre mondiale et le « micromonde » de la simulation informatique et de l’intelligence artificielle, faisant de l’ordinateur digital l’héritage le plus important de la guerre froide12.
Il est facile de repérer aujourd’hui les alliances inédites que décrit de façon visionnaire D. Haraway : au-delà de la sphère technique et informationnelle, le vivant, le corps et la biologie sont concernés par l’entreprise de codage et de redéploiement capitalistique. Le « monde est devenu un code à décrypter » ; « l’organisme est devenu un problème de code génétique qu’il faut lire ». La métaphore file du militaire au vivant : il faut « craquer » le code. L’historienne de la biologie Lily Kay a montré comment le code est devenu un objet biologique dans les années 1950, une « icône de la culture de la guerre froide », puis comment le génome a été redéfini comme « l’algorithme de la nature, un programme d’ordinateur qui se programme lui-même13 ». Des transformations et des connexions entre les mondes militaires, industriels et scientifiques à la fois matérielles et métaphoriques.
Inscrit dans un moment, le Manifeste en est aussi l’expression la plus évidente. Il est contaminé par des objets, des images, des discours – imprégné culturellement. Au-delà de la défense stratégique et de la conception des armes, la biologie mais aussi les sciences sociales contemporaines ont été profondément refigurées par le climat « informationnel » et ses origines idéologiques issues de la guerre froide. Le Manifeste doit être considéré comme l’une de ces refigurations. Le projet de Donna Haraway est d’apprendre à se situer « au cœur du monstre » – « un système de communication militarisé, basé sur les technosciences dans sa version capitaliste et impérialiste14 ».
Le Manifeste traduit, reflète et réplique. Le cyborg rêvé par l’intelligence artificielle des garçons tend à ressembler à une célébration technofasciste de l’invulnérabilité ? Le cyborg féministe de Donna Haraway sera fluide, perméable, hybride. Le Manifeste décrit, duplique, déplace. Les formes de la narration sont en crise ? Il faut transformer les métaphores, proposer d’autres allégories, les fragments d’autres récits, procéder par « figuration ». Informé par son contexte de production, le Manifeste est une entreprise de décryptage et une proposition de recodage. Il est forgé par les acquis des social studies of science et la conviction suivant laquelle il n’y a pas d’intérieur et d’extérieur du savoir15. La dichotomie science/culture ou nature/culture est une impasse : « Vous pelez l’oignon et vous ne trouvez rien à l’intérieur16. » C’est grâce à la critique radicale de l’institution scientifique et depuis la certitude de la contingence extrême de ce qui compte comme nature, qu’il est possible d’agir, de produire des scénarios alternatifs et réalistes. Autrement dit : il faut « intégrer le circuit », car nous y sommes, nous en sommes.
Le Manifeste, c’est une forme possible de contestation, mais aussi la carte d’un monde possible, ici et maintenant, avec les technosciences, sans l’illusion d’un retour à une pureté – la Nature – dont l’origine est défaite. L’« angoisse » et le « plaisir » sont chez D. Haraway autant du côté du travail scientifique, du diagnostic formulé sur les technosciences, que du travail politique. C’est parce que les technosciences sont pleines de ressources pour contester les inégalités et les formes arbitraires d’autorité que le travail politique et scientifique peut être « une carte à jouer17 ». Le manifeste propose une « mythologie » alternative des sciences en empathie profonde avec l’activité scientifique et technique et le plaisir qu’elle procure.
Mutabilité du capitalisme
Donna Haraway, la première, fait du programme génétique en cours le symptôme d’une époque en plein basculement. Dans des travaux ultérieurs, elle insistera sur l’importance décisive du déploiement du Human Genome Project18. Les corps et la nature, les savoirs et les outils, l’innovation et la propriété y sont redéfinis. Une nouvelle donne qui concerne également la définition de l’espèce ou la conception de l’évolution :
La biotechnologie au service des profits du grand capital est une force révolutionnaire qui fabrique les habitants de la planète Terre, des virus aux bactéries, dans une nouvelle Grande chaîne de la vie allant jusqu’à l’homo sapiens et au-delà19.
Donna Haraway décrit avec une clairvoyance remarquable la vitalité de ce nouveau capitalisme qui repose sur l’essor des biotechnologies et la génétique. Son apport empirique, théorique et politique, c’est d’annoncer ce moment technoscientifique des sociétés occidentales contemporaines, d’en manifester les formes pour permettre de l’analyser, d’y vivre et d’y agir.
Socialiste (et indissociablement postsocialiste), le Manifeste livre finalement un diagnostic sur le capitalisme fin de siècle. D. Haraway parle d’un stade nouveau du capitalisme, marqué par la place de l’économie du travail à domicile et l’apparition d’un nouveau prolétariat. Mutation des corps, essor des technologies, déplacement des frontières, vont de paire avec de nouvelles formes d’exploitation. Mais la spécificité de l’apport de D. Haraway est de pointer la dimension quasi organique de cette métamorphose dont elle spécifiera dans des publications ultérieures les traits négatifs : affirmation d’une culture entrepreneuriale transnationale baptisée New World Order Inc., commercialisation du vivant et de l’humain, expropriation du vivant, « commodification » des ressources20. Ces aspects de la transformation des relations entre science, argent et politique21 – et en particulier la question de la brevetabilité du vivant, des régimes de propriété ou de la disponibilité des molécules pour la production de médicaments – seront accentués dans les décennies suivantes, suscitant l’émergence de nombreux mouvements militants dans le domaine de l’informatique et du logiciel libre, de la santé ou de l’écologie. D. Haraway voit finalement dans ces années une sorte d’« apothéose » de l’humanisme technologique qui pose la question de la place anthropologique de l’humain dans ce New World Order Inc. où la nature devient une marque déposée et où l’homme prétend s’autogénérer.
Formes de vie et « natureculture » de la société contemporaine
Le déplacement opéré à propos de la nature relance la question du savoir et de la société.
Ainsi, la nature n’est pas un lieu matériel où l’on pourrait se rendre, ni un trésor à enfermer ou mettre au coffre, ni une essence qu’il faudrait sauver ou violer. La nature n’est pas cachée et n’a donc pas besoin d’être dévoilée. La nature n’est pas un texte qu’il faudrait décrypter selon les codes de la mathématique ou de la biomédecine. Elle n’est pas « l’autre » qui offrirait l’origine, le réapprovisionnement et le service. Ni mère, ni nourrice, ni esclave, la nature n’est pas matrice, ressource ou encore outil pour la reproduction de l’homme22.
En rappelant cette « nature » occidentale de la nature, en déplaçant la question de la pureté et en revendiquant l’hybride – comme déjà advenu et déjà toujours présent –, D. Haraway interroge la place du vivant dans la société des hommes. Elle interroge ainsi la substance du commerce et des relations au sein d’une société dont la « nature » se trouve aussi élargie. La figure du cyborg fait voler en éclat les étiquetages initiaux et éprouvés de l’humain, du naturel, du construit23. L’œuvre de Donna Haraway consiste à manifester la multiplicité et la prolifération de ces entités incertaines, ces êtres hybrides, tels que oncomouse – la souris de laboratoire –, souris génétique dont la modification est une marque déposée en même temps qu’un standard de production. Explorant les formes de vie, le vivant et ses extensions et refigurations multiples, D. Haraway propose un bestiaire du monde contemporain, une ménagerie monstrueuse où la seule certitude est le caractère incertain de l’ontologie des êtres et des choses. « L’extension du domaine de la lutte » doit donc faire avec cette humanité ouverte, humanité « au sens large24 ». Prendre la mesure de cette « étendue du vivant », c’est aussi rompre avec l’anthropocentrisme et envisager des modes d’existence qui posent d’emblée la question de la relation25. Une leçon de choses lue en ces termes par Judith Butler :
Pour que l’humain soit humain, il doit être en relation avec ce qui est non-humain, avec ce qui certes est hors de lui, mais dans son prolongement, en vertu de son implication dans la vie. Cette relation avec ce qu’il n’est pas constitue l’être humain en tant qu’être vivant, de sorte que l’humain excède sa frontière dans l’effort même qui vise à l’établir26.
Cette proposition prend acte du fait que « l’humain dans son animalité dépend de la technologie pour vivre27 ».
Si les créatures sont devenues « frontières » (boundary creature), tenter de les décrire ou de les qualifier, c’est indissociablement qualifier les liens sociaux et les connexions politiques qu’elles entretiennent. Cette question est d’abord traitée sous le mode simplifié de la « connexion » puis envisagée du point de vue de « l’articulation » avant d’être clairement pensée – comme dans toute bonne anthropologie – sous le registre de la parenté (kinship).
Responsabilité d’espèce
Au-delà du Manifeste Cyborg, la réflexion de Donna Haraway évolue vers la recherche de formes de parenté qui puissent nous rendre responsables de nos machines, du vivant, de nos « compagnons d’espèces28 ». Il s’agit de nous lier à ce/ceux à quoi/qui nous sommes liés en tant qu’espèce (qu’il s’agisse du chien domestique ou de la souris de laboratoire). D. Haraway dira vouloir provoquer des effets de « connexion, d’incarnation, de matérialisation et de responsabilité29 ». Loin des obligations du sang (famille, race) ou du gène, il s’agit d’inventer la possibilité d’un monde partagé qui repose sur le fait d’être « responsables les uns des autres30 » – dans une acception de ce qui compte comme les « uns et les autres » élargie.
C’est peut-être en cela que la postérité de cette nouvelle économie ou de cette nouvelle écologie cyborgienne est la plus intéressante. Le commerce entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’animal est au cœur du cœur à corps avec le cyborg – il nous ramène à notre condition d’espèce et à notre responsabilité d’espèce. La revendication d’un artifactualisme – les organismes ne sont pas nés, ils sont fabriqués dans les pratiques technoscientifiques ; il n’y a pas de dénaturation mais des formes de productions historiques et particulières de la nature – permet de considérer la nature comme le lieu où reconstruire une « culture publique » ou un « espace commun31 ».
La science-fiction apparaît ainsi comme l’un des moyens d’aborder la question des frontières entre « soi » et les « autres », des « autres » qui sont définis comme à la fois inattendus et inapproprié(e)s. La proposition de Donna Haraway – comme d’autres auteures et théoriciennes féministes et postcoloniales –, c’est de travailler la figure des autres inapproprié/e/s, une façon d’apprendre à réaliser une unité « poético-politique sans s’appuyer sur une logique d’appropriation32 » et d’aller vers « l’inappropriable33 ». La science-fiction du cyborg apparaissant finalement comme le moyen de conduire vers un « ailleurs », défini comme « spéculativement factuel », un « présent absent mais (peut-être) possible34 ».
Voici donc une façon parmi d’autres de présenter les espaces indissociablement réels et imaginaires qu’explore Donna Haraway. La révolution « harawayenne » consiste à proposer de nouvelles ontologies pour analyser et vivre dans cette société nouvelle, qui, on l’aura compris, ne saurait se résumer à la seule société des Hommes. Écrit sous le format hautement périssable d’un Manifeste, l’exercice porte en soi les limites de son temps et les promesses de sa forme. Le Manifeste n’est-il pas une tentative ultime pour une ultime forme de l’intervention ? Une tentative ultime pour une ultime forme de l’utopie ? Une tentative ultime pour une ultime forme de la subjectivité ? Une tentative ultime pour une ultime mise en connexion ? Une tentative ultime pour une ultime lecture humaniste de la société technoscientifique et la définition des mondes possibles et communs pour ceux qui y coexistent ?
- *.
Historienne et sociologue, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, elle a publié récemment Écrire, calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), Paris, la Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2008.
- 1.
Donna Haraway, “A Cyborg Manifesto: Science, Technology and Socialist-Feminism in the 1980’s”, Socialist Review, n° 80, 1985, p. 65-108. La traduction française la plus récente est celle de Marie-Hélène Dumas, Charlotte Gould et Nathalie Magnan, « Manifeste Cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du xxe siècle », dans Donna Haraway, Manifeste Cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils, 2007, p. 29-106. Les citations du Manifeste font référence à la pagination de cette publication.
- 2.
D. Haraway, “A Cyborg Manifesto…”, p. 31.
- 3.
Sur ces différents milieux on se reportera à l’article d’Antonio A. Casilli, « Le stéthoscope et la souris : savoirs médicaux et imaginaires numériques du corps », publié dans ce même dossier, p. 175-188
- 4.
Sur l’actualité de D. Haraway : Delphine Gardey, « Deux ou trois choses que je dirais d’elle », dans D. Haraway, Manifeste Cyborg et autres essais, op. cit., p. 9-16. Je reprends l’expression « ici et maintenant » à la proposition de Laurence Allard dans ce recueil : « À propos du Manifeste Cyborg, d’Ecce Homo et de la Promesse des monstres, ou comment Haraway n’a jamais été post-humaniste », op. cit., p. 19-26.
- 5.
D. Gardey, « Les sciences et la construction des identités sexuées. Une revue critique », Annales, histoire, sciences sociales, juin 2005, p. 649-673.
- 6.
Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (1990), Paris, La Découverte, 2005.
- 7.
En 1978 au Royaume-Uni et en 1982 en France.
- 8.
Je reprends la traduction que Cynthia Kraus donne de la notion d’agency (expliquée p. 21) dans J. Butler, Trouble dans le genre…, op. cit.
- 9.
Ibid.
- 10.
D. Haraway, Manifeste Cyborg…, op. cit., p. 48.
- 11.
Constance Penley et Andrew Ross, “Cyborgs at Large. Interview with Donna Haraway”, dans id. (eds), Technoculture, Minneapolis, University of Minnesota Press, coll. « Cultural Politics », 1991, p. 1-20.
- 12.
Paul Edwards, The Closed World, Computers and the Politics of Discourse in Cold War America, Cambridge (Mass.), Mit Press, 1996 ; “The Army and the Microworld, Signs and Cyberpunks in Cyberspace. The Politics of Subjectivity in the Computer Age”, dans Star Leigh (ed.), The Cultures of Computing, Oxford, Blackwell, 1996, p. 69-84.
- 13.
Lily Kay, « Et le génome devint un système d’information », dans Amy Dahan et Dominique Pestre, les Sciences pour la guerre. 1940-1960, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2004, p. 177-193. Lily Kay, Who Wrote the Book of Life? A History of the Genetic Code, Stanford, Californie, Stanford University Press, 2000.
- 14.
D. Haraway, “Cyborgs at Large…”, art. cité, p. 6.
- 15.
D. Pestre, Introduction aux Science Studies, Paris, La Découverte, 2006.
- 16.
D. Haraway, “Cyborgs at Large…”, art. cité, p. 2.
- 17.
Pour une analyse de ce positionnement au sein du champ des études féministes sur les sciences et les techniques : Judy Wajcman, Technofeminism, Cambridge (UK), Polity Press, 2004.
- 18.
D. Haraway, « La race : donneurs universels dans une culture empirique », dans Manifeste Cyborg et autres essais, op. cit., p. 245-307.
- 19.
Ibid., p. 265.
- 20.
Id., “Otherwordly Conversations; Terran Topics; Local Terms”, dans id., The Haraway Reader, New York, Routledge, (1992) 2004, p. 125-150 ; Modest Witness@ Second Millennium: Femaleman Meets Oncomouse: Feminism and Technoscience, New York, Routledge, 1996.
- 21.
D. Pestre, Science, argent et politique, Paris, Inra, 2005.
- 22.
D. Haraway, “The Promises of Monsters: A Regenerative Politics for Inappropriated Others”, dans id., The Haraway Reader, op. cit., p. 63-124 (traduction non publiée de Pierre-Armand Canal).
- 23.
Id., “The Actors Are Cyborg, Nature Is Coyote, and the Geography Is Elsewhere: Post Script to ‘Cyborgs at Large’”, dans C. Penley et A. Ross (eds), Technoculture, op. cit., p. 21-26.
- 24.
D. Haraway, “Cyborgs at Large…”, art. cité.
- 25.
D. Haraway emprunte à la sociologie de Bruno Latour, et en particulier à la proposition de symétrisation (humains/non-humains) et s’inspire de son œuvre qu’elle discute aussi âprement dans une perspective féministe et radicale.
- 26.
J. Butler, Défaire le genre, Paris, Éd. Amsterdam, p. 25.
- 27.
Ibid.
- 28.
D. Haraway, The Companion Species Manifesto: Dogs, People, and Significant Otherness, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2003.
- 29.
Id., “The Promises of Monsters…”, art. cité.
- 30.
Id., “Cyborgs at Large…”, art. cité.
- 31.
D. Haraway, “The Promises of Monsters…”, art. cité, p. 65.
- 32.
Id., Manifeste Cyborg, op. cit., p. 42.
- 33.
Id., “The Promises of Monsters…”, art. cité.
- 34.
Ibid.