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La curación del ciego 1567 | El Greco
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Dans le même numéro

Les espoirs du croyant

juin 2021

Dans notre numéro de mars 2021, « Science sans confiance », Camille Riquier proposait une lecture critique du dernier livre de Gérald Bronner, Apocalypse cognitive. Gérald Bronner accepte ici de lui répondre, en réaffirmant l’impossibilité d’accorder au croire et au connaître la même valeur descriptive.

Camille Riquier a publié un texte intitulé « La crédulité du savant » dans le numéro de mars 2021 de la revue Esprit – qui me donne ici la possibilité de lui répondre, qu’elle en soit remerciée – se saisissant de l’opportunité de la parution de mon dernier livre Apocalypse cognitive1, pour entamer un dialogue critique avec moi et, disons, la position rationaliste. Son texte est agréable à lire sur la forme et intéressant sur le fond d’autant qu’il reprend, sous des atours un peu plus savants, une critique auquel tout rationaliste a été confronté. La réelle intention de ce texte n’est pas tant de discuter d’Apocalypse cognitive que, selon les mots de l’auteur, de s’intéresser aux « prolongements métaphysiques » que je donnerais à mes travaux. Le projet me paraît intéressant mais il faut prendre garde qu’au prétexte de cette enquête, on ne fasse passer des obsessions personnelles comme des allants de soi.

Le texte de Camille Riquier est fondé sur deux arguments principaux. Le premier est un reproche : je ne tiendrais pas compte des rapports complexes qu’entretiennent la foi et la raison. Il serait faux de considérer que la première relève de la déraison, mais plus juste d’estimer qu’elle s’astreint à des modalités rationnelles qui ne seraient pas moins exigeantes que celles de la connaissance. Cette simplification de ma part révélerait en quelque sorte mes compulsions idéologiques. Le second est une spéculation psychologique sur mes contradictions internes qui me conduiraient à laisser échapper de ma plume, malgré moi mais en y consentant un peu, la dystopie hypermoderne qui me taraude. C’est là un moment de bravoure du texte mais j’ai préféré consacrer l’espace qui m’a été généreusement accordé par la revue à discuter du premier point, le second étant plus personnel.

Ma foi, il a raison

Quels sont les rapports qu’entretiennent les croyances et les connaissances ? Camille Riquier rappelle notamment que l’on ne peut faire comme si « l’une devait s’élever chaque fois que l’autre descend et réciproquement2 ». Je suis d’autant plus d’accord que j’ai développé moi-même ce point en 2003 dans un livre intitulé L’Empire des croyances. Ainsi écrivais-je : « Mon idée est de mettre en regard les rapports entre connaissance et croyance que l’on pourrait percevoir à tort comme un phénomène de vases communicants3 » J’y rappelais les principales raisons qui font que l’image des vases communicants n’est pas la bonne pour cerner les rapports qu’entretiennent le croire et le connaître.

La première est qu’à mesure que la science progresse, elle met à jour de nouvelles questions qui engendrent possiblement de nouvelles croyances. En effet, une croyance a besoin, pour être formulée et se diffuser, de relever du concevable. Or la science élargit le domaine du concevable. Par exemple, la découverte que la Terre n’est pas au centre de l’univers, pas plus que notre système solaire ou notre galaxie, qu’il existe d’autres planètes et que conjointement, il est possible de concevoir des engins volants, a rendu concevable l’existence d’extraterrestres capables de venir éventuellement jusqu’à nous. Cette croyance remarquable de notre contemporanéité est en quelque sorte rendue possible par le développement de la connaissance car auparavant, tout phénomène céleste atypique était plutôt interprété comme relevant d’interventions miraculeuses diverses.

La deuxième est que la science n’est pas en mesure de répondre aux questions métaphysiques. Les croyances en l’existence d’une âme ou en la réalité de Dieu ne sont pas des énoncés qui sont mis en danger par les progrès de la science. Au pire, la science peut considérer que leur recours est dispensable pour expliquer les phénomènes dont elle s’occupe, mais non conclure à leur irréalité. Celle-ci ne peut, le cas échéant, que réduire le prestige des preuves que l’on avance de leur existence. Elle ne peut encore pas se prononcer sur des questions relatives au sens de la vie. Les sciences de la nature, en particulier, sont généralement incapables de répondre à la question pourquoi, quand elles répondent si bien à la question comment.

La troisième est que la science inspire au sens commun des croyances inédites, en raison de la complexité de ses énoncés, souvent mal interprétés par le quidam. De ce fait, la vulgarisation de ces disciplines est largement métaphorique et a toutes les chances de constituer un terreau idéal pour la croyance. Par exemple, il n’est pas rare d’observer que, pensant défendre un point de vue darwinien, le sens commun confonde théorie de l’évolution et théorie finaliste. En matière de connaissance, le tout est moins que la somme des parties qui le composent. Ainsi, les connaissances individuelles ne s’additionnent pas pour former ce que l’on pourrait appeler une compétence collective et partagée. La connaissance des uns n’est pas la connaissance commune. Pour cette raison, nous devons nous en remettre à autrui et à sa compétence quant à une foule de phénomènes. Le domaine possible de notre compétence diminue proportionnellement avec la croissance de la connaissance et laisse mécaniquement libre cours à l’expression de croyances qui tirent leur source de l’autorité du médiateur. Le progrès des connaissances en ce sens augmente l’empire du croire par délégation. Le reproche que m’adresse sur ce point Camille Riquier ne me paraît donc pas fondé. Il est d’ailleurs assez curieux : si j’avais cru un instant à la métaphore des vases communicants pour décrire les rapports qu’entretiennent croyance et connaissance, je n’aurais pas lancé ma carrière scientifique sur les rails de cet objet il y a plus de vingt-cinq ans lorsque, justement, quelques collègues s’étonnaient de mon choix, arguant qu’il allait se dissoudre à l’horizon des progrès de la science.

Camille Riquier ajoute encore que les croyants raisonnent, et qu’ils raisonnent parfois à un haut niveau analytique en convoquant pour cela la figure intimidante d’un génie comme Pascal. Là encore, toute personne ayant lu mes travaux sera étonnée qu’on me fasse ce rappel puisque, dans l’ombre de Max Weber ou de Raymond Boudon, j’ai toujours insisté sur cette dimension essentielle de la rationalité des croyances, même lorsque j’ai voulu étudier le fanatisme le plus extrême4. C’est pour cette raison, ajoute Camille Riquier, que dans un même esprit, peuvent coexister ce que l’on nomme des énoncés scientifiques et ce qui est socialement qualifié de croyances, ainsi qu’on le constate avec certains des plus brillants penseurs. Que l’on songe seulement à Newton et à sa passion pour l’alchimie. Donc, propose Riquier, on pourrait instaurer une sorte de pax romana entre le croire et le connaître et demander aux rationalistes de laisser en paix ceux qui veulent croire sans être perturbés par les mauvais esprits qui exigent d’instaurer une zone de commensurabilité entre ces deux régimes cognitifs. Disons-le franchement, je trouve ce tour de passe-passe argumentatif un peu voyant. Ce n’est pas parce que les rapports entre ces deux régimes ne sont pas décrits convenablement par la métaphore des vases communicants que l’on peut s’autoriser à masquer les rapports exacts et parfois conflictuels qu’entretiennent croyance et connaissance.

Lorsque croyance et pensée méthodique entrent en concurrence

L’argument de l’incommensurabilité entre le croire et le connaître occulte les rapports de concurrence qui peuvent caractériser les propositions de la croyance et de la connaissance. Oui, le croyant a des raisons de croire, mais cela ne veut pas dire qu’il ait raison. Le membre d’une société traditionnelle qui croit qu’il peut faire venir la pluie en dansant est, d’une certaine façon, rationnel dans son contexte informationnel. Comme le faisait remarquer Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), il rencontre statistiquement un certain succès puisqu’il effectue cette danse durant la saison des pluies. Sa raison lui commande de croire car il a l’expérience du bien-fondé de cette croyance, et cette adhésion est d’autant plus forte qu’aucun autre système intellectuel ne lui offre une interprétation concurrente absorbant le même nombre de faits dans le contexte culturel qui est le sien. Pour la même raison, un esprit comme Newton peut, sans trop souffrir, fonder la mécanique classique, imaginer la loi de la gravitation universelle et croire en l’alchimie. La chose était possible dans l’état de la connaissance du xviie siècle, mais cet argument souffre d’une amnésie anachronique quand bien même puiserait-il sa source chez Bruno Latour.

Camille Riquier peut bien invoquer Copernic ou même Kepler, il aura du mal répondre à cette simple question : où sont donc aujourd’hui les astronomes qui sont aussi astrologues, et où les physiciens qui croient en la pierre philosophale ? Je ne dis pas qu’il ne s’en trouve pas, mais il faudrait être curieusement aveuglé pour ne pas voir qu’ils sont une infime minorité. Cette remarque est beaucoup moins triviale qu’il pourrait sembler. Car l’état actuel de la connaissance rend contradictoires certaines allégations de la croyance avec les connaissances scientifiques. Ainsi, pour revenir à l’alchimie, l’idée que la transformation intime de la matière pourrait être obtenue par la répétition inlassable des mêmes opérations est tout simplement fausse du point de vue de la physique contemporaine. En d’autres termes, par le progrès de la science, les régimes du croire et du connaître sont devenus concurrents et ne sont pas compatibles pour un esprit rigoureux. D’ailleurs une belle étude de comparaison internationale des sociologues Yves Gingras et Kristoff Talin5 montre que, quel que soit le pays, l’intensité de la croyance et de la pratique religieuse prédit une forme d’incompétence en matière de science. Pire : plus leur sentiment religieux est fort, moins les croyants ont une attitude positive à l’égard des sciences. Si l’on reprend l’exemple de la danse de la pluie, on peut dire qu’elle se fonde sur une croyance qui a ses raisons ; mais il n’en reste pas moins que l’argument sur lequel elle se fonde ne résisterait pas longtemps à celui d’une pensée méthodique qui ne verrait pas dans la corrélation entre la danse et la pluie une preuve de l’efficacité magique du rituel.

Par le progrès de la science, les régimes du croire et du connaître sont devenus concurrents.

Croyance et connaissance peuvent donc s’épanouir ensemble lorsqu’elles ne sont pas en concurrence ouverte, les situations ne manquent pas : rêveries métaphysiques, recherche de sens… Mais dès lors que la croyance a des prétentions descriptives et souhaite avancer la preuve de l’existence d’entités conjecturales, elle doit se soumettre à la rigueur de la pensée méthodique et ne s’en tire pas toujours bien. Que ce soit face aux statistiques comparées des miracles de Lourdes et des guérisons inexpliquées dans les hôpitaux, aussi bien que dans le domaine des croyances soucoupistes, ou encore dans celui, immense, des théories du complot, la croyance reflue presque toujours, montrant qu’il y a bien une hiérarchie des modes d’administration de la preuve et que tout ne se vaut pas. Elle préfère alors abandonner ses prétentions descriptives et se camoufler sous des ambitions interprétatives et symboliques.

Camille Riquier a raison de rappeler que la tradition interprétative est ancrée depuis longtemps dans l’histoire de la foi, notamment chrétienne, mais cet usage ne devait pas être si bien inscrit qu’on ne puisse déplorer des massacres et des exécutions auxquels a donné lieu l’histoire des religions en raison d’interprétation divergentes. Par ailleurs, le sociologue que je suis s’intéresse à la croyance telle qu’elle s’inscrit ordinairement dans l’espace social. La mémoire historique est encore vive des controverses qu’a créées, par exemple, la théorie de l’évolution, et des procès ridicules (pour ceux qui les ont intentés) que le xixe siècle et le xxe siècle ont connus. Plutôt que de rappeler ce que chacun sait, on peut renvoyer à la lecture de l’excellent Stephen Jay Gould. Je ne suis pas certain par ailleurs qu’il ne s’agissait que de « la foi grossière des fidèles » (et cette expression indique que Camille Riquier admet l’existence d’une hiérarchie entre les modes cognitifs) lorsque l’on constate le temps invraisemblable qu’il a fallu à l’Église pour reconnaître certaines de ses erreurs descriptives. Il suffit de se rappeler que ce n’est qu’en 1992, lors d’une séance de l’Académie pontificale des sciences, que l’Église a reconnu des erreurs dans l’affaire Galilée. Mais pour ne pas être soupçonné d’être sujet une fois de plus aux compulsions de mon idéologie rationaliste, je préfère céder la parole au cardinal Poupard, président de la commission d’étude : « Certains théologiens contemporains de Galilée n’ont pas su interpréter la signification profonde, non littérale, des Écritures, lorsqu’elles décrivent la structure physique de l’univers créé, ce qui les conduisit à transposer indûment une question d’observation factuelle dans le domaine de la foi6. » Pour résumer : l’Église se sentant menacée par la « révolution copernicienne » a voulu censurer par la menace les médiateurs d’un modèle cosmologique concurrent et, acculée par les conclusions de la pensée méthodique, invoque la signification profonde, c’est-à-dire non littérale, des textes. Comme cette stratégie cognitive – c’est-à-dire se mettre à l’abri de la critique méthodique par la convocation d’un espace intellectuel incommensurable – se retrouve presque toujours lorsque la croyance est démentie par les faits, on se demande ce qu’il y a de scandaleux ou même simplement de douteux à envisager que les grands monothéismes aient pu y avoir recours avec la complaisance des espoirs et des craintes du croyant. Pour résumer ma critique le plus clairement possible, je dirais que Camille Riquier constate que croyance et connaissance n’appartiennent pas toujours à un espace épistémique commun – ce qui est vrai – et se croit autoriser à conclure qu’elles s’apparieraient à des régimes de causalité incommensurables – ce qui me paraît faux.

Le dernier des Mohicans

Ce n’est donc pas, je crois, en cédant à je ne sais quel a priori métaphysique que je refuse à la croyance ce que j’accorde à la connaissance. Il s’agit seulement de la conclusion à laquelle je parviens en démêlant l’écheveau qui enserre croyance et connaissance. Chemin faisant, je ne suis parvenu à aucune conclusion concernant l’existence de Dieu, d’une âme ou même d’un sens de l’univers. Et inutile de me soupçonner d’être moi-même porteur de croyances : j’en ai fait la confession publique mille fois. En revanche, je n’accepte pas, on l’aura compris, les tentatives de créer, par un effet de symétrie, l’illusion que la rationalité se répartirait équitablement entre les sphères du croire et du savoir.

Je ne sais donc pas, si je suis comme l’affirme généreusement Camille Riquier « l’un des derniers représentants de notre modernité ». Mais puisqu’il s’attache à débusquer mes a priori, je veux lui simplifier la tâche. S’il y a bien un aspect métaphysique dans ma pensée, c’est mon allergie au déterminisme. Je ne parviens pas à concevoir le monde en dehors des notions de contingence et de probabilités. Ce qu’il prend pour une contradiction est donc pour moi assez naturel : oui, je suis en même temps pessimiste et optimiste. L’histoire n’est jamais écrite mais, comme le disait Leibniz, le présent est gros de l’avenir et je scrute avec inquiétude depuis quelques années ce que j’interprète comme les signes avant-coureurs d’une menace. Le diagnostic qui me conduit à ce pessimisme est aussi celui qui me permet d’espérer. Il y a dans notre espèce même la possibilité de mille histoires différentes et c’est bien dans ce cerveau que l’on trouve à la fois les boucles addictives qui peuvent nous enfermer, en même temps que les ressources qui rendent possible l’émancipation. La contradiction qui m’est reprochée n’est rien d’autre que la conscience de l’existence d’une arborescence des possibles et cela s’oppose à toute forme de finalisme – fût-il catastrophiste – auquel se soumettent souvent les esprits religieux. Ce n’est pas concevoir un humanisme sans humain que de rêver à une espèce qui, débarrassée notamment de ses tâches les plus algorithmiques, pourrait s’adonner à ce qu’elle fait mieux que quiconque : créer, imaginer, rêver, explorer l’incertitude. Cela n’a absolument rien d’un transhumanisme : il ne s’agit pas de transformer l’humain, mais de penser les conditions sociales, d’éducation, d’environnement informationnel qui lui offriront le maximum de chances de donner le meilleur de lui-même. Débarrassé des mécanismes en lui, il lui restera à contempler l’ineffable de sa pensée, à condition que sa disponibilité mentale ne soit pas entièrement absorbée par des activités triviales et dopaminergiques, sujet de mon dernier livre Apocalypse cognitive, qui a donc servi de prétexte à cet échange. Ce n’est qu’un récit, j’en conviens, mais en quoi devrait-il contrarier ceux qui aspirent à une forme de spiritualité ?

  • 1.Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, Paris, Presses universitaires de France, 2021.
  • 2.Camille Riquier, « La crédulité du savant », Esprit, mars 2021, p. 72.
  • 3.G. Bronner, L’Empire des croyances, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 165.
  • 4.G. Bronner, La Pensée extrême [2009], Paris, Presses universitaires de France, 2016.
  • 5.Yves Gingras et Kristoff Talin, « + de science = – de religion » [en ligne], note de recherche du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie, janvier 2020.
  • 6.Voir Dominique Lambert, Science et théologie. Les figures d’un dialogue, Namur, Presses universitaires de Namur, 1999, p. 65.

Gérald Bronner

Sociologue français, professeur de sociologie à l'université Paris-Diderot, membre de l'Académie nationale de médecine, de l'Académie des technologies et de l'Institut universitaire de France. Auteur de nombreux ouvrages sur la pathologie des croyances dont La Démocratie des crédules, (PUF, 2013).

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